Georges Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, Gallimard, 1963
Georges Mounin définit ainsi son projet : « Au lieu de récrire (toutes proportions gardées) un traité de linguistique générale à la seule lumière des faits de traduction, on peut se proposer d’élaborer un traité de traduction à la lumière des acquisitions les moins contestées de la linguistique la plus récente. »
Si l'on accepte les thèses sur la structure des lexiques, des morphologies, des syntaxes, on aboutit, en exagérant, à poser que la traduction devrait être impossible ! Mais on peut rétorquer : les traducteurs existent bel et bien, et l'on se sert de leurs travaux ! Et l'on pourrait ajouter, un peu malicieusement, que l’activité de la traduction n’est pas absente non plus dans la linguistique : dès que l’on rentre dans la linguistique comparée, on a recours à des opérations de traduction…
De là le projet de Mounin : « On se propose ici, de partir d’un autre point : qu’on ne peut pas nier ce qu’apporte la linguistique fonctionnelle et structurale, d’une part ; et qu’on ne peut pas nier non plus ce que font les traducteurs, d’autre part. Il faut donc examiner ce que veut dire et ce que dit exactement la linguistique quand elle affirme, par exemple, que « les systèmes grammaticaux sont […] impénétrables l’un à l’autre. […] Examiner aussi ce que font exactement les traducteurs quand ils traduisent ; examiner quand, comment et pourquoi la validité de leurs traductions n’est pas réellement mise en cause par la pratique sociale, alors que, théoriquement, la linguistique tendrait à la récuser. »
Critique de la langue « répertoire »
Conception commune et fort répandue : une langue serait un répertoire de mots – c'est-dire des productions vocales ou graphiques, et chaque production correspondrait à une chose. Ainsi, par exemple, le répertoire particulier connu sous le nom de langue française ferait correspondre à un certain animal, le cheval, une production vocale déterminée sous la forme cheval.
Ainsi les différences entre les langues se ramèneraient à des différences de désignation : pour le cheval, l’anglais dirait horse et l’espagnol caballo. Apprendre une nouvelle langue consisterait simplement à retenir une nouvelle nomenclature, parallèle à l’ancienne. Chaque objet n’aurait qu’une étiquette – et, dans le magasin, on n’aurait qu’un article, donné d’avance à tous les faiseurs d’inventaires.
Le point de départ : la multiplicité des langues
Commençons par une question toute simple. Pourquoi traduire ? La réponse paraît évidente : parce que les hommes parlent des langues différentes (entre 4.000 à 6.000 langues) et non pas une seule. C'est parce que personne ne peut maîtriser toutes ces langues que la traduction apparaît nécessaire.
Sans la traduction, chacun devrait se contenter des textes qui existent et renoncer à tout le reste… On voit déjà l’importance des traducteurs pour une culture donnée, et leur rôle de médiateurs. Considérée dans cette perspective, la traduction est une chance. C’est un des piliers de la culture : le traducteur, c’est un de ces hommes indispensables qui pratiquent l’échange entre des sociétés de langue différentes et qui permet la diffusion de la culture. Et c’est grace à des traductions que l’on peut parler d’une culture européenne ou d’une culture mondiale, celle qui nous permet de lire et de connaître Homère, Dante, Tolstoi et Dostoievski.
La traduction, un pont-levis
Dans un beau texte, consacré aux Antigones (restons attentifs au pluriel, à la pluralité des lectures de la pièce de Sophocle), Georges Steiner cite une formule de Coleridge, à laquelle il ajoute un commentaire qui met en lumière le rôle du traducteur comme « pont-levis » :
« Dans une note mise en marge de L’Athenaeum des frères Schlegel, note écrite en 1804, ce maître lecteur qu’est Coleridge utilise une comparaison très juste : nous sommes reliés au texte par « un pont-levis de communication ». L’implication est facile à visualiser. Ce genre de pont-levis peut se lever. Si c’est le cas, le texte devient muet.
Mais pouvons-nous espérer franchir le pont-levis qui mène à l’Antigone de Sophocle, si l’on ne connaît pas le grec ancien ?
Cette question me semble plus douloureuse techniquement et psychologiquement qu’on ne le reconnaît en général. J’ai consacré une grande partie de mon travail et de ma vie personnelle à étudier et à exposer l’histoire, la poétique et les aspects philosophico-linguistiques de la traduction. La traduction est le facteur de la pensée et des sentiments humains. À tous les carrefours temporels et spatiaux, les flux énergétiques de la civilisation sont véhiculés par la traduction, par le processus d’échange mimétique, adaptateur et métamorphique du discours et des codes.
