Introduction
Pour répondre à la question de l'illisibilité de Joyce, on procèdera en suivant une démarche sans doute élémentaire (mais il se pourrait que l’élémentaire soit ici le fondamental) mais qui nous apparaît comme un départ obligé : réfléchir brièvement sur le rapport de l’œuvre avec la vie de son auteur en général, faire voir les risques d’une méthode réductive, et montrer pourquoi c’est néanmoins, dans le cas de Joyce, chose utile et nécessaire.
Il y a quelque chose de paradoxal dans la réception de l’œuvre de Joyce, et c’est peut-être par là qu’il faut commencer. D’un côté, voilà une œuvre, Ulysse, qui s’est imposée comme un monument de la littérature européenne, qui a affirmé avec force sa présence, qui a changé les règles de la littérature, comme le fait toujours une œuvre géniale ; et, de l’autre coté, dans le public, voici une méconnaissance, et même une réputation d’illisibilité – et Joyce lui-même a contribué à encourager cette réputation qui sent le souffre – « Il y a peu d’œuvres qui aient aussi bien réussi à décourager le lecteur », écrit l'un de ses meilleurs spécialistes –, assurant qu’il avait donné du grain à moudre à ses critiques pour un siècle ou deux…
Cependant, dire ce qui vient d’être dit ne conduit pas à souscrire à un argument paresseux, mais qui a la vie dure. Une légende tenace voudrait que ce livre soit illisible, qu’il tombe des mains du lecteur le mieux intentionné. Dès lors, en effet, à quoi bon s’obstiner ?
L’argument est commode, mais il a ses limites. Si un grand livre est un livre qui révolutionne la littérature, qui propose une nouvelle écriture, et une nouvelle manière de voir le monde, il est inévitable qu’en un premier temps il nous déconcerte et qu’il bouleverse nos critères et nos règles habituelles de lecture – bref ! qu’il fasse de nous un autre lecteur.
À nouvelle écriture, autre lecture. Voilà une hypothèse de lecteur que nous pouvons accepter, que nous devons accepter, et grâce à laquelle nous pourrions gagner un autre bonheur de lire, devenir un lecteur ouvert à l’œuvre.
Tournons nous maintenant du coté des rapports de la vie et de l’œuvre.
VIE ET ŒUVRE – JOYCE ET SES PERSONNAGES
1.– Personne peut-être – à l’exception de Proust – n’a, autant que Joyce, centré (et concentré) son œuvre autour de lui-même et des circonstances de sa vie. Il y a donc transposition et rapports vivants de la vie à l’œuvre. Mais il n’est certainement pas facile de repérer quels rapports vivants exactement il met en place – et, s’il est vrai qu’il transpose, qu’est-ce qu’il choisit de transposer ?
Surtout, il ne faut pas oublier que la question ne porte pas sur un homme ordinaire, mais sur l’artiste (Portrait de l’artiste en jeune – titre à méditer) : il y a l’expérience vécue par l’artiste, qui suit un mode successif (le mode successif de la vie, ce sont les événements biographiques auxquels le créateur, comme tout homme, est soumis). Puis, chez le créateur, le rapport s’inverse : il interroge ce temps successif, ce temps des événements qui se succèdent dans sa vie. Et, dès lors, ce n’est plus le même temps : le rapport s’inverse, parce que la vie dépend désormais de l’exercice de l’art. Autrement dit, et c’est vrai pour Joyce, l’artiste donne une forme significative à sa vie. C’est son interprétation de sa vie qui constitue l’œuvre d’art.
Si l'on veut examiner les rapports de la vie et de l’œuvre, il ne faut donc pas en rester au premier moment. Il faut dire que, chez l’artiste, la vie suit un mouvement d’aller et retour : il y a d’abord les événements vécus qui se succèdent, sur le mode de la succession, qui est le temps de la vie (par exemple, Stephen est d’abord un enfant d’une certaine famille, puis un adolescent, puis un jeune homme ; des circonstances, un état personnel, ses actes, constituent des épisodes vécus qui le déterminent). Puis le rapport s’inverse : l’artiste créateur donne une forme significative à cette vie. Dès lors, on n’est plus dans le temps successif de la vie : la vie est interprétée, elle devient une sorte d’histoire qui a ses lois propres, et les épisodes vécus vont être modulés en thèmes littéraires qui feront la tonalité et l’originalité de son œuvre.
