1.– I’m passing out.– Quel dommage pour P. L. et H. M. ! L’occasion était pourtant belle de conserver ici les deux sens, concret et figuré, du français passer : le fleuve passe devant Dublin et trépasse, s’évanouissant (sens de to pass out) dans la mer. Ma proposition : je très-passe (étymologie de trépasse).
2.– I’ll slip away.– Le néologisme ecslipé de H. M. n’a aucun sens pour qui n’a pas le texte anglais en regard (et moins encore issoient qui mélange inopinément — rien ne le suggère dans le texte de Joyce — le subjonctif présent du verbe être et le verbe issir, qui signifie sortir et habituellement seulement employé aux participes passé, issu, et présent, issant). L’un des deux traducteurs esquive et l’autre éclipse l’idée de glissement que contient to slip. Ma proposition : je vais me couler au loin.
3.– my cold mad feary father.– Joyce forge le néologisme feary à partir de fear, crainte, et de fairy, féerique. Les diverses traductions optent pour furieux (PL, qui oublie ou écarte mad, fou, et AdB), effrayant (H. M.) ou féerieux (SH/PS et MC), qui s’impose : mon père froid et fou féerieux.
4.– moyles and moyles.– H. M. ne traduit pas cette prononciation irlandaise de miles, unité de longueur à laquelle Joyce superpose Maoile, nom d’un courant marin (fleuve de mer) qui sévit entre l’Irlande et l’Écosse. Ma proposition en forme, elle aussi, de mot-valise unissant milles, Gulf Stream et maelström : des millestreams et des maelstreams. On notera par ailleurs, que plusieurs traductions ne distinguent pas « of him » et « of it ».
5.– moananoaning.– Mot-valise qui agglomère moaning, gémissant, plaintif, et Manannan, dieu marin de la mythologie celtique irlandaise, fils du dieu Lir, l’Océan, et qui conduit son char sur les flots. Ce dieu caché renvoie au père froid et fou féerieux de tout à l’heure. Ma proposition allitérative, assortie de la présente note : démiurge marin mugissant.
6.– makes me seasilt saltsick.– En préambule, on peut remarquer que P. L. met au pluriel le verbe to make, dont pourtant sight est le sujet singulier, et qu’il recourt à deux mots-valises peu évidents, alors que ceux de Joyce, inversant seasick (mal de mer) et saltsilt (boue de sel), sont transparents. Ma proposition est plus simple, malgré un jeu de mots entre soufre et souffre : me fait limon marin et sel de souffrance.
7.– those therrble prongs.– Therrble, qui est la prononciation irlandaise de terrible, associe à ce terme le mot treble, qui signifie à la fois triple et aigu. H. M. n’a pas traduit, comptant, à tort ou à raison, sur l’homophonie avec le français.
Quant à prong, volet, dent (plutôt que griffe ou pince animale), il fait écho à terrible si on le rapproche de pang, angoisse. Cette dent associée à triple fait irrésistiblement penser au trident de Neptune. Ma proposition : terrible trident aigu.
8.– Moremens.– Joyce ici aussi s’en donne à cœur jouasse, joie, avec ce “mot compte septuple” ! S’y entremêlent en effet more (encore), more (mer, en gaulois), men’s (d’hommes), mens (esprit, en latin), mensis (mois, en latin, d’où vient le flux menstruel), moments (moments), remain (reste) et muir Meann (mer limpide, en gaélique). C’est donc une gageure, que de rendre tout cela ! Et une misère, que de devoir se contenter de moments ! Si j’osais, j’écrirais : Une-deux, mer menstrueuse, reste encore.
9.– Avelaval.– Au sens obvie — Ave (salut, en latin, souvent suivi d’un vale, porte-toi bien) et l’aval (opposé à l’amont) — se superposent, en sous-textes, le français l’avale (de même étymologie, et l’hébreu d’Ecclésiaste 1, 2 ĦaVeL ĦaVaLYM (הבל הבלים), vanité des vanités (Abel/HeVeL – הבל –, le frère de Caïn, a le même sens).
