Introduction
Il y a quelque chose de paradoxal dans la réception de l’œuvre de Joyce, et c’est peut-être par là qu’il faut commencer. D’un côté, voilà une œuvre qui s’est imposée comme un monument de la littérature européenne, une œuvre qui a affirmé avec force sa présence, qui a changé les règles, comme le fait toujours une œuvre géniale. Et, de l’autre côté, dans le public, une méconnaissance de cette œuvre et même une réputation d’illisibilité. Il se trouve que Joyce lui-même a contribué à encourager cette réputation qui sent le soufre : il assurait qu’il avait donné du grain à moudre à ses critiques pour un siècle ou deux. Et l'un de ses meilleurs spécialistes, Jacques Aubert (qui a dirigé la seconde traduction d'Ulysse) a eu cette formule humoristique : « Il y a peu d’œuvres qui aient aussi bien réussi à décourager le lecteur. » (Aubert).
Cependant, dire ce qui vient d’être dit ne conduit pas à souscrire à un argument paresseux, mais qui a la vie dure : une légende tenace voudrait que ce livre soit illisible, qu’il tombe des mains du lecteur le mieux intentionné. Dès lors, en effet, à quoi bon s’obstiner ?
L’argument est commode mais il a ses limites. Si un grand livre est un livre qui révolutionne la littérature, un livre qui propose une nouvelle écriture et une nouvelle manière de voir le monde, il est inévitable que, dans un premier temps, il nous déconcerte et qu’il bouleverse nos critères et nos règles habituelles de lecture – bref ! qu’il fasse de nous un autre lecteur.
Voilà une hypothèse de lecteur que nous pourrions accepter, et même que nous devrions accepter, et grâce à laquelle nous pourrions gagner un autre bonheur de lire.
Richard Ellmann (1918-1958), le biographe de Joyce, a eu ces mots : « Joyce est le porc-épic des auteurs […] Ses héros ne sont pas faciles à aimer, ses livres ne sont pas faciles à lire. Il ne souhaite pas nous conquérir, mais il veut que nous le conquérions. En d’autres termes, il ne nous invite pas, mais la porte reste ouverte. »
Quand un étranger pénètre dans une ville, inconnue de lui, il est très vite déboussolé. Mais, en arpentant progressivement les rues, en déambulant, il peut progressivement gagner une familiarité et se repérer. Il ne lui est pas interdit, non plus, de demander son chemin ou des précisions aux habitants. C’est une des raisons qui nous a conduits à la séance d’aujourd’hui. Tentons de lire Ulysse en échangeant nos impressions de lecture.
Pour ma part, je voudrais, très modestement, proposer quelques réflexions sur le bouleversement de l’art du roman, qui dans les années 20 ouvre la littérature à la modernité et où Joyce joue un rôle essentiel. Je précise tout de suite qu’il s’agit simplement de proposer une lecture susceptible de faciliter la lecture d’Ulysse.
Une sorte de test pour expérimenter et faciliter la lecture.
Le bouleversement
Essayons de dire simplement des choses profondes, en nous contentant d’une épure.
Joyce est contemporain et acteur direct d’un bouleversement radical dans l’art du roman, qui a lieu dans les années 20 du XX° siècle (et dont on peut trouver des précurseurs chez certains auteurs de la fin du XIX°, par exemple Henry James) : contentons-nous de mentionner ici Virginia Woolf, Proust, et bien entendu Joyce.
Ces écrivains visent à créer des formes romanesques nouvelles, ajustées à ce monde nouveau. Selon eux, on ne peut plus suivre des modèles qui n’existent plus dans le monde réel. On est sorti de la société victorienne. Woolf le dit clairement : « Toutes les relations humaines ont bougé entre maîtres et serviteurs, entre mari et femme, entre parents et enfants. Et, quand les relations humaines changent il y a en même temps un changement dans la religion, dans les comportements, la politique et la littérature. »
Au XIX° siècle, les romanciers manifestaient une belle assurance, ils présentaient des personnages dans un cadre qui paraissait bien établi – ainsi par exemple le rapport individu/société permettait au héros d’accomplir son itinéraire à travers des déterminismes sociaux, il révélait dans son parcours une sorte d’essence stable. Pour des écrivains comme Woolf ou Proust, c’est là un leurre : les relations humaines sont fuyantes, fragiles, illimitées, elles ne peuvent servir de modèles pour créer une forme littéraire.