Sans la traduction, nos actes spirituels et formels ne tarderaient pas à devenir inertes. Aucun polyglotte, si loin que s’étendent ses antennes linguistiques, ne peut avoir accès à plus qu’une fraction minuscule des langues dans lesquelles ont été pensés, ressentis et exprimés les thèmes fondamentaux et les variations dynamiques qui constituent la culture. Établissez la plus grossière, la plus limitative des listes de lecture de base, mettez-y Homère et !’Écriture, Dante et les penseurs religieux orientaux, Shakespeare et Goethe, Flaubert et Tolstoï, et cet ABC de la conscience ne vaudra que par la traduction.
La traduction est bien ce pont-levis que des hommes franchissent depuis Babel pour pénétrer dans ce que Heidegger a appelé « la maison de leur être ».
On pourrait ajouter que, si le pont-levis venait à être levé, ce ne serait pas sans risques pour la culture d’accueil. Car, ne l’oublions pas, la traduction est toujours aussi une entremise, un effort qui doit surmonter des résistances, qui se situent en particulier aux deux pôles que le pont-levis met en relation. Et du côté de la langue « d’arrivée », l’enjeu n’est pas mince ! Il suffit de songer à cette « frilosité identitaire » qui nous dispense si souvent d’interroger l’étranger. De songer aussi à tous ces « ethnocentrismes linguistiques » ou à ces discours qui revendiquent haut et fort une « hégémonie culturelle » – c’est tout cela qui est au cœur des résistances (qu’il faudrait entendre au sens de la psychanalyse) qui font de la traduction tantôt un bonheur et tantôt une épreuve.
Qu’est-ce donc alors que traduire ? Répondons simplement, pour le moment : c’est faire passer un message d’une langue à une autre. Le traducteur apparaît alors comme un intermédiaire entre un auteur et un lecteur qui essaie de s’approprier une œuvre écrite dans une langue qu’il ne maîtrise pas. Toute la question, c’est (comme le rappelle Ricœur) « d’amener le lecteur à l’auteur, et d’amener l’auteur au lecteur ».
On voit ainsi que la multiplicité des langues est le point de départ problématique de la traduction.
L’épreuve du traducteur : « travail du deuil » et perte
A partir de là on se trouve devant une alternative :
– Ou bien cette diversité des langues est le produit et l’expression d’une hétérogénéité absolue, et dans ce cas la traduction est impossible.
– Ou bien cette diversité repose sur un socle commun, et la traduction est possible. Et, dans ce cas, on peut admettre l’hypothèse d’une langue originelle antérieure à Babel (c’est la tentative de la kabale) – il serait possible de prétendre reconstituer une langue universelle. Ricœur nous invite à dépasser ce problème – et aussi le vieil antagonisme du traduttore /traditore.
Traduire, pour Ricœur, correspond à un fait coutumier : dire la même chose autrement. Nous traduisons notre pensée quand nous la reformulons. La traduction est donc un autrement dit et elle est toujours possible.
La véritable difficulté est ailleurs. Elle est dans la possibilité de retranscrire fidèlement dans une langue un texte écrit dans une autre langue.
Mais alors, qu’est-ce qui conduirait à faire du traducteur un « traître » ?
La syntaxe, le style et les intertextualités (ce caractère fondamental de tout texte de renvoyer à d’autres textes) propres à une langue semblent condamner le traducteur à l’échec. Car tout cela se perd par le passage d’une langue à l’autre. Cette traduction n’est qu’une traduction ; et lire une traduction, ça n’est pas lire le texte original. Il y a une perte.
Cette perte serait comparable à cet écart qui, dans les arts, sépare l’original et la copie. Dans les deux cas, il s’agit bien du « même ». Mais ce même a quelque chose d’un peu autre !
De même qu’on peut penser que tout après est laid, de même on pourra penser ici que toute traduction est infidèle. Il semble qu’il y ait dans le texte original une « résistance » incontournable.
La conséquence ne se fait pas attendre ! Aucune traduction ne saurait être parfaite.
Mais cela ne signifie nullement trahison ! S’il ne peut y avoir identité absolue entre l’original et sa traduction, cela ne condamne pas le traducteur. Une solution se fait jour, celle que Ricœur nomme « une équivalence sans identité ».