2.– On pourrait même ajouter que, dans le cas de Joyce, le créateur est formé à un personnage qui est façonné par une série de rencontres avec le monde extérieur, mais tout autant par une vocation – et, en un sens, l’artiste peut apparaître comme le produit « de cette race, de ce pays, de cette vie » (c’est ce que Stephen répète dans le Portrait). Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas la vie, le pays ou la race qui « produisent » l’artiste : c’est l’artiste qui prend conscience de ces déterminations comme autant de contraintes contre lesquelles il décide de lutter ; « Non serviam » (Je ne servirai pas) et lutter contre, par la ruse, l’exil et le silence.
3.– Un des meilleurs commentateurs de l’œuvre de Joyce, Hélène Cixous, conclut de là que l’originalité de Joyce n’est pas à chercher dans le fait que l’œuvre est nourrie de son auteur (thèse banale, lieu commun jamais interrogé) mais plutôt dans le fait que « son auteur fabrique sa vie » ; sa réalité est alors l’image de ce qui sera écrit à son image.
Stanislas, le frère dévoué à James, dit de son frère qu’il avait décidé de faire de sa vie une « expérience », qu’il avait voulu être « l’artificier » de « son propre style de vie » : sa vie était déjà elle-même une œuvre.
LE PORTRAIT - CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
1.– Le thème du roman, c’est le développement d’un esprit. À ce titre, le texte de Joyce participe de ce qu’il est convenu d’appeler en allemand le Bildungsroman : c’est le récit d’une éducation ou d’un apprentissage – et, quand ce genre de roman se cantonne dans le milieu professionnel, il devient un Kunstlerroman, un roman de l’artiste. On en a des exemples célèbres : Wilhelm Meister, de Goethe, ou La Vie de Henry Brulard, de Stendhal.
On pourrait dire très grossièrement que l’idée directrice c’est de procéder, par le truchement d’une fiction autobiographique, à une sorte d’enregistrement de la réalité, de montage, au sens cinématographique du terme, de moments privilégiés qui fonctionnent comme des révélateurs du réel. (le Portrait a été écrit de 1907 à 1914 et publié dans la revue The Egoist en 1914-15.)
Joyce avait écrit une première mouture, Stephen le héros – ici la forme choisie était un dialogue copieux qui suivait le fil de évènements – et, dans le Portrait, il écarte complètement la technique simplement narrative et linéaire qu’il avait utilisée pour Stephen le héros. (Je n’ai pas le temps de développer ici les raisons profondes de ce changement, qui tient à la conception de ce que Joyce nomme les « épiphanies » – j’y reviendrai si je peux plus loin.) On a, dans le Portrait, comme une suite d’instants magiques où l’artiste se met à l’écoute de la Vie. Ne rien perdre et le transcrire dans le langage.
2.– J’invitais tout à l’heure à tenir compte du titre, en soulignant que c’est la genèse de l’activité créatrice, et non pas de n’importe qui. Il faut maintenant être attentif au fait qu’il s’agit de l’artiste « jeune », et cette jeunesse peut expliquer un enthousiasme qu’il faudrait tempérer. Dans ce cas, il importe de souligner que Joyce se tient à distance de son image, et qu’il peut inviter le lecteur à ironiser sur le projet (ou les projets) que Stephen se donne.
LE CONTENU DU PORTRAIT
La première partie met déjà en place une coupure et une séparation.
1.– Chapitres 1 et 2.– On assiste à une crise profonde dans la jeunesse de Stephen, crise qui tourne autour, premièrement, du doute religieux et, deuxièmement, de l’éveil à la sexualité (Joyce perd sa virginité à 16 ans avec une prostituée et fréquente le quartier de manière sporadique).
