I.– SUR L’ART ET LA VIE
Les rapports entre l’œuvre, la création artistique et la vie sont au coeur de l’entreprise de Joyce. Mais il faut préciser tout de suite que Joyce est profondément irlandais et que son œuvre s’enracine dans Dublin et l’Irlande — mais c’est « son » Irlande. Il est vrai que l’on peut découvrir l’Irlande dans le présent du début du XX° siècle à travers une lecture de Dublinois et d’Ulysse (il y a quelque chose d’un document social, là-dedans). Mais Hélène Cixous a raison de dire que ça n’est qu’un cadre pour l’histoire d’une conscience, la conscience de l’artiste. Il y a comme une série de cercles concentriques (cf. Dante) : au centre de l’œuvre, Joyce met des individus puis, autour des individus, trois cercles : famille, patrie, Église. En cela, on peut parler de réalisme : il y a toujours un fond réaliste à l’histoire – par exemple, la famille et les problèmes économiques et sociaux, éléments concrets de la réalité environnante. Mais ce sont des « instruments sur lesquels s’aiguise l’esprit de l’artiste ».
Le réalisme est immédiatement dépassé, il devient chez Joyce « la surface d’un symbolisme qui se fait de moins en moins publiquement signifiant pour se charger de significations personnelles » (et, dans Finnegans Wake, ce symbolisme devient même comme « une forme d’occultisme joycien » auquel il faut s’initier en passant par Joyce avant de pouvoir accéder au réel.
Le mot de “réalisme” doit donc être utilisé avec une grande prudence. Déjà, dès qu’il écrit le Portrait (noter qu’il s’agit du Portrait de l’artiste et non pas du portrait moral !), c’est le récit d’une transformation esthétique – et, s’il réclame pour l’artiste parfois le statut de réformateur moral (thème cher aux artistes de la fin du XIX°), c’est à partir d’une « conscience double » (James Joyce, Mayoux, 44) une « conscience du vivant qui se regarde vivre » ; c’est cette conscience double qui lui permet de reconstituer par la mémoire un temps vécu et révolu. Il vaut donc mieux se donner comme hypothèse de lecture l’idée d’un va-et-vient du moi au monde extérieur : le Portrait est le livre de la formation d’une conscience, où l’on assiste à une compréhension progressive du monde extérieur. Dublin est vue par Stephen, mais cette « réalité objective » n’est découverte qu’à partir du regard subjectif de Stephen — et, pour situer le réel à partir du subjectif, il faut savoir comment Stephen regarde.
Or, comme Hélène Cixous montre bien, Stephen ne prétend pas être « objectif », et Joyce s’applique à montrer ses erreurs de jugement ; il est loin d’accorder à Stephen une sorte d’infaillibilité – mais Joyce le fait très subtilement. Non pas en intervenant lui-même, mais en faisant de Stephen une sorte de Janus bifrons : il accorde à Stephen un sens de l’autocritique « à peu près égal à son sens de la critique » (Cixous, 16) mais ce sens de l’autocritique « s’exprime en sourdine, comme en marge de ses jugements »
De là une oscillation permanente et une quête d’identité qui reste ouverte, malléable (aussi bien pour Bloom que pour Stephen dans Ulysse). Dans le Portrait, Stephen « oscille entre l’ironie acerbe et un romantisme fade ou idéaliste », et, fait remarquer Hélène Cixous (16), ceux-ci se détruisent l’un l’autre « au profit de la vision ‘indifférente’ de l’auteur qui enregistre les efforts du jeune homme pour échapper aux filets tendus par la société » (Cixous, 16)
Cela explique le style et la différence de ton entre le Portrait et Stephen le héros. Ce dernier est écrit sur un ton agressif, avec de longs monologues en style indirect, l’intention critique est dominante. Au contraire, dans le Portrait, l’intention critique demeure mais reflue et le temps, l’espace, la rétrospective deviennent déterminants ; l’attention, souligne finement Hélène Cixous, est déplacée, décentrée (même si Stephen est encore en première place) vers de « nombreuses scènes révélatrices » pleines d’ambiguïté.
Le meilleur exemple, c’est l’ouverture du Portrait : le chapitre « livre en vrac des faits objectifs » et l’interprétation de Stephen, mais cette interprétation est « hésitante, limitée, parce qu’il a seulement l’expérience du petit enfant qui ne sait pas s’il est au centre du monde ou au contraire à l’extrémité extérieure du monde » (Cixous, 16).
Ce regard, cette « conscience double » ne révèle pas Stephen mais révèle à Stephen l’image qu’il a de lui-même et, en même temps, les pressions extérieures qui l’ont poussé à se développer. Mais, ici encore, il faut ajouter qu’il n’y a pas un déterminisme social strict ; c’est bien plutôt un développement par opposition. À l’aliénation sociale des siens et de l’Irlande, il va répondre en faisant retrait, en revendiquant sa différence.
L’artiste
Le terme même d’« artiste » (portrait de l’artiste…) doit être soigneusement pesé (cf. Cixous, 10) : Joyce ne se prétend pas « écrivain » ni (surtout pas !) « homme de lettres », terme qu’il méprise… Il revendique le terme d’ « artiste ».
1.– Joyce entend par là une catégorie d’hommes qui se distingue des autres, non pas pour des raisons morales, sociales ou professionnelles, mais parce qu’ils ont dans leur nature une qualité spéciale, celle d’être un créateur — et surtout un créateur inséparable de sa création : sa création « lui tient lieu d’univers, d’Autre, de temps, de patrie » (Cixous, 10). Et cette vie d’artiste suit le « rythme d’un aller et retour » de la vie à l’œuvre et de l’œuvre à la vie. Ce qui ne va pas sans tensions internes, tensions qui sont au cœur de la réflexion sur le statut de l’artiste, d’abord dans Stephen le héros puis dans le Portrait.
2.– Dire qu’il est inséparable de sa création ne lui interdit pas — au contraire ! — d’avoir un détachement, une capacité d’autocritique (cf. plus haut), d’être une « conscience double ».
3.– Il « a fait de son œuvre le double de sa vie, comme il faisait de sa vie la répétition de son œuvre : le réel tendait à se déplacer du côté du livre » (Cixous, 10), ce qui explique que l’œuvre ait « le mystère et la densité d’une vie réelle ». Je cite Hélène Cixous plus longuement : « C’est pourquoi l’œuvre a la densité et le mystère d’une vie réelle ; elle dépasse les possibilités ordinaires de l’écriture. Écrire sa vie plutôt que la vivre, la penser écrite plutôt que “vécue”, et inversement s’enfoncer dans l’écriture comme dans un temps personnel, faire de l’évolution d’un art sa propre histoire, tel fut le dessein de Joyce dès l’enfance passée. » (Cixous, 10)
4.– Détachement, oui, indifférence, non ! Hélène Cixous insiste sur la nécessité de se méfier d’un mythe, qui peut naître d’un passage célèbre du Portrait, où Stephen définit ainsi l’artiste : « La personnalité de l’artiste, d’abord cri, cadence, ou état d’âme, puis récit fluide et miroitant, se subtilise enfin jusqu’à perdre son existence, et, pour ainsi dire, s’impersonnalise. L’image esthétique exprimée dramatiquement, c’est la vie purifiée dans l’imagination humaine et reprojetée par celle-ci. Le mystère de la création artistique, comme celui de la création matérielle, est accompli. L’artiste, comme le Dieu de la Création, reste à l’intérieur, ou derrière, ou au-dessus de son œuvre, invisible, subtilisé, hors de l’existence, indifférent, en train de se limer les ongles. » (P, I, 742)
On ne peut appliquer cette formule à Joyce, souligne Hélène Cixous : l’artiste Joyce n’est pas indifférent, « il est toujours là, à l’intérieur, derrière, en-deçà, précédant son œuvre » (Cixous 10) et elle ajoute : « D’où la difficulté, pour le critique, de discerner la limite entre le subjectif et l’objectif, de savoir où commence l’art, et quelle est la part de la mémoire, de l’imagination ou de la transposition. » (Cixous, 10)
5.– C’est ce qui conduit Hélène Cixous à considérer les mérites de la biographie d’Ellmann, dans la mesure où la meilleure manière de faire la connaissance de Joyce, c’est de recourir aux témoignages, nombreux et riches, dont on dispose aujourd’hui grâce à la biographie d’Ellmann, « modèle de biographie intelligente […] d’une perspicacité qu’aucune mise à jour ultérieure n’a jamais pu concurrencer […] c’est aussi par l’adresse critique, une étude de l’œuvre où tout a été entendu, recueilli, avec la fraîcheur de perception que donne l’analyse historique d’une œuvre en progrès ». Et Hélène Cixous d'ajouter qu' Ellmann n’a pas exploré d’une façon plus systématique cet univers dont il a dressé pour ses successeurs une carte infaillible, mais « tout chercheur lui doit d’avoir inauguré toutes les voies » ( Cixous, 11).
II.– SUR L’ŒUVRE ET LA VIE
Le paradigme : l’interprétation de Shakespeare (Ulysse, chapitre Charybde et Scylla)
Une grande partie du dessein créateur de Joyce, c’est d’analyser dans ses oeuvres les mécanismes de sa propre création. Dans ses trois œuvres majeures (Portrait, Ulysse et Finnegans Wake), il y a un personnage central, qui est l’artiste, et qui sert de porte parole à Joyce. Autrement dit, à l’intérieur des œuvres, on trouve les instruments qui l’ont rendu possible, les instruments de sa genèse, un effort pour mettre en évidence la forme en genèse, la forme en progrès qui précède la forme achevée. Il y a la forme achevée, l’œuvre et quelque chose qui la précède, la forme en progrès (work in progress). La réflexion sur l’art et la vie chez Joyce est indissociable de cette réflexion sur la forme en progrès. Or il y a un texte majeur sur cette question : c’est l’interprétation que Joyce donne de Shakespeare dans Ulysse.
Sept raisons, au moins, de choisir Shakespeare :
1.– C'est le moyen de faire le point sur une théorie dont des éléments, présents mais éparpillés, figurent ailleurs (dans le Portrait et Ulysse).
2.– Shakespeare est le symbole de « l’artiste de génie » dont on ne connaît même pas les faits exacts de sa vie ; c’est le genre d’homme qui a parcouru un chemin aventureux de l’existence et qui a réussi à résumer son expérience dans une œuvre.
3.– C’est un type humain particulier et exemplaire.
4.– Stephen va entreprendre devant un auditoire savant, à la Bibliothèque nationale de Dublin, cette biographie critique ; il souhaite convaincre son public mais n'y parvient pas vraiment complètement. Mais c’est cela aussi qui montre que Shakespeare est moins le sujet qu’un prétexte, un moyen, pour Stephen, de fasciner ceux qu’il considère comme des adversaires.
