LES JOURNÉES JAMES -JOYCE À SAINT-GÉRAND EN JUIN 2006, PAR GÉRARD COLONNA D'ISTRIA
Le programme prévu pour les journées consacrées à James Joyce ne pouvait raisonnablement être comparable aux festivités de l’année précédente, qui avaient revêtu, à tous égards, un caractère exceptionnel, tant par l’ampleur des spectacles et la qualité des conférences proposés au public que par la présence, pour l’inauguration de la Bibliothèque Anna-Livia-Plurabelle, du petit-fils de l’écrivain, Stephen Joyce, et de son épouse.
Le jour d’Ulysse 2006 a néanmoins tenu ses promesses et apporté la preuve, en s’ancrant dans la durée, qu’un petit village comme Saint-Gérand peut, avec la bonne volonté des uns et la générosité ou le bénévolat des autres, maintenir le souvenir du séjour de Joyce, et surtout, à son modeste niveau, s’appliquer à faire découvrir et connaître une œuvre dont personne ne conteste aujourd’hui qu’elle est un des monuments de la littérature du XX° siècle.
Sur le plan des spectacles et des festivités, les enfants de Saint-Gérand ont pu entretenir leurs connaissances de l’auteur et aborder son œuvre (Le chat et le Diable, Ulysse) en menant leur propre odyssée dans la ville. Ce parcours élaboré par Marc Eric Chambon, à l’initiative de l’Office de Tourisme Val d’Allier-Forterre, fut rondement mené par le diable en personne, tout droit sorti du livre. L’animation a aussi beaucoup intrigué passants et usagers de la RN7.
Clément Leca et Olivier Chatanay ont exposé avec bonheur leurs créations picturales et photographiques. Il faut également remercier Antoine Lafarge pour l’excellence de l’expression graphique et photographique de l’affiche qui a servi de support aux programmes.
Le petit déjeuner irlandais dégusté à la pâtisserie Aux Délices et le parcours émaillé de lectures ont eu leur succès habituel. Enfin, la soirée Irlandaise, alliant repas et musique traditionnelle irlandaise avec les Wild Geese, fut, elle aussi, particulièrement réussie, avec ce diable de chanteur et compositeur qu’est Liam Healey : émotion, clins d’œil amusants et enthousiasme furent activement partagés par le public.
Quant aux conférences, une première conférence-débat, le vendredi 16 juin, animée par Pascal Bataillard, maître de conférences à l’Université de Lyon, et co-traducteur de la nouvelle édition française d’Ulysse, s’attacha à mettre en évidence l’importance de Dublinois (ou Gens de Dublin), et en particulier de la nouvelle Les morts, dans l’évolution de l’œuvre et de l’écriture de Joyce.
Le samedis conformément à un souhait des organisateurs d’éclairer en amont le rôle du modèle homérique, et plus précisément de l’Odyssée, dans la littérature classique, Jacques Le Brun – directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études (section Sciences religieuses), membre de l’École Sigmund Freud, éditeur des œuvres de Fénelon (2 vol) dans la Pléiade - fit, dans une langue claire et accessible par tous, un exposé magistral du Télémaque, de Fénelon, offrant aux amateurs de Joyce le moyen de mesurer les écarts et l’originalité de l’usage que ce dernier fait de l’Odyssée et du mythe. Il faut remercier Jacques Le Brun d’avoir apporté une preuve supplémentaire, contre les sceptiques de tout bord, qu’un grand livre peut nourrir des approches multiples et enrichir le lecteur de bonne volonté.
Depuis quelques années déjà, l’effort des organisateurs s’est porté tout particulièrement sur la question : comment lire et faire lire Ulysse ?
Écartons d’abord un argument paresseux, mais qui a la vie dure. Une légende tenace veut que ce livre soit illisible, et qu’il tombe des mains du lecteur le mieux intentionné. Dès lors à quoi bon s’obstiner ?
L’argument est commode, mais il a ses limites. Si un grand livre est un livre qui révolutionne la littérature, qui propose une nouvelle écriture et une nouvelle manière de voir le monde – et c’est le cas d’Ulysse – il est inévitable qu’en un premier temps il nous déconcerte et qu’il bouleverse nos critères, nos règles, notre manière de lire et de voir, bref qu’il fasse de nous un autre lecteur. À nouvelle écriture, nouvelle et autre lecture.
Pourtant Jorge Luis Borges n’a pas tort de conseiller au lecteur, et à ses étudiants : « Si un livre vous ennuie, abandonnez-le ; ne le lisez pas […], c’est qu’il n’a pas été écrit pour vous. » [1] Et il va même jusqu’à considérer que ce pourrait être pour ce lecteur le Paradis perdu ou Don Quichotte, œuvres qui, pour lui, n’ont rien d’ennuyeux…
Il n’y a là nulle invitation à une démission. Rien n’empêche, bien au contraire, qu’un jour vous deveniez ce lecteur ouvert à l’œuvre et qui progresse dans sa lecture ! Borges souligne simplement ici que « la lecture doit être une des formes du bonheur ». Mais le bonheur de la lecture ne saurait être obligatoire. L’argument d’autorité, la réputation, l’ancienneté ou la modernité ne peuvent constituer des critères suffisants. Le bonheur est comme le plaisir, « ce n’est pas une obligation, c’est une quête ».
D’où ce conseil : « Lire beaucoup, ne pas se laisser effrayer par la réputation des auteurs, rechercher un bonheur personnel, un plaisir personnel. Il n’y a pas d’autre façon de lire. » [2] C’est une évidence, mais qui n’est pas si simple à saisir, ni surtout à pratiquer, tant les préjugés sont forts.
C’est à cela que se limite l’ambition des organisateurs.
1.– Cours de littérature anglaise (Le Seuil, 2006).
2.– Idem, Épilogue.