Il faudra d’abord que ces relations humaines entre les personnes, relations complexes et fuyantes, soient délimitées, par exemple en sélectionnant une ou de deux consciences (ici, dans Ulysse, Bloom et Stephen) – consciences privilégiées qui focaliseront et réfracteront la réalité (non pas imitation, mais plutôt filtrage). Du même coup, l’auteur perd sa souveraineté ; c'est-à-dire qu'il se refuse à juger le monde (Joyce dans le Portrait dira « derrière » ou « au-delà ») comme une totalité – la réalité est toujours partielle, elle est toujours perçue comme découverte par quelqu’un et ressentie par lui (c.-à.-d., et c'est très important, sentie à travers des impressions).
D’où la nécessité de choisir un “point de vue” et de traduire cette réalité par des chemins indirects, obliques. De même, le personnage privilégié sera lui aussi un narrateur “indirect” : il devra concilier en lui deux rôles : 1) révéler un monde, au moins partiellement 2) tout en restant engagé dans ce monde – il sera comparable à un acteur jouant un rôle tout en se pensant lui-même.
Ces personnages privilégiés usent du langage et ils vivent le monde, non pas tant en agissant, mais plutôt dans l’écho intérieur de la conscience. Sentir plutôt qu’agir : Proust observe, à propos de l’Education sentimentale, de Flaubert : « Une révolution est accomplie : ce qui était action devient impression. Les choses ont autant de vie que les hommes, car c’est le raisonnement qui après coup assigne à tout phénomène visuel des causes extérieures, mais dans l’impression première que nous recevons cette cause n’est pas impliquée. » (À propos du style de Flaubert, 1920.)
Triomphe de l’impression : sentir plutôt qu’agir. Désormais, il faut rendre compte de cette continuité de la vie intérieure : il y a une réalité de son existence apparente qui se compose d’actes sans signification qu’il ne peut s’empêcher d’accomplir. Pour embrasser cette continuité, il faut donc recourir à des jalons – et repérer aussi les limites.
L’homme paraît réduit, dans son statut de “point de vue”, à une succession d’instants (en réalité les consciences sont fragmentées en elles-mêmes). Si on veut les recomposer, il faut poser un regard sur leur passé (leur passé physique, leur passé culturel, leur passé psychique) – et l'on pourra, à partir de là, reconstituer quelque chose comme une continuité. Mais une continuité relative ! Cette continuité recherchée ne conduira pas à une stabilité du personnage – c'est une quête : l’homme se cherche, et cette quête restera inachevée.
Cela dit, le rôle de la mémoire dans le monologue intérieur est capital : le monologue intérieur imite la vie immédiate et la fragmentation de la vie. Mais, ensuite, il réagit contre cette fragmentation : le roman du “courant de conscience” est fondamentalement la recherche d’un sens et d’une forme de la personne dans un monde où l’individu ne voit que contingence, désordre, discontinuité ; il vise à trouver, par-delà cette discontinuité, une continuité – il y a là chez Joyce une tension remarquable entre la discontinuité (qui tient au vécu, à l’expérience vécue) et cet effort, jamais achevé, pour trouver un sens et une forme.
On en trouve un bon exemple dans l'épisode lu ce soir : l’alternance du monologue intérieur et de la voix narrative – et le recours à la mémoire, dans la quête de Stephen.
Conséquences sur le personnage
La totalité du réel n’est plus claire ni distincte. À partir de là, on voit s’esquisser un nouveau personnage de roman : au lieu de vouloir à tout prix faire le portrait d’un monde et d’un homme stables, de vouloir rendre vrai et durable ce qui est transitoire et banal, l’écrivain devra (c’est Woolf qui parle) « respecter le caractère occasionnel des situations humaines ».