5.– Mais c’est aussi un prétexte pour Joyce et le moyen de mettre en forme des thèmes qu’il avait exploités, sans les théoriser complètement : il veut analyser les mécanismes de sa propre création et inclure à l’intérieur de l’œuvre la forme en train de se faire (work in progress) et aussi l’homme en train de se faire, à tous les niveaux de sa formation (cf. plus haut). C’est bien pourquoi il est essentiel de toujours se souvenir que Stephen, dans Ulysse, est loin d’avoir bouclé le cycle de son expérience, et que même Bloom n’atteint son terme que dans l’épisode d'Ithaque (où se lit le nostos, le désir douloureux de revenir au foyer) : il y a, chez Joyce comme chez Shakespeare une quête d’identité (cherchée dans les rapports aux autres et à soi).
6.– Mais, dans l’ordre de la vie, l’existence et ses aléas précèdent la création : l’œuvre est produite par l’imagination, mais aussi à travers les problèmes que rencontre l’artiste. C’est ce que Stephen va s’efforcer de montrer pour Shakespeare : l’œuvre, c’est la conséquence, mais transfigurée par l’art, d’une expérience particulière ; on peut donc, comme il va le faire, partir de l’œuvre de Shakespeare pour chercher l’homme.
La vie et l’œuvre de Shakespeare sont consubstantielles — et c’est vrai aussi pour Joyce — mais il faut ajouter, dit Hélène Cixous, que ce n’est qu’à partir d’un « moment déterminé » que Joyce a pu en saisir les significations. À partir de ce moment, il a pu embrasser l’expérience vécue, non plus dans un temps successif, qui est celui de la vie, mais dans un espace qui est celui de la mémoire. La vie devient alors « une sorte "d’histoire" définie par ses lois propres et un système de structures » (Cixous, 19). Selon Hélène Cixous, la « cristallisation » serait advenue pour Joyce avec sa pièce de théâtre Les Exilés.
De la sorte, la vie de l’artiste suit un mouvement d’aller et retour : il y a d’abord les événements biographiques – puis le rapport s’inverse : la vie dépend de l’exercice de l’art.
C’est comme ça que Stephen interprète Shakespeare : c’est d’abord un jeune homme, un époux, un père, un écrivain, un courtisan, que les circonstances, son état personnel et social, ses actes déterminent, avant qu’il ne commence d'être déterminé par son art. C’est vrai aussi, évidemment, pour Joyce : il donne a posteriori une forme signifiante à sa vie ; c’est son interprétation de sa vie qui constitue l’œuvre d’art ; les épisodes vécus vont être modulés en thèmes littéraires qui donnent le ton de son œuvre.
On notera que dans le chapitre Charybde et Scylla, on trouve un tableau assez détaillé des thèmes favoris de Joyce. Le fait qu’ils soient extraits d’une biographie de Shakespeare (biographie qui parodie la biographie) montre :
a) qu’il ne s’agit pas d’une étude réaliste de Shakespeare, mais d’un « portrait » d’homme : on rejette ce qui serait trop strictement individuel ;
b) ni Stephen ni Joyce ne se prennent pour Shakespeare, comme dit plaisamment Hélène Cixous (20) et ils ne croient qu’à moitié au Shakespeare qu’ils évoquent. En revanche — et c’est l’essentiel à retenir — « ils croient à un personnage d’artiste qui est formé autant par une vocation que par une série de rencontres avec le monde extérieur ; ces rencontres, fortuites d’abord, sont vite considérées comme nécessaires donc méthodiquement répétées » (Cixous, 20). En un sens, l’artiste est bien le produit « de cette race, de ce pays, de cette vie », comme dit Stephen dans le Portrait. Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas la race, le pays, la vie qui « produisent » l’artiste : c’est l’artiste qui se produit contre ces déterminations, ou en dehors de ces déterminations (par l’exil, notamment).
7.– Il faudrait donc conclure, comme Hélène Cixous le suggère, que l’originalité de Joyce n’est pas dans le fait que l’œuvre est nourrie de son auteur (c’est un lieu commun et une banalité, que, cependant l’on n’interroge pas suffisamment) ; c’est bien plutôt, dit Hélène Cixous, le fait que « son auteur fabrique sa vie », afin que sa réalité soit déjà l’image de ce qui sera écrit à son image. Ainsi Stanislas dit-il de son frère qu’il avait décidé de faire de sa vie « une expérience » d’être « l’artificier » de « son propre style de vie » : sa vie était déjà elle-même une œuvre (ce que confirme la biographie d’Ellmann).
III.– SUR LA FAMILLE
III.1.– Son statut dans l’œuvre de Joyce
Deux choses sont à bien retenir d’emblée :
1.– C’est à partir d’une perception du statut familial comme lieu de dépossession et de laideur, qui révèle les « embûches du monde », que l’artiste jeune (à noter soigneusement : ce n’est pas l’artiste en général dont il sera question dans le Portrait, mais de l’artiste découvrant sa vocation, l’artiste as a young man, en tant que jeune homme ). C’est dans ce rapport au milieu familial, d’abord, et parce que c’est le milieu le plus significatif, qu’on va reconstituer la genèse de la vocation de Stephen — disons tout de suite, d’un mot, l’idée directrice : après la découverte de la laideur, et la tentation d’y répondre par une « rédemption » idéaliste ou romantique, il découvre la felix culpa (heureuse faute), le « mal nécessaire » — et, dans cette perspective, la misère, les « embûches du monde », l’humiliation, la faim, la solitude, paradoxalement, favorisent l’art. L’artiste Stephen peut se débarrasser du mensonge qu’offrait comme réponse l’ordre religieux que proposent ou imposent les jésuites. Notons au passage que les conditions de la vie à Dublin et le rapport à l’Irlande et à son histoire s’éprouvent d’abord comme réfractés dans ce milieu familial : les événements nationaux, l’histoire et l’actualité irlandaises sont transposées très souvent dans le monde de la famille (l'exemple le plus parlant en est le repas de Noël , chap. 1). La famille fonctionne dans ce premier temps « comme une représentation de Dublin, en reproduisant, sur une échelle réduite, les relations de l’individu pris dans un société précise » (Cixous, 38) ; dans le Portrait, elle est un groupuscule social.
2.– Le schème de la famille évolue dans l’œuvre — c’est un point capital ! Dès le début d’Ulysse, les choses ont changé. On n’est plus dans la promesse d’un projet et d’un avenir, et d’un progrès pour l’Irlande, qu’espérait Stephen : Stephen est tourné vers le passé, la famille, déjà bien ébranlée du Portrait, est disséminée, éclatée : le père et le fils ne se rencontrent pas de la journée, ils n’ont même aucune envie de se voir, Stephen rencontre ses sœurs par hasard ; il n’ y a même plus de maison commune, et le père se conduit comme si ses enfants étaient des fantômes ; tout ce qui reste à Stephen, c’est le fantôme de sa mère et une culpabilité avec laquelle il est aux prises. Et l’histoire (l’Irlande) est devenue « un cauchemar dont il voudrait se débarrasser ».
Mais il y a plus : Simon Dedalus n’occupe plus le poste de père ! À la place, Joyce installe Bloom. Bloom, père sans fils, Bloom hanté par un désir de paternité… Dans le Portrait, Joyce se projetait dans Stephen ; dans Ulysse, il se désintéresse en partie de Stephen, et il s’intéresse passionnément à Bloom. Hélène Cixous résume : « À la place de la famille nombreuse, Joyce installe le lit conjugal de M. et Mme Bloom, et ce sont les relations d’un couple semblable à celui de Jim et Nora qui vont devenir la matière de l’art : à nouveau la vie nourrit l’œuvre, tandis que l’auteur se dédouble. Il se prend pour modèle du fils et pour modèle du père. »
Stephen était jeune et, dans sa vocation artistique, il avait l'excuse de la jeunesse. Mais Bloom ? Bloom n’est ni héros ni artiste, et son originalité, c’est d’être l’homme sans qualités (cf. l'ouvrage homonyme de Robert Musil) ! « Il n’a d’autre grandeur que son humilité dans son rapport à lui-même. Mais il a la modestie de ceux qui ont le souci des autres » – on est ici dans le « stade anti-romantique » de l’œuvre de Joyce (Cixous, 38). Sans doute l’existence personnelle de Bloom se trouve-t-elle ainsi diminuée. Mais Joyce nous fait accéder à « l’universel moyen », ce que Rabaté nomme, quant à lui, « l’universel quotidien ».
Il s’opère ainsi ce que Hélène Cixous nomme une « décentralisation » de la famille (Cixous, 37) — et l'on peut voir là un premier pas vers Finnegans Wake : de groupuscule social, la famille y deviendra un « groupe organique », elle représentera le « devenir humain » dans sa dimension cosmique.
III.2.– La famille et sa représentation
La famille, chez Joyce, n’a rien d’une structure stable : c’est plutôt (Cixous, 34) une « structure chaotique », menacée sans cesse de se dissoudre, avec en son centre, le père — et, paradoxalement, c’est dans la famille que l’on éprouve ce sens de la séparation.
Mais c’est aussi un groupe vivant, un réseau de relations personnelles, qui va jouer chez Joyce un rôle déterminant. Les personnages de Joyce sont souvent des solitaires entourés d’une foule d’être vivants, par rapport auxquels ils se situent sans cesse, plus que par rapport à leurs contemporains. Or ici la structure familiale est fondamentale. L’homme, d’une certaine manière, est caché, si l'on s’en tient à sa profession et à son statut social : il est d’abord le produit d’un passé racial et familial. Ce qui peut expliquer son comportement, c’est d’abord les pensées de ces contemporains, leurs problèmes, qui viennent prioritairement de leurs relations de parenté (à l’exception de leur vocation ou de la profession).
Mais il faut ajouter immédiatement qu’il y a beaucoup de perspectives possibles sur la relation parentale et familiale. On pourrait considérer que l’essentiel, le vrai centre, c’est ce couple à la maturité, quand il a à sa charge ascendants et descendants — c’est ce que diraient les sociologues.