2.– Chapitres 3 et 4.– Dans cette partie centrale, on entre dans le cycle du péché et du remords, jusqu’à engendrer chez Stephen une apocalypse personnelle.
Remarquons que, dans les chapitres 1 à 4, la quête et la rébellion de Stephen sont séparées et qu'après elles se confondent. Mais (Cixous, p. 345) il faut souligner que, pendant les trois premiers chapitres, Stephen reste l’objet du monde qui l’entoure et le façonne : il se laisse faire, avec des rébellions sporadiques ; mais, pour l’essentiel, son sentiment dominant, c’est qu’il n’est pas là où il devrait être, et qu’il n’est pas non plus celui qu’il devrait être. Cela dure jusqu’au moment où Stephen décide de ne plus obéir ni servir — Non serviam — et rejette le jugement d’autrui, qui pesait sur lui jusque-là : il s’assume comme artiste et ne répond plus aux accusations d’hérétique que l’on porte sur lui.
Ici le poète Stephen fait face à l’avenir et au monde et se déclare pour l’exil : il est décidé à accomplir la mission qu’il s’est lui-même donnée.
3.– Enfin le chapitre 5 (deux fois plus long que n’importe lequel des autres).– Il s'agit à présent de « forger la conscience incréée de sa race » (telle est l’avant-dernière phrase du Portrait)
C’est dans ce chapitre que Stephen expose ses théories esthétiques et ses projets ; il est alors étudiant au University College, et c’est là qu’il prend sa décision de l’exil volontaire.
Joyce a composé sa propre figure à partir de 1904. Dans cette composition, Joyce se voit non pas comme quelqu'un qui aurait suivi une évolution naturelle mais au contraire comme quelqu’un qui a été la proie d’une expérience destructrice. C’est par réaction à cette expérience que son individualité créatrice a jailli.
D'entre toutes ces scènes qui symbolisent et ponctuent cette expérience négative, on retiendra trois points culminants qui représentent chacun une crise profonde dans la jeunesse de Stephen :
a) Les chapitres 1 et 2 retracent la naissance du doute religieux et, simultanément, celle des pulsions sexuelles qui conduisent Stephen à perdre sa virginité avec une prostituée. Cette proximité entre la puberté et la vocation d’artiste crée une situation de tension : les désirs sexuels (ce que Joyce nomme « les impulsions de ma nature ») viennent heurter son idéal de pureté, son moralisme, car il est vrai de dire que, chez Stephen, à ce stade de l’adolescence, il y a à la fois un besoin de liberté (qui est en opposition avec les institutions et les contraintes sociales et qui constitue à ses yeux sa « nature » d’artiste) et un idéal de pureté hérité de l’enseignement de l’Église – et cela conduit à une très grande difficulté à trouver un équilibre (un très bon exemple en est donné au début du chapitre 4, qui rassemble tout – IV, folio, 232- 233, P, I, 681).
L’adolescence révèle à Stephen qu’il est un artiste et un débauché (c’est le moment où il commence à fréquenter les maisons closes – et, si les impulsions de sa nature font autant partie de sa nature que les aspirations de son esprit, il faut les réconcilier ; mais on se heurte alors à un autre problème : est-il possible que l’art serve de substitut à la religion et que l’artiste devienne, à un niveau plus élevé, « un prêtre de l’art » ?
Toute une série d’apories naissent de là. La vocation de l’artiste a un caractère sacerdotal, et le quotidien est sublimé comme une matière pour l’art.
b) Le chapitre 3 se compose d’un interminable sermon sur l’enfer, prononcé dans toutes les règles de l’art des jésuites par un prédicateur chevronné et éloquent que Stephen et ses camarades doivent subir pendant une retraite.
Ce sermon, que l'on pourrait comparer à la légende du Grand Inquisiteur, suit scrupuleusement les leçons et les méthodes des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola : l’éloquent jésuite du Portrait prend pour sujet le péché de Lucifer, son orgueil intellectuel, son refus et sa chute dramatique.
