Qu'est-ce que le monologue intérieur ? Avant de tenter de répondre à cette questions, commençons par lire, à titre d'exemple, un extrait d'Ulysse, chapitre IV, Calypso :
« Sur le pas de la porte, il tâta sa poche de derrière à la recherche de la clé. Pas là. Dans le pantalon que j’avais hier. Dois la récupérer. La pomme de terre je l’ai. L’armoire grince. Inutile de la déranger. Elle avait encore sommeil quand elle s’est retournée tout à l’heure. En sortant, il tira derrière lui la porte d’entrée très lentement, un peu plus jusqu‘à ce que le rabat du jet d’eau vienne doucement recouvrir le seuil, flasque couvercle. A l’air fermé. De toute façon, ça ira jusqu’à ce que je revienne. »
1.– Simple expression du « je » ? Le stream (stream of consciousness), le courant de conscience, ne doit pas être considéré simplement comme l’expression du « je » — c’était la thèse de certains critiques, qui affirmaient que tout écrivain qui exprime à la première personne les pensées d’un personnage- utilise le courant de conscience (et que Joyce n’aurait rien d’original en y ayant recours. Mais on peut objecter au contraire que le stream est utilisé par le romancier quand il veut mettre en évidence et exprimer ce que le personnage ne peut confier à autrui. (cf. Stream of consciousness in the Modern Novel, de Humphrey, l'un des meilleurs commentateurs de la question, cité par Z, 124).
Il paraît donc préférable de dire que le monologue intérieur s’inscrit dans un ensemble de procédés et de techniques romanesques spécifiques et propres au roman — c’est une modalité du roman — et l'on peut ajouter : le monologue intérieur a ses conventions, ses formes, son écriture, qui peuvent varier suivant les écrivains. Et même — comme c’est le cas chez Joyce — varier selon les personnages et l’usage qu’ils en font — voilà pour le premier point.
2.– Une dialectique de l’intériorité et de l’extériorité.– Le monologue intérieur, comme type de narration, est une modalité fondamentale du récit ; mais il faut bien voir qu’il ne concerne pas (ou très peu) l’inconscient du personnage. L’écrivain qui a recours au stream ne vise pas à explorer la conscience ou l’inconscient du personnage. Il s’agit avant tout de faire parler et d’exprimer à exprimer des réactions spontanées de la conscience à une situation donnée. Avec le monologue intérieur, l’écrivain vise à exprimer une conscience mise brusquement au contact avec des objets (extériorité), puis se repliant sur soi (intériorité), et le monologue intérieur tentera de montrer cette dialectique de l’intériorité et de l’extériorité. Et il faut ajouter que le propos de Joyce, c’est de parvenir à exprimer cette chose essentielle : le devenir, l’immédiat, la chose (ou la conscience) « en train de se faire ».
3.– Le monologue intérieur est déclenché par la rencontre de la conscience avec la réalité, une rencontre qui saisit un élément de la réalité sur le mode de l’étonnement : l’expérience que la conscience vit est vraiment une expérience au sens fort du terme : elle expérimente, elle découvre.
Au travers de cette expérience, la conscience du personnage vit d’abord un contact brusque, brutal presque, avec son objet ; puis elle passe de l’extériorité à l’intériorité : d’abord le contact, puis une mise à distance — la conscience s’écarte et opère un repli sur soi. Cette expérience fait d’abord la découverte de choses fortuites, immédiates, inattendues. Insistons sur ce point essentiel : l’immédiateté, le caractère actuel de l’expérience : par le monologue intérieur, l’écrivain se donne d’abord comme tâche d’exprimer l’immédiat et le devenir, la chose « en train de se faire ». Il faut que le monologue intérieur montre cette conscience à l’œuvre, passant de l’extériorité à l’intériorité.
4.– Le monologue intérieur comme anti-discours.– Dans le monologue intérieur, cette conscience n’est pas une prise de conscience. Le personnage qui monologue ne « comprend » pas ses pensées (aux deux sens de comprendre : assimiler par réflexion /comporter, intégrer). Le personnage existe sur le mode de l’étonnement, de l’inattendu, et c’est cet étonnement qu’il communique au lecteur (Z123-24). Humphrey résume très bien l’essentiel : l’écrivain qui emploie le monologue intérieur n’explore pas une conscience ou ses manifestations inconscientes, il la fait parler — ce qui peut encore se dire ainsi : le stream ne parle pas, il exprime et manifeste des réactions à une situation donnée ; en ce sens, il est un « anti-discours » (Z,125) – le courant de conscience, le stream est avant tout infra-linguistique, il exprime l’action spontanée de la conscience en face d’une situation qui est pour lui une source d’étonnement.