Pour Joyce, la famille, c’est le premier obstacle à la liberté de l’artiste — précisons : de l’artiste jeune. Au moins au départ, pour Joyce, c’est la situation du fils qui est au centre. Le fils, c’est un rebelle qui méprise son père et se heurte à la mère. Exemple : pour Stephen (Portrait de l’artiste), les conditions de la vie familiale sont liées aux conditions de la vie à Dublin ; il subit les unes et les autres sur un mode qui l’éprouve physiquement (la faim, notamment) mais aussi spirituellement ; il est irrité à la fois par la pauvreté dans laquelle la famille vit et par laideur à laquelle sa pauvreté le condamne : elle déclenche chez lui la vision d’« un spectacle sordide et mensonger ». Hélène Cixous cite ce passage révélateur : « Il s’en voulait à lui-même d’être jeune, d’être en proie à des impulsions incessantes et absurdes ; il en voulait au revers de fortune qui recréait le monde autour de lui en un spectacle sordide et mensonger. Ce n’était pourtant pas son ressentiment qui altérait ainsi la vision. Il enregistrait patiemment ce qu’il voyait, s’en détachant lui-même, éprouvant leur saveur mortifiante en secret. » (Portrait de l’artiste, P, I, 595)
Sa réaction n’est pas de l’ordre du ressentiment ; c’est plutôt, souligne Hélène Cixous (35), l’expérience vécue de cette laideur qui rend le monde sale et envahissant. Stephen voit la vie dans sa laideur : la mer est grise, les eaux du port sont jaunes et sales, la baie de Dublin vert pituite, etc. Dans un premier temps, Stephen réagit en pensant que l’art pourrait lui fournir une compensation spirituelle (une forme de religion investie dans l’art), mais cette tentation d’un ordre et d’une élégance que l’art et la religion procureraient tournent court : « Quel but insensé il avait poursuivi ! Il avait essayé de bâtir une digue d’ordre et d’élégance contre le flux sordide de la vie extérieure et d’arrêter par des règles de conduite, des intérêts actifs, de nouveaux rapports filiaux, l’inlassable retour de ces flux au-dedans de lui-même. En vain. Du dehors comme du dedans, l’eau avait débordé par-dessus les barrages, les vagues reprenaient leur ruée sauvage sur le mur effondré. » (Portrait de l’artiste, P, II, 626)
Alors un retournement s’opère. Il abandonne les rêveries éthérées, les espaces infinis et radieux ; il décide de ne pas fuir « les embûches du monde » mais de s’y jeter, d’y succomber pour connaître la beauté relativement à son contraire. Il rejette l’ordre et l’élégance, où il ne voit plus que mensonge ou fuite, il prend la décision d’assumer le désordre de ce réel — l’ordre n’est plus qu’un monde glacé. Et c’est désormais ainsi qu’il va juger la vie que lui offraient les jésuites, c’est une vie de froideur, exempte de passion, qui lui répugne. Le désordre devient un attribut de la vie. Ici, c’est tout le grand texte du chapitre IV, qu’il faudrait citer :
« Tandis qu’il descendait les marches, une impression effaçait le recueillement troublé de son esprit : celle d’un masque morne reflétant le jour englouti sur le seuil du collège. Alors, l’ombre de la vie de collège passa gravement sur sa conscience. La vie qui l’attendait était grave, ordonnée, exempte de passion, une vie dépourvue de soucis matériels. Il imaginait comment il passerait sa première nuit de noviciat et avec quelle consternation il se réveillerait le premier matin dans le dortoir. Il se rappela l’odeur troublante des longs corridors de Clongowes et entendit le murmure discret du gaz allumé. Aussitôt, de toutes les parties de son être, une inquiétude se mit à irradier. Elle fut suivie d’une accélération fiévreuse de son pouls, et un bourdonnement de mots dépourvus de sens mit en déroute ses réflexions raisonnées. Ses poumons se dilatèrent, puis se rétrécirent, comme s’il aspirait un air tiède, humide, qui ne le soutenait pas, et il sentit de nouveau l’odeur de l’air, humide et tiède, qui flottait dans la piscine de Conglowes, au-dessus de l’eau paresseuse, couleur de tourbe. Un instinct éveillé par ces souvenirs, plus fort que l’éducation ou la piété, s’animait en lui à chaque contact avec cette existence-là, un instinct subtil et hostile, qui l’armait contre tout acquiescement. Le froid et l’ordre de cette existence lui répugnaient. Il vit son lever dans la fraîcheur du matin, la descente en file avec les autres à la messe matinale, la prière luttant vainement contre le malaise de l’estomac. Il se vit à table avec toute la communauté d’un collège. Qu’était donc devenue cette timidité invétérée qui lui rendait odieux de manger et de boire sous un toit étranger ? Qu’était devenu l’orgueil de son esprit qui l’avait toujours poussé à se considérer comme un être à part, dans tout ordre, quel qu’il fût ?
Le révérend Stephen Dedalus S.J.
Le nom qu’il porterait dans cette nouvelle existence jaillit en toutes lettres devant ses yeux et fut suivi de l’apparition d’un visage imprécis, ou plutôt de la couleur d’un visage. La couleur pâlit, puis devint intense, comme une lueur changeante d’un rouge brique clair. Était-ce la coloration rougeâtre d’une peau à vif qu’il avait si souvent remarquée, par les matins d’hiver, sur les bajoues rasées des prêtres ? Le visage était sans yeux, à la mine renfrognée et dévote, taché de rose par une colère étouffée. N’était-ce pas le spectre mental de l’un de ces jésuites que certains garçons appelaient Gueules en Creux, et d’autres Maître Renard ?
[…]
La voix du directeur faisant valoir devant lui les orgueilleuses revendications de l’Église, le mystère et le pouvoir du sacerdoce, résonnait en vain dans sa mémoire. Son âme n’était plus là pour l’entendre et l’accueillir ; et il savait maintenant que l’exhortation qu’il venait d’écouter s’était déjà transformée en un discours creux et formel. Jamais il ne balancerait l’encensoir devant le tabernacle en tant que prêtre. Sa destinée était d’éluder les ordres sociaux ou religieux. La sagesse de l’appel du prêtre ne le touchait pas au vif. Il était destiné à acquérir sa propre sagesse à l’écart des autres ou acquérir la sagesse des autres lui-même en errant parmi les embûches de ce monde.
Les embûches du monde, c’étaient ses voies du péché. Il tomberait. Il n’était pas tombé encore, mais il allait tomber en silence dans un instant. Ne pas tomber était trop difficile ; et il sentit la défaillance silencieuse de son âme, telle qu’elle se produirait à un instant prochain — la chute, la chute, de son âme pas encore déchue, non déchue encore, mais sur le point de choir. » (Portrait de l’artiste, P, IV, 689-90)
On pourrait penser et objecter qu’on s’est fort éloigné du propos initial, le rôle de la famille. En réalité, il n’en est rien, comme le montre la suite du texte — car l’art doit désormais être non pas une manière d’échapper à la vie mais « tout le contraire » : « L’art est l’expression centrale de la vie » (souvenons-nous du passage de Stephen le héros : « L’artiste n’est pas un individu qui fait miroiter devant la foule un ciel mécanique. C’est le prêtre qui fait cela. L’artiste tire ses affirmations de sa propre vie. Il crée… » (SH, P .I, 395) – En rejetant l’ordre et l’élégance, Stephen fait retour à la misère et à la laideur, il découvre que la laideur et la misère peuvent favoriser l’art. Si bien que tous les désagréments de la vie familiale (l’humiliation, la faim, la solitude, etc.), le désordre même de la vie familiale est un mal nécessaire. La suite du texte le montre clairement, et ce retour au désordre et à la confusion nourrit soudain chez Stephen un rire libérateur : la création passa aussi par la prise en compte de « l’aigre puanteur de choux pourris » qui monte des potagers proches de la maison familiale. La vie remporte la victoire : il lui faut assumer le désordre, l’anarchie, la confusion de la vie dans la maison paternelle en même temps que « la stagnation de la vie végétale » : « Il traversa le pont sur la Tolk et tourna un instant les yeux avec indifférence vers la châsse de la Sainte Vierge, d’un bleu déteint, perchée à la manière d’un volatile sur un poteau, parmi de pauvres maisonnettes dont le groupe avait la forme d’un jambon. Puis, obliquant à gauche, il suivit la ruelle qui conduisait à sa maison. Une aigre puanteur de choux pourris arrivait jusqu’à lui des potagers situés sur la levée au-dessus de la rivière. Il sourit en pensant que c’était ce désordre, l’anarchie et la confusion régnant dans la maison paternelle, et la stagnation de la vie végétale, qui allaient emporter la victoire dans son âme. Puis un rire bref lui vint aux lèvres au souvenir d’un solitaire garçon de ferme, dans les potagers derrière chez lui, qu’on avait surnommé l’homme au chapeau. Un nouvel éclat de rire, découlant du premier après une pause, lui échappa malgré lui lorsqu’il pensa à la manière dont l’homme au chapeau travaillait, considérant tour à tour les quatre points cardinaux, puis enfonçant à regret sa bêche dans le sol. » (Portrait de l’Artiste, P I, 690-91)
Revenons à la dimension biographique. Commençons par la véritable famille de Joyce. C’est une famille qui a eu une histoire pénible, depuis la naissance du petit James en 1882 : elle est passée d’un niveau bourgeois confortable à une véritable pauvreté, déclin dû au caractère irresponsable du père, John Joyce. Il est employé de perception, mal noté, et on finit (c’est une chance, due à l’intervention personnelle de la mère) par lui accorder une pension (un tiers de son salaire) ; il est alcoolique et, pour faire face et rembourser de nombreuses dettes, il vend sa propriété de Cork — plus exactement ce qu’il en reste, car elle est déjà lourdement hypothéquée. Il a à l’époque 40 ans, et la dégringolade commence : la famille, nombreuse (11 enfants !), quitte Blackrock pour Dublin et tombe rapidement dans la misère.
James Joyce réagit à ces difficultés du quotidien : il connaît une sorte de décalage entre l’origine sociale et la réalité devenue sordide. Son statut, remarque Hélène Cixous, « le suspend dans une sorte d’entre deux classes, de non–appartenance à telle ou telle couche sociale, qui lui donne le recul favorable à l’observation critique d’une situation matérielle ». Il a le sentiment de ne pas avoir de place dans la société (ce que confirme le témoignage de son frère, Stanislas — cf., Cixous, n. 2, p. 28), sentiment qui se double d’une sensation de déplacement continuel, dû aux déménagements à la cloche de bois…
De là quelques conséquences chez Joyce :
A.– Son sentiment de propriété aura tendance à prendre une forme intérieure et imaginaire. Le père met tout au clou ou vend les objets de la famille ? Soit ! pour y échapper Joyce « s’attache à lui-même, et se donne un monde dont aucun père ne pourra le déposséder. Il installe une permanence dans un univers sur lequel l’histoire n’a pas de prise, celui de l’art et de la culture ». (Cixous, 28).
B.– De là également le désir d’un espace ouvert et infini, manifesté par le personnage de l’artiste — voir aussi le rôle de la marche dans la quête d’identité.
