Après avoir présenté les intervenants — Gérard Colonna d'Istria, Annie Tardits, Jacques Aubert, Mustapha Safouan, Elisabeth Leypold et Jacques Le Brun — et justifié le choix d’une table ronde, Pascal Bataillard, qui présidait la séance, rappela, en guise d’introduction, combien l’écriture et la genèse du texte définitif de Portrait de l'artiste en jeune homme avaient été laborieuses. A l’origine on trouve un texte au style éblouissant, quelques pages superbes, denses et serrées, une méditation qui semble contenir en germe tout ce programme d’exploration de l’écriture qui sera au cœur de toute l’œuvre mais que Joyce laisse en l’état, pour s’attacher à un gros manuscrit de plus de mille feuillets, qui ne sera pas publié de son vivant et qu’on connaît aujourd’hui sous le titre de Stephen le héros. Ouvrage prolifique, que Joyce, dans un moment de découragement, jeta au feu, et que Nora réussit à sauver, au moins en partie. Enfin, mais au prix d’une métamorphose radicale du style, de l’écriture, de la pensée, et en opérant un changement de position tout aussi radical, Joyce composa cet ouvrage de cinq chapitres et d’environ 300 pages, qu’on va examiner et dont le caractère novateur n’échappa pas aux critiques avisés et aux auteurs contemporains de Joyce.
Gérard Colonna d’Istria ouvrit le bal, en s’attachant au premier chapitre du Portrait. Mais, avant de se livrer à une lecture proche du texte, il étaya son commentaire d’un certain nombre de remarques [texte en page suivante], indispensables à ses yeux, pour saisir les enjeux du texte.
Enfin, il revenait à Mustapha Safouan, éminent analyste, spécialiste de Lacan, d’apporter une contribution plus large, en réfléchissant, au-delà du Portrait, au problème de l’écriture de Joyce. Méditation profonde et exemplaire, qui trouva en même temps le moyen de saisir et de prolonger les exposés précédents en montrant les véritables enjeux. Mustapha Safouan commença par rappeler que l’œuvre de Joyce se situe dans un cadre, le début du XX° siècle, qui a opéré un déplacement majeur dans la question « qu’est-ce que la littérature ? » Ce qui est mis au premier plan par les écrivains du XIX°, et qu’on trouve encore chez Flaubert, c’est la relation de l’écriture et de l’écrivain à la société. Désormais, ce qui vient au premier plan, chez Joyce ou Virginia Woolf, c’est la relation au langage. Il ne convient plus d’écrire, comme le souligne Woolf, un « roman sociologique » qui décrirait les rapports entre les gens et leurs activités communes, mais de « dévoiler la relation de l’esprit aux idées générales et soliloquer dans la solitude ». En outre, il faut marquer que ce déplacement de l’intérêt n’est pas cantonné dans la seule sphère de la littérature, il affecte tout le domaine de ce qu’il est convenu d’appeler “le culturel”. Mustapha Safouan donne l’exemple de la parenté telle que la conçoit l’anthropologie contemporaine : dans la sociologie du XIX° (chez Morgan, par exemple), on souligne que les êtres humains se soumettent à des lois sociales qui tissent entre les membres d’une société des liens de parenté.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Quelle que soit l’importance biologique qu’on prête au père et au sang de la mère dans la fabrication d’un être humain, la relation de parenté est l’objet d’un bouleversement radical : elle devient de part en part “culturelle”, mais en même temps de plus en plus ténue… Et cela à un moment où le prestige de la famille patriarcale et son corollaire, la domination masculine, vacillent. La signification de la paternité est devenue un acte de foi, grâce auquel je me situe dans une relation à un père, c'est-à-dire, ici, quelqu’un qui m’a reconnu comme son fils – et il est révélateur que Lacan n’ait trouvé, pour retenir quelque chose de l’efficacité de la paternité, que « le nom du père » !
On est bien alors dans une situation de crise, mais il ne faut pas entendre par-là une perte de toute signification. C’est bien plutôt le trop-plein des significations qui fait problème. Nous tissons certes des significations, nous passons d’une signification à une autre, mais c'est cette multiplicité même qui fait naître le doute. La question se pose de savoir si nous en sortons jamais… La primauté accordée au langage ébranle nos certitudes. Pouvons-nous avoir un contact direct avec les choses, avec l’objet ? Pouvons-nous entendre des voix qui viennent du réel ?
C’est ici, en ce point névralgique, qu’il faut se demander si cette rencontre avec le réel n’est pas à la racine de l’acte d’écrire de Joyce. Aussi bien quand il réfléchit sur l’esthétique qu’il trouve chez saint Thomas que dans son œuvre propre, tout se passe comme si son art d’écrire était un art de s’effacer comme écrivain pour laisser en quelque sorte parler les choses. Mustapha Safouan a cette belle formule : « On a là l’idéal d’une magie qui vise à transformer la chose dont on parle en chose qui parle. »
Qu’on songe simplement ici à la nouvelle Les Morts et à ce passage stupéfiant où l'on ne sait plus si nous lisons la description des choses telles que Gabriel les voit à travers les vitres de la fenêtre ou si ce sont les choses, la neige qui tombe inlassablement en recouvrant Dublin dans le silence de la nuit, qui nous confient ce message ultime, la fin de toutes choses.
On a donc là un idéal d’écriture qui consiste pour Joyce à s’effacer pour nous laisser écouter ces voix qui montent du réel. Avec la chute de la certitude qui résulte de cette primauté accordée au langage, on peut, conclut Mustapha Safouan, voir aussi, dans l’écriture de Joyce, face à cette crise du sens, un mécanisme de défense contre ce que Lacan nomme la menace de la forclusion.
La discussion qui suivit fut vive et permit à l’auditoire d’éclairer des points et de formuler des problèmes qui sont au cœur de la réflexion de Joyce sur la création artistique.
Dans le projet d’une esthétique que, dans le Portrait de l’Artiste, Joyce offre en partie comme « du Saint-Thomas appliqué », quelle place assigner à l’usage d’Aristote et, plus généralement, des philosophes ? Quel rapport peut-on établir entre philosophie et littérature ? Faut-il dire que Joyce donne congé aux systèmes philosophiques en privilégiant la particularité du roman dans sa capacité à saisir quelque chose d’universel ? Jacques Aubert fit valoir qu’il conviendrait, pour saisir les « faux pas » de Joyce avec Aristote et Saint-Thomas, de prendre en compte une aporie qui est au cœur de son œuvre : la confusion entre le plaisir esthétique, cette théorie du beau qui lui échappe quand il veut commenter saint Thomas, et la jouissance ? Une chose qu’il avait rencontrée dans son rapport avec ses maîtres jésuites et son rapport au savoir, une collusion entre savoir et jouissance dont il était embarrassé. L’idée matricielle de cette esthétique doit-elle être cherchée dans ce que Joyce nomme l’épiphanie ? Tant qu’on en reste au Portrait de l’artiste, l’idée d’une théorie esthétique autonome demeure prédominante. Mais, avec Ulysse, tout change : c’est dans l’œuvre même qu’on est incité à la chercher.