C’est aussi pourquoi le fait d’être écrit au présent et à la première personne et la description des états de conscience ne suffisent pas à constituer un courant de conscience, un stream. Ce qui caractérise le stream, c’est une pensée qui s’exprime « sur le vif », sur un mode immédiat, dès qu’elle est ébauchée. Le monologue intérieur, ça n’est pas un discours qu’un personnage s’adresse à lu i-même. Dans ces conditions, il faudrait dire que le monologue intérieur, c’est l’effort et le moyen de faire parler ces mouvements et ces processus psychiques.
5.– Pour Joyce, quelles que soient les méthodes utilisées, l’écrivain qui a recours au monologue intérieur :
a) devra traduire la discontinuité des faits psychologiques et la séparation de la cs de soi et de la cs du monde. Et aussi leurs interférences.
b) Il devra également traduire l’activité immédiate de la conscience, de la vie mentale — et il le fera souvent sur un mode imagé.
c) Il faudra aussi que le romancier fasse en sorte que le monologue intérieur soit un mode de relation entre le héros et le monde. Et également entre le héros et le lecteur. C’est un problème considérable. (cf. Humphrey) : car il faut que l’écrivain du stream arrive à saisir la nature irrationnelle et incohérente des consciences particulières, en-deçà du langage, et, en même temps, qu’il communique tout de même avec le lecteur ( cité par Z, 126).
6.– ll y a une certaine irrationalité dans la conscience qui monologue. Mais cette irrationalité a deux limites : a) le monde extérieur, réfracté par la conscience qui monologue – et b) le niveau d’intelligence et d’intellectualité des communicants.
7.– Enfin, le courant de conscience décompose des éléments ; du même coup, il y a forcément des ruptures – le stream est quelque chose comme la vie de la conscience, une vie en partie incohérente et multiple et qui, en même temps, saisit quelque chose d’elle-même.
On comprend aussi la nécessité de ce recours au monologue intérieur : l’écrivain qui choisit ce mode subjectif de récit doit traduire à la fois la discontinuité des faits psychologiques, la séparation de la conscience de soi et de la conscience du monde, et leurs interférences.
Il doit prendre en compte l’activité de la conscience dans son immédiateté et le rôle que jouent les images dans cette vie mentale.
8.– Ce qui est vraiment propre au monologue intérieur, c’est qu’il exprime, d’un côté, l’hétérogénéité entre les aspects infinis du monde et les mouvements et, de l'autre, les réactions multiples d’un drame de l’immédiateté qui caractérise le mieux le monologue intérieur (Z, 129).
9.– On parle de monologue, de vie intérieure. Mais il faut bien comprendre ce que signifient ici de telles expressions. Il faut d’abord concevoir que cette vie est complexe, d’une complexité, d’une profondeur et d’une immensité qui sont pour le romancier la réalité et la vérité mêmes de l’homme, et qu’il n’y a pas de salut ailleurs ! Et il faut ajouter : cette complexité de la vie n’est révélée au lecteur que par des contacts avec un monde qui est extérieur, étranger à la conscience, et qui dans la confrontation se révèle comme une adversité. Ains, c’est en assumant une série de malentendus entre son existence subjective et le monde que le personnage apprend (et nous apprend en même temps) que seul le champ de la conscience humaine est vrai et authentique (Z 130)
10.– Mais il faut encore prendre en compte, si on veut y voir un peu clair, une autre dimension, temporelle celle-là. Le personnage de Bloom vit une existence sur un mode fragmenté. Il est au contact d’une réalité, certes. Mais cette réalité est morcelée (et, même, elle est morcelante). Pour le narrateur et pour Bloom il n’y a de réel que ce qu’on touche, hic et nunc, ici et maintenant. Et même, plus précisément, le réel, c’est ce qui vient, dans l’instant, assaillir la conscience. De cette manière, le romancier du roman intérieur nous montre des faits de conscience qui se révèlent au contact de faits sociaux. Mais ces faits sociaux sont eux aussi parcellaires. Et, chez les protagonistes, il n’y a pas d’ordre fixé dans le déroulement des passions, des sentiments, des idées… On ne trouve pas chez les protagonistes d’Ulysse une tendance qui les « typerait » et constituerait leur principe moteur, leur motivation fondamentale, comme c’est le cas par exemple dans les romans de Balzac ou de Stendhal, où les héros sont animés d’emblée par une tendance « typée » (par exemple l’ambition de Julien Sorel). Il y a bien, chez Bloom, une aspiration, un besoin profond d’amour et de communication. Mais c’est à la fin du livre qu’on le découvre, et cette aspiration ne constitue en rien un moteur pour agir…
Ainsi, le lecteur est invité à suivre des personnages qui sont plongés, immergés, dans la vie, sans autre guide apparent que leurs perceptions immédiates et le retentissement de ces perceptions dans leurs consciences. Et c’est seulement après les avoir suivis un certain temps que nous voyons ces expériences immédiates, contingentes et hasardeuses, dessiner une « intrigue ».