La traduction : une « équivalence sans identité » (Ricœur)
L’expression « équivalence sans identité » signifie que le traducteur doit faire un « travail de deuil », afin de renoncer à l’idéal d’une traduction parfaite.
Dans l’exercice de la traduction, comme dans l’existence, l’éducation rend malheureux, parce que vivre dans le devoir être plutôt que dans l’être condamne à l’échec – Alceste, dans Le Misanthrope, est malheureux parce qu’il voudrait que les hommes soient sincères, alors qu’ils ne le sont pas.
De la même façon, le traducteur est malheureux s’il cherche l’identité, alors qu’il ne peut atteindre que cette « équivalence sans identité ». Il ne saurait y avoir de traduction parfaite, parce qu’il n’y a pas de critère de cette perfection – il faudrait pour cela un « tiers texte » qui serait porteur du sens identique supposé circuler du premier au second.
C’est seulement à la condition que ce travail de deuil soit effectué que l’exercice de la traduction peut devenir jubilatoire et procurer un plaisir.
Traduire c’est donc rechercher cette « équivalence sans identité », et savoir que cette quête est infinie – il y aura toujours de nouvelles traductions.
Dès lors, comment procéder ?
Tout traducteur, même amateur, le sait : il ne s’agit pas de traduire un livre mot à mot (piège de la langue répertoire) – un mot n’a de sens que par rapport à son contexte culturel, inhérent à la culture de l’auteur (confer Mounin et les niveaux de traduction). Les mots, les phrases, le texte s’inscrivent dans un foisonnement d’intertextualités, de connotations intellectuelles affichées, et parfois même publiques, mais aussi propres à un milieu, à une classe, etc.
C’est pourquoi un bon traducteur est une personne impliquée, imprégnée de cette culture et de cette langue, s’il veut rendre la richesse de sa traduction équivalente, mais en faisant son deuil de l’identité parfaite.
La traduction participe, en effet, de quelque chose qui ressemble à ce que Freud nomme « un travail du deuil » – le traducteur fait dans son effort pour traduire la découverte qu’il doit faire son deuil de la perfection. À la perfection, qu’il ne saurait atteindre, il doit substituer plutôt le critère de la réussite, ne serait-ce même seulement que par moments.
Pendant des siècles – de Cicéron jusqu'au XIX° siècle – que les difficultés de la traduction étaient des difficultés de stylistique et de poétique. Ainsi, par exemple, on opposait l’énergie du texte dans la langue de départ et la lourdeur des choix faits par le traducteur, lourdeur qui échouait à rendre l’agilité du texte original. Ou encore les circonlocutions (du latin circum, autour, et locutio, locution, le tout décalque du grec péri phrasis et désignant un détour de langage qui vise à masquer la pensée ou à adoucir ce qu’on veut dire), les périphrases maladroites de la traduction, comme maladresses du traducteur qui se répercute dans la langue d’arrivée et chez le malheureux lecteur qui n’a à sa disposition que le texte traduit… Ou encore l’opposition la musicalité de l’original et la cacophonie de la traduction.
Mais on peut se demander si, chez ceux qui acceptent cette opposition ou ces distinctions, il n’y a pas un postulat implicite selon lequel on pourrait tout communiquer et toujours – postulat qui implique l’idée d’une unité de l’expérience humaine, le postulat de l’identité de l’esprit humain, le postulat de l’universalité des formes de la connaissance.
En traitant de cette manière des difficultés de la traduction, ils sont persuadés qu’il saisissent (ou qu’ils peuvent saisir le sens à traduire, même s’ils accordent que c’est une opération délicate, difficile, malaisée, même s’ils accordent que le résultat n’est pas tout à fait comparable à l’original (par exemple dans le style)…
Mais ne pourrait-on pas dire, plutôt, que cette conception engage une certaine conception du sens : il y a le sens et l’intention, ce que l’auteur veut dire et ce que le texte exprime. On se trouverait ainsi devant une alternative :
– ou bien la multiplicité des langues peut être comprise comme les diverses manifestations d’un sens originaire et universel, qui est comme le ciment de l’humanité et qui n ‘appartient à personne ;
– ou bien la multiplicité des langues est le signe que le sens échappe toujours en partie au langage – et dans ce cas l’écriture serait une tentative jamais close, de ressaisir ce « reste », cet « au-dehors » ou cet « au-dela » du langage – et c’est cela qui donnerait à l’art sa raison d’être.