10.– Lff.– Et c’est ici que le traducteur arrache le peu de cheveux qui lui restent au-dessus des feuilles — des oreilles ! Impossible, ont décrété tous les traducteurs, de rendre le jeu de mots joycien entre leaf, feuille (la dernière du livre), et Liffey (fleuve de vie, life) — sauf si l’on accepte de déplier ces consonnes, pour le lecteur qui ne dispose pas du texte anglais et ne peut deviner ce sous-texte. Ma proposition : Liffeuilles vives !
11.– bearing down on me.– To bear down est un terme de marine que ne rend pas pencher puisqu’il signifie faire voile vers.
12.– Arkangels.– Le port russe d’Arkhangelsk, établi — tout comme Dublin — sur un site viking, doit son nom à l’archange saint Michel. Nul doute que Joyce a dû inverser (au moins mentalement) angel en Angle, peuple d’origine germanique, d’où la traduction Archanglais de P. L., laquelle, du coup, perd le rapport aux ailes blanches des anges… Ma proposition : Archang(l)es.
13.– I sink I’d die down over his feet, humbly dumbly, only to washup. Yes, tid.– Évidente parenté sonore entre I sink et I think, bien rendue par H. M. Mais les deux traducteurs ont fait de I’d un futur ou un conditionnel présent, quand c’est un conditionnel passé.
Si humbly ne pose pas problème, dumbly, adverbe tiré de l’adjectif dumb, muet, ne signifie ni simplement ni (même pour “l’allitération” visuelle) sumplement, mais bêtement, stupidement, “simplètement”. Ce redoublement joycien rappelle l’œuf Humpty-Dumpty d’À travers le miroir, de Lewis Carrol
Aggloméré par Joyce et pris au sens figuré et sans complément d’objet direct (me, pour P. L. et les pour H. M.), le verbe to wash up signifie achever, même si l’on pense, bien sûr, en même temps à celle qui veille à laver les pieds du Christ, Marie-Madeleine, qu’on voudrait belle, merveilleuse — peut-être cette jeune femme que désigne l’anglais tid, lequel fait aussi penser à tide, la marée où pourrait sombrer la narratrice. Que signifient le c’est vrai de P. L. et le c’est id de H. M. ?
Ma proposition : Je crois que j’aurais sombré morte à ses pieds, modestement, stupidement, seulement pour lessiver tout. Ô, mer/veilleuse.
14.– behush the bush. Whish ! – Behush est composé du radical be (que l’on retrouve devant behind, derrière, ou beside, à côté, ou below, dessous) et de hush, silence, chut !, taire, tandis que bush désigne un buisson (le terme est important, Joyce évoquant Moïse et Isaac au paragraphe suivant). Sans le texte de référence anglais, comment le lecteur peut-il comprendre le buichut de P. L. ?
L’allitération se poursuit avec whish, où s’emboîtent une onomatopée imitant un sifflement, le mot irlandais whist ! (chut !) et le verbe to wish, souhaiter, désirer — à bouche que veux-tu (confer les baisers qui vont suivre) ? Avec un buisson (bush) caché… Ma proposition, proche de celle de H. M. : sans faire bruisser le buisson. Bouchhh !
15.– A gull. Gulls.– P. L. n’a pas transcrit la répétition Une mouette. Des Mouettes. H. M. l’a fait.
16.– Far calls.– Mot à mot lointains appels, auquel se superpose le danois far, père. Ma proposition : je reprends ici au loin en écho au deux précédents.
17.– End here. Us then. Finn, again.– Là encore, quelle perte ! De Finnegans à Finn, again, il manque en français un pont… Il faut alors se souvenir que le nom du parti républicain irlandais Sinn Féin signifie Nous-mêmes et qu’ici P. L. a bizarrement traduit le Us then qui précède par Comme avant au lieu du littéral nous alors. Et, quitte à détourner again en when pour retrouver l’écho Finnegans/Finn again, je propose cette branlante et frustrante passerelle qui nécessiterait cette triple note : Fin’ici. NousMêmes alors. Finn et quand !?!