Stephen est bouleversé. Le remords l’assaille, et son imagination est déchirée par les tourments des damnés.
Il y a là une question qui demeure un problème pour l’œuvre entière de Joyce : a-t-il continué, après avoir quitté l’Église, à croire en l’enfer ? Question difficile ! Peut-être peut-on hasarder quelques éléments de réponse, sans prétendre donner une réponse définitive. Notons simplement ceci :
— Il a pu continuer à y croire mais comme un apostat qui bâtit sa propre vision de l’enfer – c’est ce qu’il fait par exemple dans Ulysse (épisode Hadès).
— Cela pourrait se dire d’une autre manière : Joyce vit dans un monde où la souffrance existe toujours, mais sans espoir de salut religieux.
— Le problème du mal continue à se poser. Mais il ne faut pas oublier que Joyce fera sien le refus de Lucifer, l’ange déchu : la dernière réponse de Stephen, c’est « non serviam » c'est-à-dire, exactement, la parole de Lucifer !
c) Le chapitre 4
Mais nous n’en sommes pas là ! Stephen va être tenté, au contraire, de rentrer dans l’ordre des jésuites, comme son directeur lui en fait l’offre. Mais il est fasciné et terrifié par le formidable pouvoir que l’ordination procure.
II découvre alors sa vocation pour un autre apostolat et une nouvelle vocation : se consacrer à l’art.
L’Église lui aurait apporté l’ordre, mais aussi la négation de la vie et des sens. Ainsi, alors qu’il fait une promenade le long de la grève, il ressent soudain une explosion de joie profane à la vue de la beauté d’une jeune fille aux cuisses nues qui marche dans l’eau ; il découvre, du même coup, sa vraie vocation.
On laissera de côté ici le chapitre 5 où Stephen médite sur son art, tente d‘approcher une définition de son esthétique (qu’il place sous l’invocation de Saint-Thomas d’Aquin) et il conclut finalement en décidant de partir.
Tournons-nous maintenant vers notre texte d’ouverture.
L’ouverture
PORTRAIT DE L’ARTISTE, CHAPITRE 1 - DÉBUT
Dès la première page du Portrait, le lecteur voit défiler les impulsions primaires de la vie, défilé ininterrompu des toutes premières sensations que la vie met en jeu après la naissance : les goûts, les odeurs, les bruits, les perceptions oculaires (cf. Levin, 93)…
Ce premier chapitre (Cixous, 347 et sq.) est construit en imitant la construction du monde par un petit enfant : il est fait de scènes juxtaposées, à l’état brut, et la force de ces scènes, c’est qu’elles ont la capacité d’imprimer leurs formes dans l’esprit de l’enfant, à une époque où ce dernier ne peut leur donner le sens qu’elles ont pour les adultes.
1.– Tout commence comme un conte de fée, (tradition irlandaise – cf. note Aubert).
On commence par nous conter quelque chose. Notons bien que ça n’est pas exactement une histoire : c’est l’histoire d’une histoire, celle d’un enfant qui deviendra un artiste. Pour que cet enfant devienne un artiste, il faut que son histoire soit enchâssée dans un récit ; il faut une genèse qui s’énonce sur un mode général : « Il était une fois, et c’était une très bonne fois, une meuh meuh, une moocow » [trois o !], qui descendait le long d’une route et qui rencontre « un mignon petit garçon tuckoo » (traduit ici par « bébé couche ») ; ils se rencontrent et tout passe par des signes linguistiques.
La version initiale de ces événements de l’histoire (Cixous) a quelque chose d’animal, et pas seulement du fait de la moocow, car on apprendra plus loin que cet enfant se nomme Dedalus et qu'il a quelque chose d’un oiseau : c'est l'héritier symbolique de Dédale, l’ingénieur génial qui a conçu le labyrinthe où est enfermé le Minotaure de la légende grecque et qui réussit à fuir en se faisant homme-oiseau, avec son fils Icare – lequel y laisse des plumes… Mais Stephen ne se nomme pas Icare, il se nomme Dedalus et il revendique (cf. IV folio, 252-53) « le symbole de l’artiste forgeant à nouveau, dans son atelier, avec l’inerte matière terrestre, un être nouveau, impalpable, impérissable, en plein essor ».