C.– De là encore le fait que la disparition des objets familiers et familiaux conduit Joyce à « une indifférence volontaire à l’égard de la propriété personnelle » (Cixous, 28) – et plus précisément : à un attachement à de rares objets dotés par lui d’un pouvoir magique, en particulier les objets qui sont marqués au sceau de l’œuvre : Joyce attachera une valeur de signe-symbole aux bagues conçues comme des talismans, le bracelet de bora, un gilet, etc.
Sur quoi, alors, repose la cohérence – même précaire – de la famille Joyce ? On peut répondre d’abord : sur rien de ce qui fait la cohérence dans la vie d’une famille ordinaire. Par exemple, le rituel des repas en commun ou encore le rite religieux sont très tôt dissous, parce que les Joyce n’ont pas de quoi se payer un vrai repas.
Alors, où est le sens de la famille pour Joyce ? Hélène Cixous propose des éléments de réponse :
1.– Il y a tout d'abord l’abondance numérique de la famille, qui revêt, dit Hélène Cixous, « un aspect tribal ». Et les aînés voient mourir de nombreux frères et sœurs — ici on vit sur le plan des cycles naturels.
2.– Il y a ensuite les querelles violentes entre le père et la mère ; les fils Joyce y apprennent le dégoût de la violence et le sentiment que l’être qui succombe à la colère se dégrade lui-même. Du coup, une dévaluation de la morale s’ensuit, et la solidarité familiale devient une défense contre le regard des voisins. Entre frères, peu de communion (à Nora, Joyce écrira : « Nous étions 11. Mes frères et sœurs ne sont rien pour moi. Un seul de mes frères me comprend. » — c’est exagéré, car, selon Hélène Cixous, ses frères et sœurs « forment le chœur qui chante la souffrance familiale et lui donne envie, donc raison, de fuir » (Cixous, 29)
3.– Mais, cela dit, jamais Joyce ne se passera du cercle protecteur de la famille. Il y règne, et, s’il s’en échappe, c’est pour la reconstituer d‘une autre manière. Ses frères et sœurs l’admirent, d’abord pour sa liberté de ton et même ses goûts vestimentaires, eux qui sont plutôt murés dans le silence et l’humilité.
4.– Il faut ajouter que la famille Joyce est une famille malheureuse, mais non pas tragique, parce qu’il y a chez les Joyce une vitalité et un instinct de conservation très forts. La famille participe au malheur économique et politique de l’Irlande « intimement mais sans excès » (Cixous, 30). Elle se revendique catholique, par opposition aux autres, les protestants. L’ennemi, c’est l’Anglais : pour Joyce, ce sont des marchands, des obsédés de l’hygiène, et des impérialistes qui considèrent l’Irlande comme une nation de « demeurés » (cf. l’antipathie pour Haines, au début d’Ulysse. Il y a là un sentiment d’aliénation culturelle chez Joyce qui restera très fort, le refus d’une « anglicisation de l’esprit ».
5.– L’enfance de Joyce se déroule dans ce temps familial rythmé par les crises ; l’irresponsabilité du père l’écrase, d’autant qu’il est l’aîné ; il fuit la maison et la misère. Il faut choisir, et son choix, c’est sa vie d’abord contre celle des autres — se sauver d’abord. Ce choix connaît des hésitations, et il lui aura fallu, pour le réaliser, faire l’expérience de l’instabilité et de l’insécurité. Rien ne lui paraîtra procurer une solidité : ni père, ni patrie, ni culture, ni art (qui sont aux mains des Anglais). Reste Dieu. Mais, en Irlande, l’Église a fait alliance avec l’Anglais. Joyce le répètera : l’Irlande est prise entre deux maîtres, le pape et l’impérialisme anglais.
6.– Et la politique ? Sur ce point, il n’y a pas de désaccord à la maison. Le père a un héros favori, Parnell, et ce qui lui plaît dans la politique, c’est le pittoresque et le commentaire. Pour Stephen Dedalus, l’histoire est un cauchemar ; pour le père de Joyce, « volubile et hâbleur », l’histoire n’a rien du cauchemar, c’est plutôt de la comédie : « Ce qui lui plaît, c’est le pittoresque et le commentaire. Les événements, il faut les vivre en personne, et en tirer les effets héroï-comiques dont on réjouira les réunions amicales autour d’un pot. » (Cixous, 31). De Parnell, le père se plaît à raconter les aventures, qui côtoient le romanesque ou le grivois ; pour John Joyce, il incarne le rêve irlandais. Mais, quand Parnell meurt, le rêve s’écroule, John finit de jouer ; il n’a pas de conception idéologique ni de conception réaliste de la politique, rien qu’un sens théâtral et des haines personnelles — « un anticléricalisme hérité de son père, un plaisir malin à détester sa belle famille l’inspiraient plus que le sort national » (Cixous, 32). Vers 1889, John Joyce arrête sa vie active et s’en tient dès lors à « ses souvenirs enjolivés et ses rodomontades » (Cixous, 32).
De fait, aucun des membres de la famille resté à Dublin ne participera à la libération du pays, et les deux frères aînés, dont aucun n’est nationaliste, auront une vocation européenne. La politique, c’est un de ces grands mots dont les deux frères se méfieront très vite.
Et pourtant, malgré tout cela, souligne Hélène Cixous, il reste une « étrange harmonie […] qui sans doute vient du charme incontestable du père et de la résignation de la mère » (Cixous, 32). Dans les pires moments, il arrive même qu’on chante et qu’on ouvre le piano : le père et le fils chantent, la mère écoute. Il y a « une atmosphère joycienne, faite d’un sens invincible de l’humour et de l’émotion, et d’un sentimentalisme rédempteur, qui transfiguraient le sordide ». (Cixous, 32-33)
III.4.– La figure du père (John Joyce)
John Joyce a d’abord vécu confortablement, à Cork, des revenus d’une propriété : il fait du yachting, boit tout son saoul, chante dans les concerts et les bars, est apprécié pour sa bonne humeur et son humour. Il n’est pas très doué pour les affaires, comme le grand-père, qui avait fait deux fois banqueroute : il opère un placement désastreux qui le met à sec . À partir de là, il emprunte et se crible de dettes. Tant bien que mal, il obtient par relation des emplois de complaisance (perception, brasserie, candidatures aux élections…). Il est apprécié pour sa chaleur humaine et son humour dévastateur ; de cette manière, il fait l’expérience des affaires publiques et de la politique, dans leur dimension de ridicule.
Sans doute y a-t-il dans tout ça quelque chose de l’activité d’un parasite ; mais il acquiert à travers ces pratiques une sorte d’art de l’usage des choses, qu’il va se montrer capable de manier avec son humour — c’est le prince des anecdotes sur le mode de la comédie héroïcomique. Et la maison Joyce en profite en partie : il alimente le milieu familial avec des discours qui donnent l’impression à James et à Stanislas de pénétrer le milieu de Dublin (dont le père connaît les citoyens et l’histoire mythique de leurs débats) ; il a l’art du commentaire, c’est une personnalité remarquée à Dublin.
Pour James et son frère, c’est un personnage double : en public, c’est le charmeur né, une personnalité redoutée pour son humour, qui connaît admirablement Dublin et son monde. En privé, c’est l’homme coupable, l’homme brutal, colérique, dont l’humour vire au sarcasme, ivre cinq jours sur sept, dilapidant le peu qui reste, cruel avec sa femme, de leur mariage à sa mort (à 44 ans).
James garde cette image double, ambivalente, du père, le charmeur né et le coupable violent. Mais il faut noter que Joyce n’a jamais renié son père dans la vie (et assez peu dans son œuvre).
Evidemment, on pense à Dubliners, où la figure du père semble se profiler. En réalité, les choses sont plus complexes, ça n’est que partiellement vrai : les pères de Dubliners rappellent John Joyce, mais, par exemple, le modèle paternel de la nouvelle Correspondances, c’est l’oncle Murray, frère de la mère…
James aime son père, parce qu’il avait « le goût de se dissocier des jugements communs, de les inverser » ; il a quelquefois tendance à l’excuser, parce qu’il voit en lui la victime de la condition faite à l’irlandais catholique.
De même, l’attachement à la mère chez Joyce n’est pas contestable. On va revenir tout de suite sur ce statut de la mère.
À ces relations complexes, Joyce va donner une attitude générale : Zola aurait fait de la famille Dedalus une étude réaliste ; Joyce, lui, en fait un petit univers, un microcosme dont les difficultés sont traitées avec humour ; ce décalage alimente l’esprit de parodie… C’est une constante de l’œuvre : pour montrer la vérité, il faut tempérer le pathétique par l’ironie.
Joyce a ainsi créé un « héros » qui n’est qu’un masque d’une vulnérabilité bien réelle ; la fausse invulnérabilité devient une source d’ironie sur soi. Mais, avant d'examiner la figure paternelle dans les œuvres, il faut se tourner du côté de la figure maternelle.
III.5.–La figure de la mère (May Joyce)
La figure du père se prête à de multiples facettes dans l’œuvre de Joyce, donnant l’impression d’une existence intense, qui permet à Joyce de projeter des fragments de sa personnalité, comme si la vitalité du père pouvait animer plusieurs personnages, truculents, rabelaisiens, au comportement bruyant et scandaleux.
Il en va autrement de May, l’épouse de John, résignée et murée dans le silence, brimée et, quelquefois, même, battue. Mais cela ne signifie nullement qu’elle joue un rôle accessoire. Hélène Cixous montre (53 sq.) que l’épouse brimée, déçue ou battue, prend « une sournoise revanche » : la victime se venge de son bourreau en acceptant et en assumant son rôle de victime. Sa mort même laisse bien vivants la honte, les souvenirs accablants et les reproches. « Si elle repose en paix, elle ne laisse guère de repos à la conscience des autres » (Cixous, 53). En mourant elle prend une place qui lui avait été refusée au cours de sa vie.
En un sens, sa passivité et son silence sont des instruments de pouvoir. Car, comme Hélène Cixous le montre, il y a, derrière elle, une autorité qu’elle couvre et qui est l’ennemie de John : « Elle ne parle pas pour elle-même, elle parle au nom de Dieu » (Cixous, 53). Stanislas l’a noté : sa mère s’était aperçue qu’à la maison régnait une conception païenne de la vie, à laquelle elle oppose sa conception religieuse.