18.– Bussoftlhee, mememormee.– Le premier mot-valise est composé de to buss, bécoter, et de softly, doucement. Quel rapport avec le Hâte-toi de P. L. ?
Le mot suivant peut se décomposer en me me more me (moi moi encore moi) ou me memore me (moi souviens-toi de moi). Ma proposition : Doux bécots, moimémoirencoremoi !
19.– thousendthee.– Mot-valise composé de thou, tu, thousand, mille, send, envoyer, end, fin, et thee, te, toi, tutoyer. On peut donc lire thou sendest thee. Envoie la voile, comprend H. M. Ma proposition, en écho à Bussoftlee et Lps : tu t’envoies mille bécots.
20.– Lps.– P. L. développe, alors que Joyce “consonnantise” comme l’hébreu et que H. M. transcrit plus justement Lvrs, qui présente le bel avantage de pouvoir également se lire Livres.
21.– The keys to. Given ! A way a lone [a lost] a last a loved along the.– Les clés sont donc données (ou redonnées); Mais sur quoi ouvrent-elles ? Sans doute à la voie (way) qui suit (et que délaisse P. L.), mais l’on entend aussi Heaven, ciel, dans given : c’est la voie retrouvée vers le Ciel perdu.
Mystère de la traduction de P. L. !… Notons tout d’abord qu’entre deux ébauches “a lost” a été perdu (comme le Ciel), d’où mon “redonné” ; puis les cinq L, qu’une note de Joyce lui-même rapproche du hiéroglyphe notant le neter, dieu égyptien, ce qui renforce l’idée de Ciel ; et traduisons enfin mot à mot (ou presque) en cherchant une divine allitération : Les clés du. Ciel (re)donné. Une voie, délaissée, dernière, désirée, tout du long du.
22.– riverrun.– Le mot à mot, cours de rivière, cache d’abord le verbe to err, s’égarer. D’où l’erre de P. L., qui, du coup, perd le sens premier et le chant sous-entendu (averâne, en gaélique, comme le traducteur l’indique lui-même en note), ainsi que l’allusion à l’expression Alph, the sacred river, ran (tirée d’un vers du Kubla Khan de Samuel Taylor Coleridge) et au reverend caché dans riverrun, voire au hiéroglyphe égyptien ReN, constitué d’une sorte de barque placée au-dessus d’une onde et qui désigne le nom, le premier des trois corps physiques (trois autres corps ont trait au mental et à l’émotion, et les trois derniers, au spirituel).
L’italien riverranno, ils reviendront, et le français reverrons y ajoutent l’idée d’éternel retour, tandis que run lu comme runes, l’alphabet des anciens peuples scandinaves et anglo-saxons, renvoie à l’écriture et à son flot.
Notons encore qu’avant d’arrêter son choix sur le hapax riverrun Joyce avait effectivement écrit Reverend, image du Père vers Lequel Finnegan et nous tous retournons, fin ultime de notre cours. Il a d’ailleursjoué sur le mot riverend, révérend et fin de la rivière, page 203, ligne 18.
Impossible, bien sûr, de condenser tout cela en un seul mot français ! Mais peut-être Joyce n’avait-il, après tout, pas l’intention de noyer son lecteur, dès le premier mot, sous un flot de références, après tout indétectables à la première lecture, le sens premier de cours d’eau étant… primordial et le the “final” du roman appelant un nom.
Ma proposition, où se lisent irrévérente, rivière, riviera, rive et, en italiques grasses, vie, rappel du life de Liffey (rivière de la vie), et même les lettres dispersées d’Eire, et à laquelle rive errante aussitôt fera écho : irrivierrante.
23.– from swerve of shore to bend a bay.– Dans la même optique que pour riverrun, il est peut-être inutile de compliquer la traduction de cette expression en composant des mots-valises qui n’existent pas dans le texte joycien. Swerve désignant une déviation, un changement brusque de direction, une incartade, un comportement erratique, ma proposition est : de rive errante en baie bombée.