Et, pendant que nous y sommes, notons aussi qu’on va trouver bientôt d’autres oiseaux, des aigles qui menacent d’énucléer Stephen. On va y revenir.
2.– Il semble qu’on peut distinguer deux scènes, deux scènes auxquelles s’ajoutent les observations que fait l’enfant sur les personnes qui l’entourent ; c’est comme si l'on assistait à la construction d’un monde par un petit enfant :
a) Dans les premières scènes, le père, la mère, l’oncle Charles et Dante entourent Stephen. Ces scènes sont juxtaposées, à l’état brut : elles s’imposent à l’enfant, elles s’impriment en lui (parce qu’il est à un âge où il ne peut pas encore leur donner le sens qu’elles ont pour les adultes). Mais on peut noter que l’enfant est tout particulièrement sensible au langage, au fait que le langage traduit les événements : les mots et les sons qu’il perçoit lui paraissent des intermédiaires privilégiés, et cela plus qu'avec les autres perceptions par les sens (beaucoup de choses passent par l’oreille) ; il y a des mots, certes, mais des mots qui sont plutôt perçus par lui comme des sons.
Quant aux adultes, ce sont, par ordre d’entrée en scène :
– Le père, qui regarde Stephen en lui racontant cette histoire. Quelqu’un qui se tient à une certaine distance, c’est l’image classique du père — et l’histoire est vraie : le père de Joyce en fournit le témoignage à son fils dans une lettre (cf. note d’Aubert) —, le père détenteur de la loi.
– La mère, d’abord du côté du corps. C’est la mère qui soigne et qui dresse. Ici, Joyce est très précis : on commence par mouiller le lit, puis se succèdent les sensations (froid, pose d’une alèse par la mère, odeur bizarre) ; mais la mère sent meilleur que le père. L’odorat apparaît ainsi comme un sens primitif. La mère ne raconte pas d’histoire mais elle joue du piano. Là quelque chose d’essentiel se manifeste, la musique. On entre dans un territoire musical : la mère joue du piano pour qu’il danse ; la mère le fait danser.
– Et, enfin, un couple curieux : l'oncle Charles et Dante. Dante est gentille : elle récompense Stephen d’un cachou quand il apporte un papier de soie ; elle a deux brosses et, avec ces deux brosses, c’est l’Irlande politique qui fait irruption (Parnell, Michael Davitt).
Jusque-là la scène est agréable. Mais elle prend fin brutalement, sur une épiphanie violente : « Quand il serait grand, il se marierait avec Eileen… » Et il se cache sous la table ; c’est alors que la mère dit : « Oh ! Stephen, va demander pardon » et Dante ajoute : « Oh ! Sans cela, les aigles viendront et lui crèveront les yeux. »
Qu’est-ce qui le menace, pour qu’il aille se fourrer sous la table ? L’accusateur impose le choix : ou la soumission ou la punition par aveuglement, énucléation.
b) Mais, chose remarquable, l’enfant va se tirer de ce mauvais pas : il refuse de répondre aux adultes, il se tourne vers lui-même, et il décape la violence des mots, la neutralise. Il découvre, caché, en exil sous la table, l’usage poétique et musical de la langue : jouer avec les mots et avec les sons, en les arrangeant dans un jeu verbal et musical. Il se libère par une ré-appropriation esthétique, en faisant jouer les mots et les sons d’une autre manière (cf. Cixous, 349) ; il découvre le langage de l’art, qui est en même temps une relation à soi-même. Ainsi, le jeu des mots, le jeu avec les mots (ce nouvel arrangement des mots qui, comme dit Cixous, lui fait découvrir le pouvoir de la phonétique), désamorce leur cruauté et leur violence. Il réorganise les mots dans la beauté et fait son salut.