Au lieu d’être construit, le personnage sera le foyer incertain d’une « myriade d’idées saugrenues et sans suite » (Woolf, encore) qui se pressent dans la tête de l’écrivain. Et ce personnage ne s’en tiendra pas aux conventions sociales : il traversera ces apparences.
Par conséquent, on là une conception nouvelle du réel, et de là on est conduit à une conception nouvelle du roman.
Dans la figure ou le schéma classique du roman, on a un socle constitué par trois éléments structurants : 1) une intrigue, 2) une narration (récit, description de la scène), 3) l’élaboration des personnages. Ce schéma est bousculé, mis à l’écart ; en particulier, l’accent se déplace de l’action vers la conscience.
En suivant le schéma tripartite du romanesque traditionnel, on voit bien comment la remise en cause affecte chacun des éléments.
Conséquences sur la narration, le récit et l’intrigue
C'est le triomphe du point de vue subjectif et, d’une certaine manière, d’un relativisme (il faudra cependant répondre à l’objection : n’est-on pas conduit à la dissolution de la personne ?). Les romanciers, désormais, conçoivent leur tâche comme une expérience, au sens fort du terme : la vie leur propose des faits bruts, dont le romancier doit dégager des rapports complexes. Le roman, dans ces conditions, ne doit pas être un simple reflet, un reflet imaginaire de l’existence réelle : le personnage est doté d’une sensibilité qui lui permet d’enregistrer les mouvements les plus subtils du réel dans la chambre et le champ de la conscience.
L’espace romanesque est désormais inclus dans l’espace d’une conscience. Les romanciers intègrent la vie sociale dans la conscience de leurs personnages. C’est Proust, peut-être, qui a le mieux mis en évidence cette exigence nouvelle. Dans un passage de La Recherche, le narrateur ironise sur ces « niais » qui voudraient expliquer les êtres à l’aide des « grosses dimensions des phénomènes sociaux » au lieu de « descendre, pour comprendre ces phénomènes, en profondeur dans une individualité ». Il faut une psychologie nouvelle, une psychologie des profondeurs.
Avec le texte de Proust, on a une idée programmatique, une idée fondamentale, qui est au cœur de la modernité. C’est l’idée que la société est une abstraction, que ses « grosses dimensions » ne parviennent pas à saisir la signification de la personne : la conception traditionnelle, qui voulait comprendre l’individu à partir des déterminismes de la société globale, est déboutée.
C'est aussi le triomphe de l’omniscience de l’écrivain. On vient de voir que la réalité (et tout particulièrement la réalité sociale) ne peut être que filtrée par une conscience qui réfracte un espace social dans lequel elle se situe et où elle se débat — le sens du roman dépend de cette conscience engagée, exclusivement. Ici, c’est à Joyce qu’il faut faire appel ; dans un passage célèbre du Portrait, il souligne : « La personnalité de l’artiste, traduite d’abord par un cri, une cadence, une impression, puis par un récit fluide et superficiel, subtilise enfin jusqu’à perdre son existence et, pour ainsi dire, s’impersonnaliser. L’artiste, tel le Dieu de la Création, reste à l’intérieur, ou derrière, ou au-delà… »
Joyce montre là que le passage de l’action à l’impression implique que le romancier soit absent de ce qui est créé, après qu’il a été présent dans la création. Autrement dit, il fait corps avec l’œuvre sur le plan existentiel, le plan des sensations, des impressions, des perceptions, de la compréhension du réel. Mais il s’en détache sur le plan du sens et du jugement.
Il faut cependant ajouter tout de suite que les personnages s’intéressent moins aux faits qu’aux échos de ces faits dans la conscience. Et, désormais, c’est du côté de ce moi intérieur qu’il faut se tourner. Priorité donnée à ce subjectif : c’est un instrument d’optique grâce auquel la vie sociale peut se révéler. Primauté donc au subjectif mais en ajoutant aussi tout de suite que la vie sociale est révélée par le retentissement du réel extérieur dans la conscience.
