Introduction
Avant d'aborder la biographie de James Joyce, arrêtons-nous sur son nom, intéressant en soi : il viendrait du latin jocus, jeu, joie, et serait donc (selon Joyce) synonyme de Freude, joie en allemand, par allusion à Sigmund Freud…
On distingue, dans sa vie, trois grandes périodes, d’environ vingt ans chacune :
– L’Irlande (1882-1904)
– Trieste (et Zurich) (1904-1920)
– Paris (1920-1939)
1.– L’IRLANDE
a) La famille de Joyce
Famille d'anciens petits nobles catholiques irlandais (portraits des aïeux promenés selon les vicissitudes). Les parents ont eu 4 garçons et 6 filles (sans compter 3 fausses couches). Irlandais donc, mais atypiques : le père est anticlérical. Musicien, comme tout le reste de la famille, c’et un génie raté qui va sombrer dans l’alcool et la déchéance après la mort de Parnell, leader nationaliste au côté duquel il s’était engagé. Du coup, il perd son statut de fonctionnaire et la plus grande partie de ses revenus. La famille Joyce va dès lors sans cesse déménager, ne pouvant plus payer les traites et allant vers des logements de plus en plus petits et de plus en plus sordides.
Ces changements financiers auront des répercussions sur l’éducation du jeune Joyce.
b) L’éducation de Joyce
D’abord éduqué dans un excellent collège de Jésuites, il doit quitter celui-ci en cours d’année en raison des déboires financiers paternels et aller dans un établissement de moindre envergure.
Cette éducation chrétienne a une importance considérable sur la formation de sa culture générale, théologique et philosophique mais aussi sur sa façon d’être et de ressentir les choses : l’emprise de la Contre-Réforme et du catholicisme rigoriste de l’Irlande sur les esprits vise à contrebalancer celle du protestantisme ou de l’anglicanisme, vécus non seulement comme des fois déviantes mais aussi comme les expressions culturelles du colonialisme britannique. Ce catholicisme ancre profondément dans l’esprit de tous les jeunes Irlandais, et dans celui de Joyce, les notions de péché et de culpabilité, avec celle, qui leur est corollaire, de l’enfer.
Attiré par le péché (le sexe), Joyce adolescent et jeune homme s’éloigne de la foi et du folklorisme irlandais qui lui semble lié. Dès lors, il éprouve un mélange d’amour et de dépit pour l’Irlande, et Dublin en particulier : il se moque des tentatives régionalistes ; même s’il est favorable au développement culturel local et à l’affirmation d’un patrimoine irlandais, il refuse que ce soit au détriment de l’ouverture. Il entend être, comme le disait Ellmann, « un Irlandais d’esprit européen ».
Joyce sent que l’exil et la création (l’écriture) sont désormais liés et qu’il ne pourrait écrire valablement dans une atmosphère étouffante. Premier échappée, largement improvisé, à 20 ans : Paris en 1902.
Rencontre (sexuelle), le 16 juin 1904, avec Nora, qu'il épousera (à propos de Nora, cliquez sur le lien suivant : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nora_Barnacle) : Ulysse’s day ; équilibre entre Stephen Dedalus, l’insurgé, et Léopold Bloom, le mari complaisant…
Dès lors, tout dans la vie de Joyce va pouvoir alimenter la vie de son œuvre : « J’essaie de donner aux gens une sorte de plaisir intellectuel ou de joie spirituelle en convertissant le pain de la vie quotidienne en quelque chose qui a par lui-même une vie artistique permanente… pour leur élévation morale, mentale, spirituelle. » (Cité par Ellmann, p. 100)
2.– TRIESTE ET ZURICH
Joyce quitte l’Irlande avec Nora : il accepte une proposition de poste de professeur d’anglais à l’école Berlitz, qui l’emmène à Trieste où il demeure de 1905 à 1914. Trieste n’est pas, à l’époque, une ville anodine : italienne, colonisée par l’empire austro-hongrois, sur la côte dalmate, ce port est un lieu de mélange où sont parlées de très nombreuses langues, avec toutes sortes d’accents. Cette profusion linguistique plaît à Joyce, qui va y découvrir Ettore Schmitz, l'un des plus grands écrivains italiens, plus connu sous sous le nom d’Italo Svevo (1861-1928).
Pendant cette période, il ne retournera, avec Nora, que deux fois à Dublin, où il éprouve des désillusions sur les capacités d’ouverture culturelle de sa ville.
Dans le même temps, il se bat pour faire publier sa première œuvre majeure, Dubliners (Gens de Dublin), se retrouvant en butte aux tracasseries des éditeurs anglo-saxons, prompts à devancer la censure, et il compose son œuvre la plus connue, Ulysse (Ulysses, en anglais).