Ici, Stephen prend dans une chanson de quoi en faire sa chanson (« Oh, la Hose vêhte ») ; il est comme le coucou : il fait son nid dans les mots de l’Autre, dans le langage commun — mais il le déforme et le détourne à des fins propres, esthétiques.
c) À la fin du Portrait, ayant pris la décision d’être du côté de la création, Stephen se donne, comme devise, l’exil, le silence et la ruse. Mais, si l'on examine un peu plus attentivement cette scène inaugurale, on voit que Stephen a déjà recours, plus ou moins consciemment, à cette triple exigence :
— sous la table, il s’exile et prend volontairement une distance qui le préserve. Il découvre dans le langage le pouvoir des sons, il devient ce « voleur de sons » qui donne un sens esthétique aux mots et neutralise leur poids d’agressivité.
— à l’injonction de sa mère, qu’il vit peut-être comme une trahison, il répond par le silence.
— contre la peur de la mutilation contenue dans la menace des aigles, il désamorce la charge par la ruse, à l’aide d’un jeu verbal.
Cixous a raison : « La devise de l’artiste est déjà esquissée, sous une forme élémentaire : silence, fuite, et jeu verbal. » (349)
Richesse de cette entrée en matière : elle contient, à l’état virtuel, des germes de thèmes essentiels qui sont au cœur de l’œuvre.
Reste un dernier point, sur lequel je voudrais m’attarder un instant :
L’aigle qui crève les yeux se retrouve souvent chez Joyce. Disons simplement ici qu’il peut symboliser la peur de l’aveuglement : se soumettre, pour Stephen, ce serait accepter l’aveuglement du vulgaire, auquel il ne saurait se résoudre ; s’aveugler ici, ce serait s’aveugler spirituellement, se voir imposer la force des convictions, se soumettre aux préjugés du vulgaire, remettre en cause son exigence de vérité.
Un peu plus loin, l’aigle est remplacé par un oiseau plus vulgaire, dont le nom est porté par un camarade de classe : Héron — et, cette fois, par dérision, Stephen n’est pas menacé par des becs d’aigle, mais par un… trognon de chou.
Ainsi existe-t-il d’autres formes d’aveuglement, beaucoup plus dangereuses. Le passage de la maison au collège conduit Stephen à la découverte de l’injustice et de la cruauté. Ce qu’il découvre d’abord, c’est l’art de faire souffrir et un monde d’inquisition que les prêtres dans les collèges ont mis à leur service. Les analyses subtiles de Joyce montrent et révèlent la vraie nature de ces inquisiteurs. Au fond, ils n’attendent pas, de ceux qu’ils soumettent à la « question », qu’ils donnent de vraies réponses et qu’ils s’amendent. Au fond d’eux-mêmes, ils ne croient qu’en une chose : la violence et la force — c’est la violence qui réglera les questions !
Un bon exemple de cette violence qui aveugle est fourni par un incident qui prend une valeur de modèle : au collège, Stephen casse malencontreusement sa paire de lunettes. Du fait de sa faible vue, il ne peut ni faire ni re copier ses devoirs, si bien que le surveillant (le père Arnal) l’autorise à ne pas faire les exercices. Mais c’est ne pas compter avec le préfet des études, le père Dolan. La suite se passe de commentaires. La voici :
Portrait de l’inquisiteur :
« Au travail, vous tous, vociférait le préfet des études. Nous n’avons pas besoin de fainéants ici, de petits tricheurs paresseux ! Au travail, je vous dis ! Le père Dolan passera vous voir tous les jours. Le père Dolan repassera dès demain !
Il poussa la férule dans les côtes d’un des élèves, disant :
« Toi, réponds : quand est-ce que le père Dolan repassera ici ?
— Demain, Monsieur, répondit la voix de Tom Furlong.