On est ainsi dans « un état de siège spirituel permanent » où la mère lutte contre le père et les deux fils aînés ; son confesseur lui avait même suggéré d’éloigner Stanislas et James pour qu’ils ne corrompent pas les autres ; de là une tension très forte entre James et elle : l’amour qu’il lui porte va rentrer en conflit avec sa vocation spirituelle d’artiste — on en a un écho très net dans les dernières pages du Portrait. Plus sa mère l’aime, plus il lui faut s’endurcir et masquer l’amour réel qu’il lui porte, jusqu’à donner l’impression de la détester ! Hélène Cixous cite un texte révélateur : Stephen est à Paris, et sa mère lui apparaît en rêve – un rêve dont il fait une épiphanie : « Elle vient la nuit lorsque la ville s’est tue ; invisible, sans faire de bruit sans qu’on ait à l’appeler. Elle quitte sa demeure ancienne pour rendre visite à ses enfants indignes, mère très vénérable, comme s’ils ne l’avaient jamais traitée en étrangère. Elle connaît les profondeurs du cœur, c’est pourquoi elle est douce et ne nous tient aucune rigueur. Elle dit : je suis toujours capable de changer, je remplis de rêves le cœur de mes enfants. Qui vous console quand vous êtes tristes en terre étrangère ? Je vous ai chéris, quand d’âge en âge vous dormiez dans mon sein. » (cf. P, I, 102 épiphanie 34, autre traduction)
Vingt ans plus tard, dans Ulysse, épisode Circé, Joyce se resservira de ce rêve : le fantôme de sa mère apparaît chez Bella Cohen, comme le spectre d’un cadavre en décomposition ; le spectre répète, pratiquement mot à mot : « Des années et des années, je t’ai aimé, ô mon fils, mon premier né, quand je te portais dans mon ventre ». Et encore : « Qui a eu pitié de toi quand tu étais triste parmi les étrangers ? La prière est toute puissante […] Repens-toi, Stephen. » Et Stephen hurle : « La goule ! Hyène ! » (Ulysse, Folio, nouvelle traduction, 861-862). Le symbolisme du passage est ambigu : la mère et la mort sont ici confondues, et Stephen sent que l’amour de sa mère a quelque chose de l’étreinte de la mort
Retenons plusieurs choses :
a.– « Il y a une tension infiniment plus grande entre mère et fils qu’entre père et fils » (Cixous, 56). Joyce attendait peu de son père, mais beaucoup de sa mère, il l’avait associée à sa vocation d’écrivain :il lui a lu son essai sur l’Art et la Vie et il en fait même un récit précis dans Stephen le héros (P ; I ; 394 sq.).
b.– Chacun (la mère et le fils) cherche à convertir l’autre à sa religion : pour l’un, l’art, pour l’autre le catholicisme. Ainsi, par exemple, ce texte significatif : la mère voit dans l’art une façon de divertissement, le moyen d’oublier la vie réelle, et Stephen s’insurge immédiatement : « L’art n’est pas une évasion hors de la vie. Il est exactement le contraire de cela. L’art, c’est l’expression même, l’expression centrale de la vie. L’artiste n’est pas un individu qui fait miroiter devant la foule un ciel mécanique. C’est le prêtre qui fait cela. L’artiste tire ses affirmations de sa propre vie, il crée… » (Stephen le Héros, P, I, 395)
c.– Après la mort de la mère, Joyce a cherché des remplaçantes. Il s’intéressait très peu aux critiques de ses livres ; or il a cherché des substituts à la mère (la tante Joséphine, puis Nora, et enfin miss Weaver) et il a été très attentif au jugement que ces remplaçantes portaient sur son œuvre ; ainsi, à Trieste, quand Nora lui reproche de passer son temps à griffonner au lieu de gagner un peu plus d’argent, il jette le manuscrit de Stephen le héros au feu, et c’est miracle qu’on en récupère la plus grande partie ! De même, il se décourage parce que miss Weaver met en doute la lisibilité de certains passages de Finnegans Wake (cf. Ellmann, II, 228 sq.)
d.– Il faut se demander si sa mère n’était pas déjà une remplaçante. On comprend la tension : ce droit qu’il accorde de regard sur lui risque de le détruire.
Concluons ce point avec la belle formule d'Hélène Cixous : « La vie est une comédie musicale quand c’est John Joyce qui la commande ; quand c’est May Joyce, la vie est un Requiem. » (Cixous, 63)
Tournons nous du côté du music-hall et de la comédie musicale, c’est-à-dire du côté du rôle du père dans l’œuvre.
III.6.– Le père, héros comique
C’est d’abord un personnage truculent, qui se métamorphose sans cesse, changeant, ondoyant et divers. À Cranly qui l’interroge sur ce qu’était son père, Stephen dans le Portrait répond en énumérant avec faconde les attributs de son père : « Étudiant en médecine, champion d’aviron, ténor, acteur-amateur, politicien braillard, petit propriétaire terrien, petit rentier, grand buveur, bon garçon, conteur d’anecdotes, secrétaire de quelqu’un, quelque chose dans la distillerie, percepteur de contributions, banqueroutier et actuellement laudateur de son propre passé. » (P, I, 768)
C’est Panurge, c’est l’homme du music-hall, de la comédie chantée, un héros, mais un héros de parodie (Joyce se méfie du tragique, le monde de Dublin est un immense théâtre, proche du music-hall, parce que la comédie est souvent chantée, et la vie est pour le père une comédie musicale).
Trois traits le définissent :
1.– La rébellion contre la religion, qui prend la forme d'une révolte contre l’Église et la famille. Sur ce premier point, on en a dit suffisamment dans le cadre de ces notes : l’antipathie du père pour les prêtres est un fait établi, et l'on a vu que c’est une de ses cibles favorites parce qu’il trouve ainsi l’occasion de blesser sa femme.
Examinons plutôt les deux autres traits.
2.– Le refus de vieillir. Résumant, dans un des carnets de Trieste, la formule qui correspondrait au destin du père, Joyce avait noté : « He is an irish suicide. » (Il a commis un suicide à l’irlandaise). C’est un blasphémateur, mais surtout un homme qui s’est enfermé dans son passé de jeunesse, qui se fait « laudateur de son propre passé ». Ici, le problème n’est pas de se vanter, mais de garder présent et vivant un passé où il peut alors projeter l’image juvénile, ce qu’il était — ah ! les beaux jours, comme dirait Beckett. Le père se vante de cette mémoire embellissante, et l'on notera que les trois traits qui caractérisent la figure du père sont complémentaires : c’est un blasphémateur dont la rébellion exprime d’abord le regret d’une liberté enjolivée par la mémoire, le temps de l’adolescence et de l’irresponsabilité. La « jeunesse » pour le père, c’est ce temps, cette mémoire rétrospective où des hommes frustrés projettent leur imagination, d’autant plus que le présent et le futur ne sont pour eux que des lieux de défaite. Dans cette jeunesse qu’ils célèbrent, ils se sentent vivants, libres, et surtout délivrés de toute responsabilité. Ils n’ont pas d’enfants.
Dans ce temps-là, la femme n’avait pas de place. John se vantait d’être resté fidèle au whisky toute sa vie : « En ce temps là j’avais gardé un satané ténor. Bon Dieu c’étaient de beaux jours ! »
On n’avait pas d’enfant non plus ! La naissance d’un fils apparaît comme un véritable traumatisme : le fils regarde le père et le contraint à vivre dans le temps réel, il l’oblige à songer à l’avenir, il vole en quelque sorte cette jeunesse rêvée du père. Ce qui n’empêchera pas le père de voler la jeunesse bien réelle, elle, du fils. Un bon exemple : dans le Portrait, M. Dedalus emmène Stephen avec lui à Cork – et c’est le père qui traite le fils comme un vieux ! Ils sont dans un bar, et le père finit par déclarer qu’il a l'âge de son fils, parce qu’il est capable de le battre en chantant un air de ténor ou en sautant une haie… Il lui dérobe même sa virilité ! (Lire la scène dans son intégralité dans P, I 622 sq.) Et, dans les grands moments, Dedalus père efface carrément l’existence de son fils Stephen de sa mémoire : dans Ulysse, au bar de sirènes, Dedalus père refait sa jeunesse sur un mode imaginaire – le père seul s’arroge le droit de s’attarder en enfance, le fils est bouté hors mémoire.
3.– Une passion pour le chant et un vrai talent de ténor. Mais où va-t-on quand on s’échappe ainsi ? On s’évade vers l'un des hauts lieux de l’imaginaire, le café, où se retrouvent tous les nostalgiques de leur jeunesse. Et là, on satisfait deux besoins essentiels : 1) le désir d’être admiré, conservé dans le regard des autres ; 2) le besoin de chanter devant un public qui apprécie ce talent.
Examinons rapidement l’un et l’autre.
IV.– LES SIRÈNES DU BAR
Le café devient le lieu où les révoltés, assoiffés de jeunesse et de liberté spirituelle, vont trouver le lieu de leur accomplissement. À la maison (ou au boulot), on est jugé ; au bar, au café, on est entre hommes, on se rassure, on se vante, on s’admire. Dès qu’il se sent en rupture avec le foyer familial, c’est là que l’homme court et là qu’il cherche un lieu de transgression imaginaire.
C’est une constante dans l’œuvre de Joyce : l’homme en rupture s’en va chez ses pairs, le seul lieu où il peut être accueilli et encouragé. Par exemple, dans La nouvelle Contreparties dans Dubliners : « Il sentait que son grand corps avait à nouveau besoin douloureux du pub… » (toute la scène est à lire : P, I, 186). Ou, dans Ulysse, le passage de l’épisode des Sirènes consacré aux libations au bar.
Noter :
1.– Il y a presque toujours (ici, en tout cas, elle est bien là !) une femme, une figure de la tentation, une sirène : dans la comédie des vanités qui va se jouer, il y a la femme, mais une femme à l’extrême opposé de l’épouse, de la femme au foyer. La tentatrice, c’est la barmaid : elle incarne la possibilité d’une transgression, le défi que lance l’home à sa femme — c’est un peu la figure du péché. Mais la comédie qui va se jouer là met des crans d’arrêt et des interdits au désir : elle n’est pas réellement dangereuse, mais elle est pourtant indispensable pour nourrir un désir érotique sur le mode imaginaire.