À Trieste, le couple s’agrandit d’un garçon (Giorgio) puis d’une fille (Lucia) et connaît des difficultés financières multiples et récurrentes (et ce jusqu’à la fin de la vie de Joyce), dues à la modestie des salaires de Joyce mais aussi et surtout à son impécuniosité: il ne sait pas gérer l’argent, le dépense royalement dès qu’il en a et sombre de plus en plus dans la boisson. Il fait venir son frère Stanislas, qui va habiter avec eux, travailler et subvenir très souvent aux besoins de la petite famille.
Joyce quitte Trieste en 1915 : citoyen britannique résidant au sein de l’empire austro-hongrois, dans une ville réclamée par les alliés de l’Angleterre et les ennemis de l’Autriche, il estime qu’il serait plus en sécurité à Zurich. C’est une zone neutre, au-dessus des conflits, comme son œuvre est au-dessus des mouvements littéraires de l’époque et son langage, au-dessus des langues. De plus, Zurich, havre de paix au centre de l’Europe, est un foyer d’intellectuels : on y retrouve aussi bien les dadaïstes (Jean Arp, Max Ernst, Tristan Tzara) que Jung ou Lénine. Mais Joyce se tient sur sa réserve, à part des autres grands noms de la culture européenne de cette époque.
À la fin de la guerre, en 1919, Joyce retourne à Trieste puis, à l’instigation d’Ezra Pound, il envisage de regagner l’Angleterre mais s’arrête à Paris pour une semaine et y reste en fait à peu près de vingt ans, à quelques mois de coupure près.
3.– PARIS
On peut distinguer schématiquement trois périodes dans cette dernière partie de la vie de Joyce :
– une période littéraire faste, allant de 1920 à 1929,
– une deuxième, douloureuse sur le plan familial et personnel, de 1929 à 1939,
– et l’année 1940, en pleine tourmente de la Seconde Guerre mondiale.
a) Une période faste
À Paris, Joyce rencontre des gens qui s’intéressent à son œuvre : aux Gens de Dublin, au Portrait de l’artiste en jeune homme, paru en 1917, aux extraits d’Ulysse, parus ici et là, en revue. Ces nouveaux amis ont pour nom :
– Sylvia Beach, qui tient la librairie anglaise de Paris Shakespeare and Co, où tous se retrouvent.
– Adrienne Monnier, sorte de prêtresse de la littérature française d’avant-garde, avec sa revue Le navire d’argent, qui va aussi le soutenir.
– Philippe Soupault, poète et journaliste, cofondateur du surréalisme.
– Paul Léon, Russe exilé, qui va l’aider jusqu’à son décès, en 1940.
– Un personnage déjà haut en couleur, grand buveur également, créateur et Irlandais lui aussi, va bientôt faire partie des intimes de Joyce, au point de lui servir parfois de secrétaire. Il s’agit d’un jeune lecteur d’anglais à l’ENS, du nom de… Samuel Beckett.
– Valery Larbaud, auteur, critique, traducteur, amoureux de la littérature, qui est fasciné par Ulysse.
Ce livre, énorme, révolutionnaire, paraît donc en 1922, à Paris, dans une édition de Shakespeare and Co, pour échapper à la censure anglaise (comme trente ans après le sera la Lolita de Nabokov, et pour les mêmes raisons). Le livre déclenche tout de suite une polémique internationale. Yeats, autre auteur irlandais, commence par dire, avant de se raviser que « c’est un livre de fou ». Joyce demande à Larbaud de le traduire le plus vite possible (Paris est alors la capitale des mouvements littéraires) mais celui-ci ne peut s’en charger seul et ils seront cinq à traduire Ulysse, sous le regard critique de Joyce lui-même (qui parlait et écrivait parfaitement le français, mais aussi l’italien, le danois, l’allemand, etc.). Ulysse paraît en français en 1929.
Joyce commence enfin à gagner un peu d’argent (surtout des dons que lui font des admirateurs), qu’il continue à dépenser de façon somptuaire, sans aucun souci du lendemain.
Dès la parution d’Ulysse, Joyce commence à écrire un livre au titre mystérieux, qu’il ne fera connaître qu’à sa parution et qu’en attendant il nomme Work in Progress. Des passages (encore plus déconcertants qu’Ulysse) sont livrés en revue (Anna-Livia Plurabelle, par exemple, en 1928). Il paraîtra en 1939 sous son titre définitif Finnegans’ Wake.