— Demain, et demain, et demain, dit le préfet. Mettez-vous bien cela dans la tête. Tous les jours, le père Dolan. Écrivez. Toi, mon garçon, qui es-tu ? »
Le cœur de Stephen fit un sursaut.
« Pourquoi n’écris-tu pas comme les autres ?
— Dedalus, monsieur.
— Je… mes…
— Pourquoi n’écrit-il pas, père Arnal ?
— Il a cassé ses lunettes, dit le père Arnal, et je lai dispensé de travailler.
— Cassé ! Qu’est-ce que j’entends ? quoi ? Ton nom ? dit le préfet des études.
— Dedalus, monsieur.
— Approche ici, Dedalus. Vilain petit combinard ! Je vois sur ta figure que tu es un combinard. Où as-tu cassé tes lunettes ? »
Stephen s’avança en titubant jusqu’au milieu de la classe, aveuglé par la peur et la hâte.
« Où as-tu cassé tes lunettes ? répéta le préfet des études.
— Sur la cendrée, monsieur.
— Hoho ! la cendrée ! s’écria le préfet. Je connais le truc ! »
Stephen leva les yeux avec étonnement et vit pendant un instant le visage du père Dolan, son visage grisâtre, vieillot, sa tête chauve, grise, encadrée de duvet, le bord métallique de ses lunettes et ses yeux sans couleur regardant à travers les verres. Pourquoi disait-il qu’il connaissait le truc ?
« Vilain petit fainéant ! cria le préfet. Cassé mes lunettes ? Vieux truc d’écolier ! Allons ! ta main, et tout de suite ! » (Folio, pp. 98-99)
CONCLUSION
Voilà un texte riche, et qui offre au lecteur bien des occasions de s’interroger.
Enfin pour achever ce long périple, retournons à notre question initiale sur les rapports de l’œuvre et de la vie, et terminons par la lecture de cet extrait du Portrait, considéré à juste tire comme un des sommets de l’écriture :
« Il se détourna d’elle brusquement et s’en fut à travers la grève.
Ses joues brûlaient ; son corps était un brasier, un tremblement agitait ses membres. Il s’en fut à grands pas, toujours plus loin, par delà les sables, chantant un hymne sauvage à la mer, criant pour saluer l’avènement de la vie qui avait crié vers lui.
L’image de la jeune fille était entrée dans son âme à jamais, et nulle parole n’avait rompu le silence sacré de son extase. Ses yeux à elle l’avaient appelé, et son âme avait bondi à l’appel. Vivre, s’égarer, tomber, triompher, recréer la vie avec la vie ! Un ange sauvage lui était apparu, l’ange de jeunesse et de beauté mortelle, ambassadeur des cours splendides de la vie, ouvrant devant lui, en un instant d’extase, les barrières de toutes les voies d ‘égarement et de gloire. En avant ! En avant ! En avant ! » (Folio, pp. 256-57)
Gérard Colonna d'Istria
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
JOYCE James : Œuvres, 2 vol., Bibliothèque de la Pléiade, introduction et direction de l’ouvrage par Jacques Aubert – Un outil indispensable pour une lecture approfondie.
ELLMANN Richard : James Joyce, 2 vol., collection Tel, Gallimard – C’est « la » biographie sur Joyce, un monument qui semble indépassable.
AUBERT Jacques : Introduction à l’esthétique de James Joyce, Didier, 1973
AUBERT Jacques et SENN Fritz : James Joyce, Cahiers de l’Herne, Paris, 1985
CIXOUS Hélène : L’exil de James Joyce, Grasset, Paris, 1968 – Une thèse monumentale, une mine pour comprendre la genèse de l’artiste, indispensable.
ECO Umberto : L’œuvre ouverte, Seuil - En particulier le chapitre sur Les poétiques de Joyce.
LEVIN Harry : James Joyce.
RABATÉ Jean-Michel : James Joyce, Collection Portraits littéraires, Hachette supérieur – Beaucoup plus qu’une introduction : un ouvrage essentiel, une lecture stimulante.