2.– Pour l’homme, elle incarne la possibilité de la transgression, mais elle n’est pas dangereuse, parce que, d’une certaine manière, l’homme ne passe jamais à l’acte, il se contente de sa complicité : « Il lui suffit d’avoir des complices dans la comédie de sa vanité. » (Cixous, 72) – De part et d’autre, c’est l’art du « faire semblant » qui triomphe, on vit un désir sexuel assouvi par procuration, sur le mode d’une satisfaction imaginaire : « L’imagination excitée se contente d’ailleurs de gestes symboliques tels que ‘compter les boutons’ d’une blouse ou frotter des verres, car tout le plaisir est enclos par une imagination prudente. » (Cixous, 72) Hélène Cixous cite, à ce propos, ce passage de Stephen le Héros, (P I, 336) où la barmaid, protégée par la barrière du comptoir, « allume » le client et minaude son érotisme par le papotage et le regard : « Ils trouvèrent Mr. Garvey assis au bar, le chapeau repoussé loin d’un front enflammé. Il taquinait la serveuse, mis lorsque les visiteurs entrèrent ; il se leva et leur serra la main. Puis il insista pour qu’ils prennent un verre avec lui. Mr Garvey et Nash taquinèrent à nouveau la serveuse, mais sans jamais dépasser certaines limites. C’était une jeune personne comme il faut, à la silhouette fort tentante. Tout en astiquant les verres, elle se prêtait à une conversation flirteuse et cancanière avec les jeunes gens : elle semblait tenir la vie de cette cité au bout des doigts. Elle réprimanda Mr Garvey une ou deux fois pour sa légèreté et demanda à Stephen si ce n’était pas une honte pour un homme marié, Stephen dit que oui et se mit à compter les boutons de son corsage. La serveuse dit que Stephen était un jeune homme gentil, raisonnable, qui ne courait pas, et elle lui sourit très gentiment au-dessus du torchon prestement manié. Au bout d’un moment, les jeunes gens quittèrent le bar, touchant le bout des doigts de la serveuse avant de lever leur chapeau. »
Tout est dans la comédie des regards — on se garde de toucher, on effleure, sans plus. La séduction reste imaginaire et, pour avoir une efficacité, il faut qu’elle maintienne une distance — pas touche ! donc. On communique par des regards et des paroles.
C’est ainsi que dans le bar des Sirènes, dans Ulysse, la barmaid offre des yeux où tout homme marié peut rêver d’être Don Juan.
Le bar et le jeu du « faire semblant »
Au bar, on peut se construire une image de soi, un personnage fictif, en ayant recours à toutes sortes d’expédients pour fabriquer cette image. C’est le grand jeu du « faire semblant ». Joyce en donne un bon paradigme avec l’épisode des Sirènes dans Ulysse, épisode qui mérite un examen attentif.
1.– Notons d’abord qu’il y a un paradoxe dans ce « faire semblant », comme le montre Hélène Cixous. Ça ne marche que si l’on reste à distance, si on maintient la distance entre l’imaginaire. Une proximité vraie briserait le fantasme. Car, ici, par pétition de principe, on ne saurait passer à l’acte, comme on le voit avec les attitudes de Douce et Mina, protégées par leur comptoir, et surtout, Simon Dedalus (voir le texte cité plus loin)
Dans ce monde du bar, tout est permis, à condition de rester à la surface. On ne communique que par des paroles ou des regards. Du même coup, selon Hélène Cixous, on « romantise » la comédie érotique qui se joue là, on introduit une dimension de mystère et d’inaccessible. On le voit en particulier dans le jeu et la dialectique des regards. Le regard de la barmaid reflète l’homme que le mari rêve d’être mais qu’il n’ose pas être. De là une limite infranchissable dans cette comédie de la séduction. On se voit comme Don Juan ou Boylan, mais on ne peut pas l’être !
2.– D’où un autre trait : le caractère réel et irréel à la fois du café ou du bar. Le café est comme une scène de théâtre ou un music-hall, où chacun joue un rôle. On fait « comme si » on était jeune, comme si on n’était pas marié, comme si l'on avait le pouvoir de séduction de Don Juan ou de Boylan, comme si on était un grand libertin… C’est le lieu par excellence de la simulation et de la dissimulation. Et, tant qu’on en reste à ce jeu, tant qu’on n’en transgresse pas les limites, tant qu’on reste à la surface, tout est permis. Le désir se donne libre cours mais sur un mode imaginaire.
Remarquons qu'il peut même y avoir des scènes érotiques, mais dans le cadre d’un voyeurisme qui maintient une distance – cf. le passage où, à la demande de Lenehan et de Boylan, Mlle Douce relève sa jupe discrètement, et fait claquer sa jarretière sur sa cuisse (lire, Folio, 384-85). Mais il faut noter qu’avec Boylan on n’est plus tout à fait dans le jeu : c’est un vrai séducteur.
Le café ou le bar sont des lieux de métamorphose
Mais il faut préciser :
a.– Dans ce jeu de « faire semblant », il y a un monde bien réel, le bar est propre et net. Dans la scène de la jarretière qu’on vient de décrire, Boylan suit la tête de Douce qui s’agite derrière son comptoir et qui glisse « le long des miroirs, où sous une arche d’or étincelaient les verres à bière dorée, à bordeaux et à riesling, une conque épineuse, où s’accordaient et se miraient bronze et bronze plus bronzé » (385). Ici les choses sont d’abord ce qu’elles sont, et les clients des « Messieurs » et, quand ils commandent des bières, on ne leur sert pas de philtre d’amour !
b.– Mais, « derrière », il y a un autre monde, par-delà l’objectivité de ce monde réel, un monde accessible aux initiés. Mais, pour y entrer, il faut interpréter les éléments de ce monde comme des signes, les décoder. On découvre que les significations sont doubles, il y a un double sens des objets, un double sens des conduites. Et c’est avec les paroles et avec l’œil qu’on les découvre. Alors, si on sait rentrer dans ce jeu, les choses et les actes peuvent prendre un sens équivoque, érotique. Hél!ène Cixous dit très justement : « Le paraître innocent est la parure d’une perversité délicieuse. » (Cixous, 75)
Prenons deux exemples, toujours empruntés à l’épisode des Sirènes.
Exemple 1.– Simon Dedalus s’enquiert des vacances que vient de prendre Douce. Joyce excelle à faire voir ce double jeu de Simon, auquel, dans certaines limites, qu’elle fait clairement sentir, Mlle Douce accepte de participer :
« Dans leur bar, en promeneur, M. Dedalus […]
— Heureux de vous revoir, mademoiselle Douce.
Il lui prit la main. Elle a passé de bonnes vacances ?
— Extra.
Il espérait qu’elle avait eu beau temps à Rostrevor.
— Splendide, dit-elle. Voyez un peu quelle image édifiante je donne.
Allongée sur le sable toute la journée.
Bronze blancheur.
— C’était excessivement méchant de votre part, lui dit M. Dedalus en lui pressant la main avec indulgence. De tenter ainsi de pauvres hommes innocents.
Mademoiselle Douce de satin douça son bras plus loin.
— Allons, dit-elle. Vous faites un bel innocent, vous.
Il l’était.
-— À dire le vrai, je le suis, dit-il pensif. J’avais un air tellement innocent dans le berceau, qu’on m’a baptisé Simon le simple.
— Vous deviez être un chouxe, lui dit Mlle Douce en réponse. Et qu’est-ce que le docteur a prescrit aujourd’hui ?
— À dire le vrai, dit-il, pensif, ce sera ce que vous voudrez. Je vous demanderais bien un peu d’eau fraîche et un baby.
Cliquetis.
— Avec le plus grand empressement, acquiesça Mlle Douce. » (Ulysse, Folio, 376-77).
Exemple 2 : le coquillage rapporté de vacances par Bronze signifie autre chose que le bruit de la mer et le langage des vagues : il évoque le bourdonnement du sang et le désir qui monte :
« Douce maintenant. Douce Lydie. Bronze et rose.
Elle a passé des congés sublimes, tout simplement sublimes. Et regardez le ravissant coquillage qu’elle a rapporté.
Vers lui à l’autre bout du bar elle apporta, aérienne, la trompe marine incurvée et couverte de pointes afin que, lui, Georges Lidwell, avoué, puisse entendre.
— Écoutez, lui intima-t-elle. […]
Ah ! il entendait maintenant, elle la lui appliquait à l’oreille. Vous entendez ? Il entendait. Fabuleux. Elle se l’appliquait à elle-même et, dans le clair obscur atténué par contraste, l’or pâle s’infiltrait. Pour entendre.
Toc.
Par la porte du bar, Bloom vit un coquillage plaqué contre leurs oreilles. Il entendait plus faiblement cela qu’elles entendaient, chacune pour elle seule, puis chacune pour l’autre, entendant le clapotement des vagues, sonore, un mugissement muet. Bronze, près d’un or éteint, de près, de loin elles écoutaient. Son oreille est aussi un coquillage, là le lobe furtif. A été au bord de la mer. Belles jeunes filles du bord de mer. Peau cuite à cru. Aurait dû mettre de la crème protectrice avant de se faire bronzer. Toast beurré. Oh et cette lotion ne pas l’oublier. […]
La mer elles croient entendre. Qui chante. Un mugissement. C’est le chant. Inonde parfois l’oreille. En effet c’est une mer. Iles corpuscules. Vraiment fabuleux. Si distinct. Encore. Georges Lidwell tenait ce murmure plaqué sur son oreille ; puis il le déposa, avec soin. Que disent les vagues indomptées ? lui demanda-t-il en souriant. Avec un sourire de sirène, la séduisante Lydie à Lidwell sourit sans répondre. » (Ulysse, Folio, 405-406)
Exemple 3 : Bloom suit la main de Lydia sur la pompe à bière ; le geste fait venir un fantasme de masturbation (présent déjà dans l’épisode des Lotophages, et qui passera à l’acte dans l’épisode de Nausicaa, (13) avec Gerty Mac Dowell, la jeune fille rencontrée sur la plage : « Sur le manche lisse faisant saillie sur la pompe à bière, Lydia posait une main légère, potelée, je vais prendre ça en main. Toute remplie de pitié pour le tondu. En avant, en arrière ; en arrière, en avant : sur la poignée polie (elle sait que ses yeux, mes yeux, leurs yeux) le pouce et l’index passaient pleins de pitié, passaient et repassaient, toucher délicat, puis faisaient glisser en coulant, lentement, un bâton d’émail frais ferme et
blanc, saillant entre leur anneau mobile. » (Ulysse, Folio, 413)
Noter combien la perversité du paraître est « délicieuse », pour reprendre la formule d'Hélène Cixous, et partagée dans ce jeu. Lydia n’est pas dupe de ce jeu érotique, où tout naît du plaisir des yeux, pas plus « innocente », comme Bloom l’indique, que ne l’était le toucher de Simon Dedalus quand il effleurait le bras de Douce. Mais c’est toujours dans les limites d’une séduction sur le mode imaginaire. C’est une opération de « mime », du « symbolisme manipulateur » (Cixous, 75). La simulation maintient toujours cette distance, et le jeu du « comme si » (thème qui peut être mis en relation avec la paralysie qui affecte les Dublinois).