11.– Joyce laisse son personnage affronter l’immédiat et le contingent, il ne nous donne que très peu d’informations sur sa situation sociale et sa situation passionnelle. Mais, à travers l’accumulation de ses réactions psychologiques face aux objets du monde, le héros peut découvrir, en étant renvoyé à lui-même par les choses, combien il y a d’écart entre les aspects contingents du monde et la continuité, l’ampleur des résonances que le choc avec la réalité suscite. Plus il est renvoyé à lui-même par les choses, plus il prend conscience de cet écart irréductible.
12.– Mais c’est là peut-être qu’il y a une planche de salut. Car, à travers la multiplicité de ses expériences, la multitude des aspects et des niveaux, la mobilité et la diversité des résonances que le choc avec le réel suscite, le héros peut avoir le soupçon ou découvrir l’idée qu’il y a en lui une totalité possible de son Moi. Le stream fait apparaître ou pressentir le mental sous tant d’aspects divers et de mobilité que le personnage — mais aussi le lecteur — peut concevoir la vie mentale comme un tout qui n’est peut-être pas illimité.
13.– Mais cette totalité pressentie ressemble à la toile de Pénélope. Ce Moi qui aurait une unité, qui renverrait à une identité de la personne, pour qu’on puisse le pressentir ou l’éprouver, il a fallu passer par des objets contingents, par un « dehors », une extériorité qui, elle, n’a pas d’unité ni de forme. C’est l’objet du monologue intérieur : montrer qu’il peut y avoir une richesse intérieure, la richesse d’une vie qui « doit » avoir un sens et une forme, à la différence d’un monde du « dehors », qui n’en n’a point.
Humphrey, pour caractériser le monologue intérieur, parle d’une « suspended coherence », une cohérence en suspens. Le monologue intérieur implique qu’il y a une cohérence du mental qui préfigure ou qui fait pressentir une identité possible de la personne, du Moi — mais c’est plutôt une identité perdue que Bloom et le narrateur veulent retrouver.
Il y a donc un ordre possible : l’ordre d’un cosmos intérieur (qui signifie, étymologiquement, ordre) ; la conscience humaine peut être une et indivisible. Mais, pour cela, il faut tramer une toile qui se fait et se défait. Le héros du monologue intérieur vit dans cette contradiction : il doit se fier au contingent s’il veut saisir la possibilité d’une identité de sa personne. Il aura fallu que l’existence fragmente et morcelle le cours de sa conscience pour que la totalité du Moi lui apparaisse comme la seule vérité humaine. Ici, Joyce retrouve une vérité profonde : l’homme aspire d’autant plus à l’unité et à la profondeur qu’il se sent aliéné, nivelé, fragmenté par la vie moderne.
14.– On voit aussi, du même coup, que l’objection qu’on pensait pouvoir adresser à Joyce tombe : beaucoup de lecteurs, et même d’excellents lecteurs, ont repéré et admiré ce travail de décomposition de la conscience ; ils ont souscrit à l’idée qu’il fallait prendre en compte « le spasmodique, l’obscur, le manqué » (Virginia Woolf) et que ce pouvait être le moyen de reconnaître que la personne qui se regarde vivre découvre, une fois débarrassée des conventions sociales, qu’elle est sans cesse en train de se faire ou de se défaire. Mais ces lecteurs critiquent Joyce d’avoir dissous la personne et désorienté l’existence humaine. Ils acceptent et tiennent pour vraies la dispersion et l’imprévisibilité, mais ils n’admettent pas ce qu’ils croient être la thèse de Joyce, selon qui on ne peut trouver une unité ou une cohérence de l’homme. Mais c’est là une lecture partielle et partiale de Joyce : la « déconstruction » à laquelle il se livre s’accompagne d’une reconstruction. Mais cette reconquête d’une identité reste ouverte, inachevée. Un work in progress.