Mais on remarquera que le second terme de l’alternative peut faire l’objet d’une thèse radicale : postuler que la communication n’est jamais totale, qu’il ne saurait y avoir de sens ultime. L’homme serait tiraillé entre cette quête d’un sens ultime et la reconnaissance que ce sens lui échappe, et qu’il échappe toujours au langage.
Et ce qu’il découvre sur le terrain, c’est que, comme Stephen dans le premier épisode, Télémaque, il peut se plaindre d’avoir à « servir deux maitres à la fois » : « l’étranger », l’auteur dans sa langue qui devient langue de départ pour le traducteur, et le lecteur qui habite la même langue que le traducteur, et qui doit passer par la médiation du traducteur, dans une langue d’arrivée.
Ici, la traduction prend la forme d’une épreuve, aux deux sens du mot : elle se heurte d'abord à des « résistances » qui viennent des deux pôles, et qui se situent à différents niveaux ; et en même temps elle doit faire ses preuves. Tout cela conduit au sentiment d’une perte. Ce travail peut être compris comme une parturition, qui porte sur les deux pôles de la traduction.
À travers cette épreuve et ces résistances, ce qu’on découvre, c’est que le sens échappe toujours en partie au langage. Son travail du deuil révèle au traducteur qu’effectivement il peut faire son deuil d’une traduction parfaite.
Mais, selon Ricœur, ce pourrait être tant mieux pour le traducteur : après tout, dans ce deuil de la traduction absolue, il reste une place pour le bonheur de traduire… Il n’ y a pas qu’une épreuve et des résistances, dans la traduction, il y a aussi le plaisir de la réussite.
Regardons les choses d’un peu plus près.
D’abord il faut noter que le passage d’une langue à l’autre ne va pas de soi – et c’est le mérite de la linguistique de définir et de nous montrer ces obstacles.
Sans doute il y a des universaux, mais ils ne se préoccupent que de ce qui est suffisamment général pour être identique chez tous les hommes (soleil, lune, pluie…). Mais surtout il y a des pièges :
1.– Pièges des structures linguistiques : il y a des obstacles liés aux structures de tel langage par rapport à tel autre – une même expérience peut être vue et découpée de manière différente : l’action qu’on regarde est la même dans le monde de l’expérience, mais elle n’est pas la même dans l’analyse linguistique. Georges Mounin prend un exemple significatif :
« La phrase française suivante paraît bien refléter la structure de l'expérience objective : Il traversa la rivière à la nage. L'anglais décrit la même situation, contenant les mêmes structures de la même expérience objective, en disant : He swam across the river. Le découpage de l'expérience est devenu tout autre. L'agent et l'objet demeure bien les mêmes, mais l'action regardée, la même dans le monde de l'expérience, n'est pas la même dans l'analyse linguistique : en français, traverser ; en anglais, to swimm. Le verbe français s'intéresse à l'aspect de de l'opération comme déplacement dans l'espace (traverser, monter, descendre, longer, contourner, suivre, etc.). L'anglais s'intéresse à l'aspect moteur ou technique de la même opération (to swimm, to walk, to run, ti jump, to ride, etc.). Ce que le français considère comme une modalité de l'action de traverser (à la nage, et non pas à gué, à cheval ou d'un bond), l'anglais le considère comme l'action par excellence. Inversement, l'action par excellence du français, traverser, ne devient, pour l'anglais, qu'un aspect secondaire (across, along, around, etc.) de l'opération to swimm. Comment décider laquelle des deux structures linguistiques reflète plus exactement la structure de l'expérience objective ? Et peut-on – c'est notre problème – affirmer que l'une traduit l'autre tout entière ? »
2.– Pièges des cultures : les difficultés augmenteront quand il s’agira de décrire dans une langue un monde différent de celui qu’elle décrit d’ordinaire. L’ensemble des expériences d’un peuple – ce qu’on nomme communément culture – présente une particularité qui ne peut jamais être complètement recouverte par une autre…
Bref ! tous ces pièges conduisent à comprendre que la traduction est toujours relative, qu’elle est une transposition, qu’elle tente de produire dans la langue d’arrivée l’équivalent le plus proche de la langue de départ – transposition ou équivalent d’abord au niveau du sens, de la signification, puis au niveau du style.
Car, ne l’oublions pas, la traduction est toujours une entremise, un effort pour surmonter les résistances dont on parlait plus haut, qui se situent en particulier aux deux pôles de la traduction. Et l’enjeu n’est pas mince ! Il suffit de songer à cette « frilosité identitaire » qui nous dispense si souvent d’interroger l’étranger. De songer aussi à tous ces « ethnocentrismes linguistiques » ou à ces discours qui revendiquent haut et fort une « hégémonie culturelle ». C’est tout cela qui est au cœur des résistances (qu’il faudrait entendre au sens de la psychanalyse) qui font de la traduction une épreuve.