Le bar et le bordel
La comparaison avec les scènes du bordel s’impose, Hélène Cixous l’a bien vu (74 sq.). Tout comme la relation aves l’épisode de Nausicaa, où Bloom passe à l’acte, après un long fantasme qui le poursuit depuis l’épisode des Lotophages.
Le bordel (épisode Circé ) est aussi un lieu de métamorphose, mais on ne trouve plus cette liberté dans le jeu. Chez Bella Cohen, les hommes n’ont plus cette liberté de l’imaginaire : ils sont des bêtes — ou leur masochisme les transforme en ce qu’ils ne veulent pas être (martyrs, cardinaux, prophètes, saints et même femmes). Chez Bella-Circé, ce qu’on mime, dit justement Hélène Cixous (74-75), c’est la castration, alors qu’au café on mime la masturbation (75).
V. LES ANNÉES DE FORMATION – JOYCE ET L’IRLANDE
(Cf. Cixous, 207 et sq.)
Le monde dans lequel naît Joyce, en 1882, c’est d’abord non pas une culture et une tradition qu’on hérite mais un climat intellectuel agité, celui de l’Irlande pré-révolutionnaire, avec des conditions historiques et sociales où Joyce va se trouver engagé, mais d’une manière telle, qu’il sera conduit à s’opposer radicalement aux solutions intellectuelles qui s’offraient. L’attitude de Joyce ne va pas être celle d’une révolte adolescente qui résulterait d’un choix romantique. C’est le résultat et l’aboutissement de nombreuses expériences faites avec son milieu, une conclusion qui s’impose à lui parce qu’il a conduit avec son monde un dialogue où, comme le dit Cixous (207) « tout était mis en question : l’art, la société, l’histoire, le rôle de l’artiste, l’avenir de l’Irlande, aussi bien que le style et la philosophie esthétique ».
V.1.– Le poids de l’Irlande
1882 = l’année de la naissance de Joyce, (dans une famille d’origine bourgeoise, mais qui va vite connaître la déchéance, c’est aussi l’année où les Irlandais rouges (les « Invincibles ») assassinent deux représentants éminents de l’Angleterre, lord Cavendish, secrétaire pour l’Irlande et son sous-secrétaire, Burke, dans Phoenix Park
rem = c’est là même où dans Finnegans Wake Joyce situera la faute du père Earwicker – c’est le lieu des transgressions sexuelles – Joyce remplace le meurtre politique par l’agression sexuelle, Cixous y voit un « parfait symbole du rapport de Joyce à l’histoire » (208)).
Le monde dans lequel Joyce naît, c’est un monde de violence et de désespoir – Joyce apprendra très vite qu’il est né l’année du meurtre de Phoenix Park, et que l’Irlande veut se débarrasser de la tutelle anglaise. Cette tutelle est vécue par les Irlandais comme l’insupportable, ils cherchent à s’en débarrasser par tous les moyens.
Dans ce monde irlandais, « on commence par être un Irlandais en colère » (Cixous, 208) – avant de dire « je suis Joyce » on dit « je suis irlandais » - la première personne est un pluriel, un « nous, les irlandais », qui se dresse contre « eux », les Anglais.
V.2.– Les Anglais
D’un côté ce sont les « Romains », les impérialistes, les usurpateurs, ceux qui empêchent tout progrès, tout développement ou passage à une économie moderne de l’Irlande. De l’autre, ce sont des étrangers. Mais ils parlent l’anglais, comme si l’anglais leur appartenait de droit. Ce qu’un jeune étudiant irlandais découvre à l’université, c’est que l’anglais qu’il parle, et qu’il tient pour la langue de son peuple, que ce peuple irlandais parle depuis des siècles, une langue vivante et drue, ses maîtres anglais la contestent et le tiennent en mépris radical (cf. début d’Ulysse, Haines, par exemple). La langue anglaise reste le bien du maître, et elle donne accès à une culture, à une histoire où l’Irlande n’a aucune part, sinon la part du méprisé, du dominé — et encore ! quand on veut bien lui accorder une portion congrue… Et, certes, il existe bien un passé de l’Irlande et une langue qui leur est propre, le gaélique – Mais qui le parle ? Ce passé est fermé, clos sur lui-même. Aux Irlandais, il ne reste que le présent, et ce présent est un présent d’aliénation : la langue du présent, c’est le temps de leur perte, de leur humiliation.
Il faut mettre en rapport cet état de fait et le début du Portrait. L’enfant a en quelque sorte « une double naissance » (Cixous, 208) : d’un côté une conscience d’enfant qui s’ouvre au monde adulte ; de l’autre, simultanément, une conscience qui découvre et qui sait qu’il parle l’anglais et qu’il est dépossédé, comme son père, de cette langue, face à la puissance agressive anglaise. L’enfant qui parle, à partir du moment où il parle, peut avoir le sentiment qu’il trahit son origine. Et cela peut expliquer l’importance que Stephen accorde (dans la partie autobiographique du début du Portrait) à la saisie du monde par le langage : il y découvre une charge affective (qu'Hélène Cixous a peut-être tort de trouver exclusivement « funeste » (209) ) — et il est vrai que cette « saisie » problématique du monde par le langage peut conduire Stephen (et Joyce) devenu jeune homme à une volonté de percevoir le réel en faisant l’économie des mots, de voir si l'on pourrait se passer des mots. Mais, en même temps, c’est un rapport ambivalent, car le langage exerce sur l’artiste jeune homme un attrait irrésistible, et, dans ce cas, il devient révélateur du réel et du monde, il « s’épiphanise ».
Mais Joyce se singularise radicalement dans l’appréciation du rôle de l’anglais et par les choix qu’il va faire très vite. Les jeunes intellectuels (et d’autres écrivains irlandais moins jeunes) veulent retrouver leur langue d’origine, le gaélique (c’est en particulier le mouvement « renaissant », le Revival, avec Yeats à sa tête, qui proclame ce programme). Malheureusement, cela conduit à une impasse : cette langue ne circule plus, et il ne suffit pas de la baragouiner pour en faire une vraie culture, elle renvoie à un charme légendaire et irréel (Yeats finira d'ailleurs par écrire en anglais).
Joyce rejette ce patrimoine, et il ne verra (cf. Dubliners) que paralysie dans cette Irlande, et il essaie dans un premier temps de le faire comprendre à ses compatriotes — la première partie de l’œuvre fait appel aux Irlandais, elle les incite à un réveil (se libérer de leurs deux maîtres !) – mais l’exil volontaire est révélateur : Joyce fait un tout autre choix, et l’Irlande l’a condamné. Mais il ne faut pas oublier non plus que l’Irlande a permis à Joyce de s’affirmer dans son originalité et son individualité, Hélène Cixous a raison de le souligner, en se différenciant de sa société, dont il rejette très tôt le système de valeurs (Cixous, 210) : ses prises de position sont le plus souvent des « prises d’opposition » à l’égard de la société irlandaise. Il se fait « héros solitaire » par l’exil, alors que les autres écrivains irlandais viseraient plutôt l’héroïsme par dévouement, au service du groupe, Mais, dès le début, alors même qu’on lui refuse la publication de ses poèmes, il se sent fort et conscient de sa supériorité sur « tous ces écrivains irlandais larmoyants » (cité par Cixous, 210).
Peut-être faut il ajouter, comme Hélène Cixous le suggère, qu’il y a entre Joyce et l’Irlande une relation de réciprocité (sur fond de malentendu ?) qui comporte pour chacun et chacune des leçons
–D’un côté Joyce a vu que l’Irlande ne s’en sortirait qu’en acceptant de jouer la carte de l’Europe, et on peut penser qu’à un moment Joyce a pu considérer qu’il fallait qu’elle rentre dans l’Histoire, et que sa planche de salut était dans l’intégration à l’Europe. Mais pour cela il aurait fallu que l’Irlande accepte de sortir de son insularité, et de devenir quelque chose d’autre qu’un nationalisme intransigeant, et qu’elle renonce à ses saints et à son rêve de revival – Mais c’était comme si on s’adressait à des sourds, et Joyce a vite compris que la « paralysie » irlandaise dont il avait fait le thème essentiel des Dublinois avait quelque chose d’irréversible.
–D’un autre côté, grâce (si on peut dire !) à son exil volontaire Joyce est devenu un de ceux qui a ouvert la voie à l’art moderne en même temps qu’il passait en Irlande pour l’hérétique dont les livres étaient interdits. Et du même coup par son opposition même, il révélait le caractère rétrograde de la position irlandaise, et son obstination à s’y enfermer.
Autrement dit, à l’inverse (Cixous, 210) en le condamnant si radicalement, l’Irlande a permis à Joyce de revendiquer sa puissante originalité et sa radicale individualité. Et cela contre le système des valeurs de la société irlandaise (et ses « deux maîtres ») – De ce point de vue il faut dire que les prises de position de Joyce sont bien plutôt des « prises d’opposition » (Cixous, 205)
Mais il n’a jamais renoncé à utiliser l’Irlande. Tout ce qui avec quoi il refusait de se réconcilier, il en a fait la toile de fond de son œuvre – en ce sens son « héroïsme » (terme qu’il a vite mis en question) s’oppose à l’héroïsme de groupe typiquement irlandais, c’est un héroïsme solitaire, dont l’exil et le « non serviam » sont les mots d’ordre.
Une confirmation entre autres…Lors de sa première entrevue avec Arthur Power (Ellmann, II, 135 sq.), Power s’était approché de la table du bal Bullier où Joyce célébrait son contrat (ou plutôt son « arrangement » avec Sylvia Beach pour l’édition d’Ulysse. Joyce lui demanda s’il était « homme de lettres », et comme Power répondit que la littérature l’intéressait, et qu’il souhaitait écrire « quelque chose à la manière des satiristes français », Joyce répliqua : « Vous ne pourrez jamais, vous êtes irlandais et vous devez écrire selon votre tradition. Ecrivez ce qui est dans votre sang, et non ce qui est dans votre cerveau».
Rem = comparer avec Nietzsche : « écris avec ton sang » - Joyce renvoie à un héritage irlandais : « ce qui est dans votre sang et non ce qui est dans votre cerveau - là encore comparer avec le grand texte du Portrait de l’Artiste cité plus haut, où les « réflexions raisonnées » qui conduiraient à l’acquiescement sont mises en déroute par une inquiétude née du souvenir du collège de Clongowes, qui se met à irradier, suivie d’ « une accélération fiévreuse de son pouls et un bourdonnement de mots dépourvus de sens » - ses poumons se dilatent puis se rétrécissent, comme s’il aspirait l’air tiède et humide qui flottait dans la piscine de Clongowes – et c’est un « instinct éveillé par ces souvenirs , plus fort que l’éducation ou la piété » qui l’arme alors « contre tout acquiescement », « le froid et l’ordre de cette existence (comme prêtre) lui répugnaient » (Portrait de l’Artiste - I, 689).