Terminons en essayant de saisir quelques enjeux majeurs dans l’usage que Joyce fait du monologue intérieur, une technique novatrice dont il faut en imputer l’origine à Édouard Dujardin et à son ouvrage Les lauriers sont coupés. Il reste « évident » que l’usage qu’en fait Joyce est d’une tout autre nature.
Cet usage est une découverte et il faut l’inscrire, indiscutablement, dans un ensemble de procédés et de techniques romanesques novatrices qui font l’origjnalité du style de Joyce. Mais on ne peut se contenter de ces considérations formelles. On peut et l'on doit, par exemple, souligner que le monologue intérieur est solidaire et complémentaire d’une fonction propre au narrateur (nous reviendrons sur ce point plus longuement). Mais ces techniques sont mises au service d’une vision du monde. Il faut donc aussi se demander, dans cette perspective, à quoi sert le monologue intérieur chez Joyce ? Quelle est sa finalité ?
Joyce a voulu une œuvre totale, un cosmos (un ordre) dont le point de référence n’est pas à chercher dans la tour d’ivoire ou la subjectivité d’un poète, mais dans la communauté humaine, dans l’histoire, dans la culture.
Joyce lui-même l’a dit clairement à propos d’Ulysse, dans une lettre à son amie et mécène, Harriet Shaw Weaver : « Merci également pour le prompt renvoi de l’épisode de Pénélope (dont le nom, par une autre étrange coincidence, est le vôtre). Il n’est pas arrivé trop tard. La description que vous en donnez coincide pleinement avec ma pensée – en ajoutant l’épithète « post-humain ». Je réprouve l’interprétation habituelle de Pénélope, apparition humaine — cet aspect étant mieux représenté par Calypso, Nausicaa et Circé, sans parler des personnages pseudo-homériques. Par la conception et la technique, j’ai essayé de peindre la terre pré-humaine et peut-être post-humaine. » (À Harriet Shaw Weawer, 8 février 1922, Joyce, Lettres, tome 1, pp. 211-12)
Et, dans une autre lettre, à Carlo Linati cette fois, il écrit, en parlant d’Ulysse : « C’est l’épopée de deux races (Israélites, Irlandais), en même temps que le cycle du corps humain, et la petite histoire d’un jour (vie). C’est aussi une sorte d’encyclopédie. Mon intention est de transposer le mythe sub specie temporis nostris. Chaque heure, chaque organe, chaque art intimement lié et en étroite corrélation avec le schéma structural du tout ne doit pas seulement conditionner mais aussi créer sa propre technique. »
Une simple remarque, pour l’instant, sur ce texte qui exigerait une analyse approfondie : Ulysse est également une somme littéraire – Joyce voulait s’en prendre à la culture tout entière, en opérant à la fois une assimilation, une destruction critique et, sur cette tabula rasa, une reconstruction.
C’est en gardant constamment ce projet global à l’esprit qu’il faut peser les enjeux du stream et du monologue intérieur.
Retournons à notre sujet.
A.– Joyce laisse son personnage affronter l’immédiat et le contingent, il ne nous donne que très peu d’informations sur sa situation sociale et sa situation passionnelle. Mais, à travers l’accumulation de ses réactions psychologiques face aux objets du monde, le héros peut découvrir, en étant renvoyé à lui-même par les choses, combien il y a d’écart entre les aspects contingents du monde et la continuité, l’ampleur des résonances que le choc avec la réalité suscite. Plus il est renvoyé à lui-même par les choses, plus il prend conscience de cet écart irréductible.
B.– Le monologue intérieur se situe dans une conscience qui demeure en-deçà des codes et des conventions à l’aide desquelles on analysait l’individualité. Avec le monologue intérieur, il se tient à l’écart des codes, des valeurs, des critères traditionnels, qu’il s’agisse des codes psychologiques, des codes moraux ou des codes sociaux. Pour Joyce, ce sont des conventions, un monde et un système de pensée, un monde de vie bourgeoise et religieuse qui s’est surimposé à l’existence concrète des hommes en Irlande. Bloom veut retrouver cette existence concrète. Aidé du narrateur, il cherche et il retrouve un temps vrai qui puisse satisfaire sa soif d’authenticité. Il le fait dans le monologue intérieur en dissolvant, en décomposant ce temps social. De ce point de vue, le monologue intérieur a bien un effet destructeur : il se veut destructeur d’une certaine conception du monde et de la personne, il opère une critique radicale de ce qui lui apparaît comme des écrans : ce monde des conventions sociales, culturelles et morales qui engendrait déjà, dans Dublinois, la paralysie. Un monde dépourvu de vérité et de réalité. Avec le monologue intérieur, il cherche un temps vrai, qui dissout le temps social et ses conventions. Il s’attache à exprimer l’immédiat, le devenir, le « en train de se faire »…
C.– Stuart Gilbert avait observé que « tous les faits, de n’importe quelle espèce (mentaux ou matériels, sublimes ou sordides), se valent pour Joyce ». Pour Bloom comme pour Joyce, tous les aspects de la vie se valent, en un sens, ont une égale valeur, parce que ces aspects, ces détails demeurent sains et saufs, derrière les écrans des conventions sociales, culturelles et morales — et ils constituent, malgré ces écrans des conventions sociales, la seule universalité humaine possible.