Cette conscience, on peut la concevoir comme une conscience registre et en même temps comme une conscience réflexive — confer, en anglais, la distinction entre la conscience (consciousness) et la conscience comme prise de conscience (awareness) : par la première, le personnage réfléchit la réalité qu’il voit, il est comme un miroir ; avec la seconde, il se réfléchit lui-même. Mais l’erreur serait de croire ici que cette réflexion sur soi est solitaire : il sait que ce regard sur soi dépend à la fois de ses désirs et du regard que d’autres portent sur lui. Il médiatise le monde, quand il en est le miroir, et en même temps il est médiatisé par autrui (un bon exemple se trouve dans notre épisode avec Stephen et le miroir fêlé (p. 14)
Il y a là quelque chose comme le triomphe du subjectif. Mais ce subjectif ne conduit pas à un subjectivisme : la société est intégrée, vivante, concrète, dans la subjectivité du héros ; le héros garde une liberté, il a une liberté subjective qui n’est plus « dans » la société et qui ne s’explique pas “en fonction” de celle-ci. Le personnage éprouve la société grâce aux contacts immédiats qu’il a avec des gens et des choses. Cette liberté (et l'on pourrait ajouter cette solitude, parfois) ne conduit pas à un subjectivisme : le rapport aux groupes et au milieu demeure essentiel.
Il en va de même pour les valeurs : le héros découvre à travers son expérience l’exigence de valeurs (et même de valeurs intemporelles). Mais ces valeurs ne lui sont jamais imposées par des institutions. Bien au contraire, il faut que le héros s’interroge sur la légitimité de ces institutions, et c’est toujours de lui que part le questionnement (dans notre épisode, examinez la manière dont Joyce approche la question de la légitimité de l’Église romaine ou de la domination anglaise.
Le rapport traditionnel individu/société est mis à l’écart. On lui substitue la relation entre une conscience et un milieu.
On a là quelque chose comme le roman de l’homme intérieur. Mais la particularité de ce genre de roman, c’est qu’il n’a ni genèse ni conclusion ; il a plutôt des limites, mais il est en expansion ; il donne la priorité et la primauté à la durée (au sens bergsonien) sur la chronologie, aux associations libres sur le discours rationnel ; il s’engage dans un labyrinthe plutôt que dans un itinéraire bien réglé – ce n’est pas pour rien que Joyce fait appel à Dédale…
Du même coup, le roman est désormais dans l’ordre de l’inachevé : il ne se terminera pas en nous livrant une figure définitive. Nous sommes dans un romanesque de l’incertitude et du discontinu. Le personnage nouveau est dans un monde de relations précaires, de correspondances fluides. L’individu apparaît comme séparé d’une société trop mouvante et trop vaste : cette société ne lui offre plus l’image d’un ordre adapté à son existence. En particulier, il est aveugle à la notion d’une société globale : le personnage n’est vraiment social que dans ses rapports avec des groupes restreints – les amis, la famille — car c’est là ce qui compose son milieu.
Conséquences sur le lecteur
Ce bouleversement vise aussi à faire du lecteur un autre lecteur. On ne lui propose plus de modèles ou d’exemples : on l’invite à écarter l’écran des conventions ; s’il parvient à le faire, il comprendra que le doute et l’étonnement sont la seule chose partageable. On offre au lecteur une image en négatif de lui-même.
Renouvellement dans l’ordre des techniques et du style
Exemple (trop fameux) : le monologue intérieur. Et aussi : la complémentarité des techniques (cf. dans notre épisode le rôle de la mémoire et l’alternance entre voix narrative et monologue intérieur chez Stephen).
Enfin (last but not least) : le rôle du langage et l’attention qu’on lui prête.
Notons simplement ceci pour l’instant : ces personnages privilégiés usent du langage et ils vivent le monde, non pas tant en agissant, mais plutôt dans l’écho intérieur de la conscience ; et les paroles qu’ils prononcent s’adressent bien à d’autres. Cependant, l’habileté de l’écrivain, c’est de faire sentir au lecteur que les paroles des protagonistes sont comme des points, des perspectives prises sur une étendue mouvante, l’étendue de leur conscience, une étendue mouvante mais toujours en expansion, un Work in Progress.