Considérée dans cette perspective, la traduction constituerait un bon étalon de la mesure de l’homme : ni ange ni bête, tiraillé entre la quête d’un sens ultime et le constat qu’il lui échappe, sa finitude ne le condamne pas, elle lui offre la possibilité – pour ne pas dire la nécessité – d’une œuvre et d’une création ouverte.
L’incommunicabilité
Il nous reste à dire quelques mots d’une thèse moderne, qui fait une objection fatale à la traduction. C’est une thèse moderne qui pourrait se définir par le postulat que la communication est impossible entre les hommes : en dépit des apparences, on ne peut rien communiquer. La traduction devient donc impossible puisque le langage lui-même n’assure pas la communication des hommes entre eux.
Quand il examine cette thèse dans son livre, Georges Mounin souligne que cet état d’esprit se rencontre plus fréquemment qu’ailleurs chez les philosophes et les littéraires. Et il rappelle quelques attitudes typiques : on trouvait déjà chez le grand linguiste Wilhelm von Humboldt (1767-1835) l’idée qu’un échange de paroles et de conceptions n’est pas une transmission d’idée, d’une idée donnée par une personne à une autre. Chez celui qui assimile comme chez celui qui parle, cette idée doit sortir de sa propre force intérieure. Tout ce que le destinataire reçoit, c’est une « excitation harmonique » qui le met dans tel ou tel état d’esprit – et Humbolt ajoute que « les paroles, même les plus concrètes et les plus claires, sont loin d’éveiller les idées, les émotions, les souvenirs que présume celui qui parle ». Mais Humboldt est un positiviste, et il croit à l’universalité de l’expérience humaine.
La linguistique contemporaine fait parfois usage d’une distinction utile (en particulier pour la critique littéraire). Au niveau des phrases et des mots, tels qu’on les trouve dans la littérature, il faut distinguer une signification primaire et une signification secondaire : la signification primaire, c’est ce que la phrase pose explicitement ; la signification secondaire, c’est ce qu’elle suggère.
Ce qu’une phrase suggère, c’est ce que nous pouvons inférer que locuteur probablement croit, par delà ce qu’il affirme.
Mais le propre d’une suggestion, c’est qu’elle peut égarer ! On la nomme signification « secondaire » parce qu’elle n’est pas ressentie comme aussi centrale ou fondamentale que cette signification primaire, mais elle fait partie, incontestablement, de la signification.
Transposons cette distinction de la phrase au mot. Le mot a une signification quand il est isolé. Mais il reste une partie de la phrase qu’on ne peut définir ni comprendre que par rapport à la phrase dans laquelle il se situe.
On peut donc dire que la signification explicite d’un mot, c’est sa désignation, et que sa signification implicite, c’est ce qu’on nomme en linguistique sa connotation.
Mais, dans le langage ordinaire, on n’effectue jamais la gamme complète des connotations d’un mot : on est dans un contexte particulier et c’est donc une partie seulement de cette gamme qui est choisie – ce que la linguistique nomme plus savamment « la connotation contextuelle » du mot.
Dans certains contextes, les autres mots éliminent les connotations non désirables d’un mot donné – c’est le cas du langage technique ou scientifique, où tout doit être explicite.
Mais, dans d’autres contextes, les connotations sont libérées – c’est le cas des contextes où le langage devient figuré, et plus particulièrement métaphorique. Dans ce genre de discours, on trouve un niveau primaire et un niveau secondaire de signification. Le discours a alors un sens multiple : on y trouve des jeux de mots, des sous-entendus, des métaphores, de l’humour ou de l’ironie, etc., qui sont des cas particuliers de cette polysémie, des sens multiples.
Ce n’est pas là quelque chose qui conduirait à penser qu’on est dans l’ambiguité : il y aurait ambiguité si, entre deux significations possibles, une seule était requise, et si le contexte ne permettait pas de décider entre ces deux sens.
On est ici en présence d’un discours où plusieurs choses sont signifiées en même temps, sans que le lecteur soit invité à choisir entre elles – or c’est précisément le cas de la littérature… Une œuvre littéraire est un discours ; qu’elle soit fiction, essai ou poème, ce discours comporte toujours une part de significations implicites.
Gérard Colonna d'Istria