Dans un exposé dense et clair, Michel Brissaud s’est d'abord appliqué à rappeler les conditions historiques de la rencontre entre Larbaud et Joyce, à l’instigation de Sylvia Beach, la nuit de Noël 1920. Sylvia Beach savait combien, parmi les écrivains et critiques littéraires français, Larbaud se distinguait par une généreuse attention aux œuvres des autres et par une compétence incontestée dans le domaine de la littérature étrangère, surtout l’anglaise. Le choix n’était pas fortuit, et, de fait, Joyce et Larbaud sympathisèrent aussitôt. Larbaud s’enferma avec une partie du manuscrit d’Ulysse, et manifesta au bout de quelques jours de lecture son admiration en déclarant qu’il était « fou d’Ulysse ». Il proposa même d’en traduire quelques pages dans La Nouvelle Revue Française, puis il mit tout en œuvre pour faire connaître Joyce en France. Qu’il suffise ici de rappeler la légendaire présentation d’Ulysse du 7 décembre 1923, qui consacra Joyce. On peut dire, souligna Michel Brissaud, qu’avec Sylvia Beach et Adrienne Monnier, Larbaud constitua le trio qui fut à l’origine de sa réception et de sa réputation en France.
Mais là ne s’arrêtent pas le talent et le rôle de Larbaud. C’est du côté des préfaces et des articles que Larbaud a consacrés à Joyce – en particulier la préface à la première édition de Gens de Dublin (première grande présentation critique de l’œuvre en français) – qu’on mesure son impact. Jacques Aubert, qui a tenu à conserver cette préface pour la publication de sa traduction de Dublinois dans l’édition Folio,montre qu’après tant de commentaires et d’études sur Joyce publiés depuis, elle pourrait paraître, à tort, naïve ou simpliste. C’est là une apparence trompeuse : en présentant l’homme, Larbaud s’est montré « un grand découvreur ». Il a ouvert des perspectives sur l’œuvre, et il l’a fait « simplement mais avec une divination admirable », selon Michel Brissaud : en disséquant patiemment tous les arguments avancés par Larbaud et en reconstituant le mouvement et le parcours de cette œuvre ouverte où le lecteur est jeté dans le mouvement et invité à prendre sa part dans la création artistique, il en a apporté une preuve éclatante.
Il insista également sur le choix et le traitement de l’Odyssée par Joyce, auquel Larbaud attachait tant d’importance, et sur le rôle, essentiel mais non pas exclusif, du fameux « monologue intérieur ». Enfin, il s’est appliqué à montrer combien Larbaud avait été perspicace en faisant avancer progressivement son « lecteur lettré » dans un mouvement où toute une série de styles, d’analogies, de concordances et de correspondances concourent à « faire voir » au lecteur ce que, littéralement, il n’avait pas vu. Tout comme, la nuit – l’image est de Larbaud – quand on regarde assez longtemps le ciel, les étoiles paraissent augmenter. Il faut remercier Michel Brissaud de nous avoir éclairé ce chemin étoilé que le premier grand lecteur français de Joyce a si bien balisé.