Un événement important est à noter sur le plan international : la création de l’état d’Irlande, en 1922. Joyce, qui soutenait le parti républicain séparatiste Sinn Féin, est tout d’abord satisfait, mais il estime vite que cette nouvelle Irlande est gouvernée par des gens étroits d’esprit, conservateurs sur un plan moral et censeurs, avec lesquels lui et ses œuvres n’auraient rien à faire (cf. ce mot d’un prêtre important politiquement : « L’Irlande sobre est une Irlande libre. »). Nora va d’ailleurs faire un séjour avec ses enfants dans sa famille tandis que Joyce reste à Paris. Elle va se retrouver littéralement prise entre deux feux, lors d’un affrontement armé entre l’armée régulière d’Irlande du Sud et les rebelles de l’IRA. Joyce, fou de peur, lui demande de revenir au plus vite. Il estime que, là-bas, on voudrait le tuer ou le faire taire, pour sa prétendue immoralité. Il ne retournera donc jamais en Irlande mais en considérant, jusqu’à sa mort, que l’Irlande est toujours avec lui (à quelqu'un qui lui demandait quand il rentrerait en Irlande, il répondit : « Je ne l’ai jamais quittée. »).
b) Une décennie douloureuse
Tout d’abord, ses enfants lui causent des soucis : Giorgio, qui tente de devenir chanteur d’opéra, s’éloigne de lui, partant vivre pour un temps aux États-Unis après son mariage et la naissance de son fils, Stephen, éloignement que Joyce le patriarche ne supporte pas. La famille revient en France, mais Hélène, l'épouse de Giorgio, est hystérique.
Mais c’est surtout Lucia qui le préoccupe. Promenée de logement en maison, d’école en école et même de langue en langue depuis son enfance, la jeune fille, fantasque, qui fait preuve de talents artistiques certains mais qui se cherche, adopte peu à peu un comportement bizarre. En fait, elle devient folle, ce que son père n’a jamais voulu accepter. Intéressé par certaines des idées de Freud (les jeux de mots), il récuse globalement la psychanalyse. Il ne la fait soigner que très tard (notamment par Jung pendant un certain temps) et, comme pour les écoles, dans de nombreuses structures très différentes. Cela va assombrir ses dernières années et lui coûter des sommes très importantes.
Joyce lui-même a de nombreux problèmes oculaires graves, et il doit se faire opérer à de nombreuses reprises, à Paris et à Zurich. Il risque la cécité et, par dérision, se compare à Homère, l’auteur aveugle de l'Odyssée, dont le héros est Ulysse ! Cette décennie est aussi celle de la mort de son père, auquel James est resté attaché, seul de ses frères et sœurs.
Malgré tout, Joyce travaille sans relâche à Finnegans’ Wake, qui paraît simultanément à Londres et à New York le 4 mai 1939, alors que les rumeurs de guerre affolent Joyce, qui craint que son œuvre passe inaperçue.
c) Les derniers mois
La guerre éclate effectivement. Stephen, le petit-fils de Joyce, est scolarisé dans l’école internationale tenue par Maria Jolas, amie, avec son marie, des Joyce. La mère d’un des élèves lui fait la proposition de se replier, avec son école, dans son château, situé au centre de la France, à Saint-Gérand-le-Puy. L’école y est transférée en octobre 1939 et les Joyce s’installent dans le village le 24 décembre 1939. Durant ces quelques mois passés dans l’Allier, la santé de Joyce se détériore et son moral aussi. Beckett lui rend visite, tandis que lui-même rend visite à Larbaud dans sa propriété de Valbois, commune de Cesset (à quelques kilomètres de Saint-Gérand), cloué dans son fauteuil après une attaque cérébrale qui l'a laissé hémiplégique.
Les Joyce essaient de partir pour la Suisse, mais de nombreux obstacles les en empêchent : Giorgio, en âge de combattre, peut être arrêté à tout moment ; les autorités suisses ont cru que Joyce était juif et qu’il tentait de rejoindre la Suisse en fraude : il faudra l’intervention d’intellectuels suisses (et le paiement d’une forte somme…) pour que les autorités suisses acceptent de le laisser entrer. Il faut en outre que les autorités françaises le laissent partir. Or il a un passeport anglais et il n’y a plus de relations entre le régime de Vichy et l’Angleterre. Joyce fait intervenir Giraudoux, ancien ministre, alors à Cusset. Après de multiples tracasseries, les Joyce quittent Saint-Gérand le 14 décembre 1940, soit près d’un an après leur installation dans l'Allier. Ils arrivent à Zurich le 17.
Mais, le 11 janvier, Joyce est opéré d’un ulcère au duodénum perforé et meurt le 13 janvier 1941, à 58 ans.