Cette universalité existe aussi bien dans l’espace de Dublin qu’au cours du temps dans une durée qui, depuis Homère et l’Odyssée, a formé peu à peu les hommes.
Mais cette universalité ne peut être appréhendée que dans des moments où l’individu se sent et s’éprouve comme total, dans une unité du corps et de l’esprit — dans une totalité où les fonctions organiques et les associations d’idées peuvent se lier et s’harmoniser. On a alors comme des « instants privilégiés », à la condition d’appréhender « tout » ce qui est humain, et de l’appréhender dans l’immédiateté, hic et nunc, ici et maintenant.
Alors, tout ce que les conventions jugent « sordide » — un tout où l’homme se sent « total », de corps et d’esprit, où fonctions organiques et associations d’idées s’harmonisent —, ce sordide est réel et il a droit de cité. Bloom, cet « homme moyen sensuel » peut déguster ses rognons frits et libérer ses entrailles au fond du jardin…
Disons cela autrement. Ces moments ne sont pas tous sordides : le réel cesse d’être sordide au sein d’un univers débarrassé de toute primauté qu’on voudrait établie une fois pour toutes (cf. Umberto Eco, 258 et Z 143). Ce qui apparaît insignifiant au premier abord peut devenir épique : Joyce rend le trivial et l’insignifiant susceptibles de cohérence.
Dans une société qui n’est plus qu’un ensemble de conventions destinées à maintenir un ordre, où tout apparaît comme un artifice, il reste à l’individu le sentiment d’exister, et ce sentiment est réel et authentique.
Par ailleurs, à partir de ce constat d’une absence de valeurs authentiques, le héros de Joyce transforme en conscience un univers d’aspects et d’artifices. C’est peut-être là qu’il faut chercher le sens le plus profond du monologue intérieur : il décompose, parcelle après parcelle, cet univers. Il le désagrège ; mais cette désagrégation redonne à l’univers la possibilité de recouvrer son authenticité. On désarticule ce système de pensée, mais en se souciant de reconstruire sur un mode positif le rapport de la conscience au monde.
Ne nous y trompons pas : le sordide est nécessaire à Bloom et à Joyce parce qu’il faut montrer que c’est « tout » l’humain qui est en jeu, ici et maintenant. N’oublions pas que, s’il y a les rognons frits et la défécation de Bloom, il y a aussi, ayant même valeur, les drames et les tragédies de Shakespeare. Dans cette reconstruction, on ne s’étonnera donc pas de trouver l’acceptation du réel, convenablement compris, l’épiphanie et la reconstruction de l’âme humaine.
Et c’est aussi pour cette raison qu’il faut un Bloom, cet « homme moyen sensuel » — Stephen Dedalus ici ne saurait suffire (il souffre d’être privé de corps), ses décisions resteraient abstraites —, qu'il faut le périple et l’odyssée terrestre de Bloom, lequel va se libérer progressivement des conventions et rendra vie aux choses en nous montrant que, s’il y a des moments privilégiés, il dépend de chacun de nous que tous les moments le soient. Rien n’est privilégié dans le monde de la beauté, ni dans le monde des valeurs.
C’est en cela que le monologue intérieur a de la valeur et de la dignité : il permet de faire vivre au lecteur une expérience, banale en apparence, mais surtout totalisante. L’aventure de Bloom n’est pas limitée : le héros est engagé dans une aventure qui mobilise toute son existence : la conscience immédiate, mais aussi son passé et ses perspectives futures — le ici et maintenant du stream fait émerger le personnage Bloom dans sa totalité, temporelle et historique.
Mais il convient d’ajouter, pour conclure, que cette totalité est toujours précaire, inachevée. Cet inachèvement doit aussi être pris en compte.
Gérard Colonna d'Istria