Soupault, ces traductions sont considérées, en fait, comme l'œuvre de Joyce lui-même. Voici ce qu'écrit Eco à ce sujet.
Il s’agit d’un cas très particulier de remaniement radical car Joyce, pour rendre le principe qui domine Finnegans Wake, à savoir le principe du pun, ou mot-valise, n’a pas hésité à réécrire à recréer radicalement son propre texte. Celui-ci n’a plus rein à voir avec les sonorités types du texte anglais, ni avec son univers linguistique […].
Une langue comme l’italien [on pourrait lui adjoindre le français] [est] résistante au néologisme par agglutination. […]
Finnegans Wake est riche de mots composés très longs, mais en général il joue sur la fusion de deux mots brefs. Comme l’italien ne se prêtait pas à cette solution, Joyce a fait un choix opposé : un rythme polysyllabique. Pour ce faire, il lui est arrivé de ne pas se soucier de savoir si l’italien disait des choses différentes de l’anglais. […] Tout autre traducteur que Joyce lui-même eût été accusé d’intolérables licences.
[…] Voyons un exemple où Joyce, ayant à traduire un rythme propre à l’anglais, reformule le texte pour l’adapter d’abord à la langue française puis à l’italienne.
Tel me ail, tel me now. You’ll die when you hear. Well,you know, when the old cheb went futt and did what you know. yes, I know, go on.
On a ici trente monosyllabes. La version française essaie de reproduire la même structure monosyllabique, du moins d’un point de vue oral :
Dis-moi tout, dis-moi vite. C’est à en crever. Alors, tu sais, quand le vieux gaillarda fit krak et fit ce que tu sais. Oui, je sais, et après, après ?
Vingt-cinq monosyllabes. Ce n’est pas mal. Pour le reste, les autres mots ne sont que de deux ou, au plus, trois syllabes. Que se passe-t-il avec l’italien, une langue qui a très peu de monosyllabes (du moins par rapport à l’anglais) ?
Dimmi tutto, e presto presto. Roba da chiodi ! Beh, sai quando il messercalzone andò in rovina e fe’ ciò che fe’ ? Si, lo so, e po’ apresso ?
Seize monosyllabes, dont la moitié au moins sont des conjonctions, des articles et des prépositions, des particules proclitiques, sans accent tonique, mais s’attachant au mot suivant et, parfois,d’un point de vue auditif, l’allongeant.
Le rythme du passage n’est en rien monosyllabique. Si le texte anglais a un tempo jazz, le texte italien a un rythme d’opéra.
[…]
L’une des caractéristiques qui fait que ce texte est célébré par les afficionados de Joyce est que, afin de rendre le sens du courant de la rivière Liffey, il contient, diversement masqués, environ huit cents noms de fleuves et de rivières. […] Les cours d’eau italiens ne sont pas assez nombreux, les noms de divers pays du monde se prêtent mal à des compositions italianisantes; aussi, Joyce, avec une extrême désinvolture,, supprime beaucoup de fleuves qui apparaissent dans l’original. […] Il est clair que Joyce, en traduisant en italien, se chantait, pour ainsi dire, de possibles néologismes italiens, mélodramatiquement sonores, écartant ceux qui ne résonnaient pas en lui, et qu’il ne s’intéressait presque plus aux fleuves. Il ne jouait plus avec l’idée des cours d’eau […], il jouait avec l’italien. Il avait perdu au moins dix ans de sa vie à chercher huit cents fleuves, et il en rayait presque les neuf dixièmes pour pouvoir dire chiacchiericciante, balneone, quinciequindi, frusciacque.
[…]
La vérité est que, tous nos problèmes de traduction, Joyce s’en fichait royalement. Ce qui lui importait, c’était d’inventer une expression comme Ostrigotta, ora capesco. […] Le Joyce italien n’est pas un exemple de traduction «fidèle». Et, pourtant, en lisant sa traduction, en voyant le texte complètement repensé dans une autre langue, on en comprend les mécanismes profonds, le type de partie qu’il entend jouer avec le lexique.
Umberto Eco
NOTA : Une compilation des écrits d'Eco sur Joyce est disponible à la bibliothèque Anna-Livia-Plurabelle au sein de l'Espace Joyce de Saint-Gérand-le-Puy.