24.– a commodius vicus of recirculation.– Pas de mot-valise ici mais des emboîtements de sens qui nécessitent, une fois de plus, un développement plus ample en français qu’en anglais. Commodius, c’est évidemment, avec une capitale, l’empereur romain cruel et arbitraire qui régna de 180 à 192 et qui fut assassiné par l’un de ses esclaves, mais pas de capitale chez Joyce et le rapport semble trop lointain pour risquer une hypothèse satisfaisante. C’est, en revanche, une indication qu’il faut prendre vicus au sens latin du terme, c’est-à-dire celui de hameau (en anglais… hamlet) et d’où vient notre adjectif vicinal (qui relie des hameaux) — mais pas seulement, puisque l’on sait, via Samuel Beckett (lire aussi l’entrée suivante), l’intérêt que Joyce portait à Giambattista Vico (1668-1744) et puisque l’on sent bien qu’il y a aussi, sous-jacente, dans ce vicus, et renforcée par recirculation, l’idée de cercle, non pas vicieux mais savant, au sens classique du terme (celui qui sait, Vico, encyclopédiste avant l’heure). Si P. L. recourt à la chaise percée (qu’il attribuerait ainsi à Commode, les vespasiennes étant dues à l’empereur Vespasien qui institua des urinoirs publics et créa un impôt sur l’urine), H. M. ne traduit pas, c’est tellement plus simple… Ma proposition est : une commode, vicinale et savante boucle.
25.– fr’over the short sea had passencore rearrived.– S’il est peut être question, ici, de la Manche (manchissant, dit le néologisme de P. L.), on peut s’interroger sur la courte oisie qui veut traduire la short sea (en doublon, d’ailleurs, avec manchissant) que franchit Tristram, l’un des chevaliers héros de la légende arthurienne (d’où la fine allusion de P. L. au fin’amor, l’amour courtois). Tristram est plus connu en français sous le nom de Tristan, célèbre pour sa passion partagée avec Yseult (d’où l’expression Yseul penny choisie par P. L.). Mais short sea pourrait aussi désigner la mer d’Irlande ou la mer Celte, Tristan étant venu d’Armorique chercher Yseult en Irlande pour le compte du roi Marc de Cornouailles ; et c’est aussi un terme de marine désignant soit le cabotage (short sea shipping) soit une mer qu’agite une houle irrégulière, par opposition à une long sea aux vagues amples et régulières. On notera, par ailleurs, que fr’over est la contraction de from over et que to rove (anagramme de over) signifie errer. Eu égard à l’isthme (isthmus) qui suit, l’on est fondé à parler déjà de détroit (d’autant que la ville américaine de Détroit fait écho à l’Armorique du Nord).
Dans une lettre à Harriet Shaw Weaver, Joyce indique qu’il a composé passencore en pensant aux expressions françaises pas encore et passe encore qu’il relie à l’Italien Giambattista Vico (1668-1744), évoqué à la fin du paragraphe précédent. Ce philosophe de l’histoire pensait que les nations suivent un cours (corsi) passant par trois âges (divin, héroïque et humain) et que, une fois disparues, elles peuvent, si leurs peuples le veulent, suivre à nouveau (ricorso). Difficile, pour le lecteur non averti (notamment du fait que la pâque juive — Pessa’h — célèbre le passage des Hébreux de l’autre côté de la mer des Joncs), de retrouver cette idée dans n’avait pâque buissé sa derrive de P. L. Par ailleurs, on pourrait décomposer rearrived en rear rived, fendait (l’onde) en arrière. Néanmoins, ma proposition est : venu de par-delà le houleux détroit, n’avait pas encore à nouveau débarqué.
26.– wielderfight his penisolate war.– Wielderfight, mot-valise où l’on peut lire non seulement l’allemand wieder, à nouveau, mais aussi l’anglais wielder, tenant (du verbe to wield, exercer). Penisolate, mot-valise où se bousculent penis, isol(de) et isolate : Tristram/Tristan ne consomma jamais son amour avec Yseult/Isolde). Une ébauche portait peninsular war : le futur duc de Wellington mena la guerre d’Espagne, de la péninsule ibérique, d’où son nom de Peninsular War. La solde est la paie du soldat : pénisoldée résume bien le tout.