Power objecte qu’il est fatigué du nationalisme, et qu’il voulait être international, comme tous les grands écrivains. « Ils ont été nationaux d’abord, riposta Joyce, et c’est l’intensité de leur nationalisme qui les a finalement rendus internationaux, comme c’est le cas pour Tourgueniev. Vous vous rappelez ses Récits d’un chasseur, à quel point ils étaient « locaux », et pourtant de ce germe est sorti « un grand écrivain international ». Et il ajoute ce à quoi on pouvait désormais s’attendre : « Pour ma part, j’écris toujours sur Dublin parce que, si je peux atteindre le cœur de Dublin, j’atteindrai celui de toutes les villes du monde. Dans le particulier est contenu l’universel. » - Mais comment vous sentez-vous en tant qu’Irlandais, demanda Power. Joyce répondit : «Je regrette de l’être pour le tempérament que cela m’a donné. »
Concluons sur ce point – contre les Anglais, en un sens, Joyce va devenir le plus grand écrivain de langue anglaise moderne – et la particularité irlandaise, qui le conduisait à se sentir victime de cette « langue maternelle » n’empêchera pas Joyce d’être un des meilleurs connaisseurs des ressources de l’anglais. Ce serait plutôt le contraire qu’il faudrait affirmer : sa singularité ne l’a pas desservi– Ce même Joyce, rappelle opportunément Cixous, qui « s’amusera à jeter 16 000 mots différents dans son Ulysse » ! (208)
VI. LA NATURE DE L’ARTISTE ET SA VOCATION
Pour Joyce, la nature de l’artiste c’est d’abord la découverte à l’adolescence, d’une nature « morale » particulière, qui produira ses fruits, des œuvres d’art, à la maturité.
Cixous (96), appuyée sur le témoignage de Stanislas, montre que Joyce a forgé une image mentale de l’artiste autour de trois mots, principalement : 1) artiste, associé à puberté 2) nature, souvent qualifiée de nature 3) « morale » - il y a ainsi une triple relation. L’artiste est gouverné par une seule loi : la nécessité d’agir selon cette nature morale, quels que soient les obstacles rencontrés.
Joyce a l’idée qu’il faut à tout prix protéger cette nature d’artiste, protéger son intégrité – C’est le plus précieux. Il faut la garantir contre des obstacles.
En tant que nature, elle est déterminée par le sujet. Son principe, c’est la fidélité à soi-même – mais cette fidélité est indissociable d’un besoin de liberté – Et ce besoin de liberté se définit en opposition à toutes les institutions sociales. Conséquence = seul un égocentrisme suprême est acceptable. L’artiste ne peut rentrer dans aucune structure dont il dépendrait, il ne saurait être quelque « partie » d’un tout.
Cette construction paraît logique – mais il faut tout de suite ajouter que cette nature s’affronte (dès qu’elle est découverte par l’artiste en puissance) à des problèmes que Joyce qualifie souvent de « luttes », et qui dans la pratique, ne trouvent pas facilement de solution.
C’est le cas en particulier de la sexualité – La vocation d’artiste s’affirme à l’adolescence, et du même coup puberté et artiste se trouvent liés comme des éléments naturels.
Mais on a là une première aporie : les « impulsions de ma nature » - expression par laquelle Joyce désigne les désirs sexuels - viennent heurter son idéal de pureté et son moralisme. (Joyce est marqué par l’enseignement de l’Eglise).
Un exemple de cette difficulté à trouver un équilibre :
« Cette idée d’abandon exerçait une attraction périlleuse sur son esprit, maintenant qu’il se sentait de nouveau l’âme obsédée par les vox insistantes de la chair dont le murmure se levait pendant ses prières et ses médiations. Il éprouva une sensation intense de sa propre puissance, à l’idée qu’il pouvait, par un seul acte de consentement, par une seule pensée d’un seul instant défaire tout ce qu’il avait fait. ». (P I, 681, folio 232)
Mais immédiatement après avoir affirmé cet optimisme, le doute s’empare de Stephen : il a l’impression que la grâce d’est refusée à lui – il se rassure tant bien que mal, avec l’argument classique : « Les tentations fréquentes et violentes prouvaient que la citadelle de l’âme n’était pas tombée et que le diable redoublait de rage pour la faire tomber » (P, I, 681)
Mais le doute se fait plus insidieux encore :
« Souvent, après qu’il eut confessé ses doutes et ses scrupules (…) son confesseur, avant de lui donner l’absolution, lui demandait de citer quelque péché de sa vie passée. Il le citait avec humilité et honte, il s’en repentait à nouveau. Il se sentait humilié et honteux à la pensée qu’il n’en serait jamais délivré totalement, si sainte que fut sa vie, si grandes que fussent les vertus et les perfections qu’il pouvait atteindre. Une sensation inquiète de culpabilité l’accompagnerait toujours : il se confesserait et se repentirait à nouveau, obtiendrait une nouvelle absolution, - toujours en vain. Peut-être cette première confession hâtive, arrachée par la peur de l’enfer, n’avait-elle pas été bonne ? Peut-être, préoccupé seulement de son imminent passage en jugement n’avait-il pas éprouvé un regret sincère de ses péchés ? Mais le signe le plus sûr de l’excellence de sa confession, de la sincérité de son regret, c’était, il le savait, l’amendement de sa vie.
Voyons : j’ai bien amendé ma vie, n’est-ce pas ? se demandait-il. » (P, I, 681-82, folio 232-33).
Voilà un texte significatif.
Mais il ne peut nier l’érotisme sans se renier lui-même. Pour être honnête il lui faut sacrifier une partie de lui-même : sa virginité.
L’adolescence offre ainsi à Joyce deux révélations : il est un artiste et il est un « débauché ». (c’est le moment où il commence à fréquenter les maisons closes) – Joyce conclut que l’un et l’autre font partie de son être entier, et qu’il faut les réconcilier pour qu’elles coexistent – on aurait ainsi l’union des « impulsions de ma nature » et des « aspirations de mon esprit ».
Mais ça n’est pas tout. Il faut encore intégrer un troisième aspect de l’âme, de la nature de l’âme : la relation intime de l’art avec la forme de la théologie : l’artiste devrait être non seulement un débauché, mais encore, à un niveau plus élevé, un « prêtre de l’art », et dans le cadre d’une expérience qui resterait humaine (à la différence de la théologie), une expérience humaine totale.
Examinons maintenant ce que cela va donner dans l’œuvre (en particulier dans Stephen le héros et le Portrait (et aussi Dubliners) – Laissons provisoirement de côté Ulysse.
1- On trouve d’abord dans la démarche la formulation d’une esthétique. Mais il ne faut pas oublier (Cixous le souligne à juste titre) que les problèmes de la sexualité ne sauraient être passés sous silence. En outre, ils apparaissent au point de départ comme des contraires : ainsi l’art est du côté de la pureté. Mais l’art n’est pas séparable de la vie, et la vie c’est aussi la débauche.
Pour la débauche il faut un partenaire ! la formule est banale – et pour l’homme commun, la maison close offrirait la solution…
Seulement dans le cas de Stephen il y a un hic ! c’est que pour le créateur futur il faut que la débauche soit « belle ».
Joyce traite ce problème sur le mode humoristique – N’oublions pas que Stephen c’est l’artiste encore adolescent, jeune homme. Un bon exemple dans Stephen le héros :
« Tu sais, Lynch, dit Stephen, mieux vaut l’avouer franchement : il nous faut des femmes.
- D’accord. Il nous faut des femmes.
- Jésus l’a dit : « Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà dans son cœur commis adultère avec elle » : mais il n’a pas condamné l’adultère . Il est impossible, d’ailleurs, de ne pas commettre d’adultère.
- Tout à fait impossible.
- Par conséquent, lorsque je rencontre une femme qui est portée sur l’oracle [1] je l’aborde. Si elle ne l’est pas, je reste où je suis.
- Mais cette fille-là, elle est portée sur l’oracle.
- C’est le supplice de Tantale dans cette affaire. Je sais qu’elle en veut. C’est très mal des sa part, de m’exciter. Je vais là où je sais à quoi m’en tenir.
- Mais ça, ça coûte cher ; et puis c’est dangereux. Tu risques d’en attraper pour jusqu’à la fin de tes jours. Je suis étonné que tu n‘en sois pas déjà là.
- Ca, oui, c’est embêtant. Mais il faut bien que j’aille quelque part…Elle, tu comprends, c’est un être humain. Je ne peux pas dire que je considère les putains comme des êtres humains. Scortum (prostituée) et moechus (adultère) sont des noms neutres (en réalité c’est seulement vrai pour scortum,- moechus n’est pas neutre !).
- Bien sûr, un être humain, ça vaudrait mieux. Mais tu pourrais l’avoir si tu voulais.
- Comment ?
- En mariage.
- Je suis content que tu m’y fasses penser, dit Stephen : j’avais presque oublié cela.
- Tu peux être sûr qu’elle ne l’oublie pas, dit Lynch : ni qu’elle le laisse oublier à quiconque.
Stephen poussa un soupir. » (P, I, 494)
Il faudrait aussi prendre en compte chez Stephen la haine qu’il manifeste à l’égard de cette « spécialité irlandaise » : sous la pression des commandements de l’Eglise, l’impératif de garder sa virginité jusqu'au mariage – c’est ce que Joyce nomme le « cercle des virginités folles et grotesques » (P, I, 464) (expression qu’il avait déjà utilisée dans le Portrait de 1904 (P, I, 315) –voir texte cité plus loin -
Il faut encore ajouter que le problème du mariage devient chez Stephen le héros ou Stephen l’artiste un problème obsédant (à la différence de ce qu’il était pour Jim et Stanislas : un objet de sarcasmes et une parodie du mariage bourgeois type) – chez Stephen, toute approche de la question du mariage, imaginaire ou réelle, déclenche chez le « héros » des comportements agressifs et chez Stephen cela peut aller jusqu’à de véritables hallucinations – la vocation et la vie quotidienne ont des exigences contradictoires. Cela tient au fait que Joyce donne à la vocation une forme sacerdotale, et qu’il sublime le quotidien en matière pour l’art.
Or c’est vrai plus encore pour la question du mariage. Stephen est confronté à plusieurs problèmes, qui s’emboîtent les uns dans les autres :
1) quels rapports établir entre la sexualité, le mariage et l’amour ? (ici l’accent est mis plutôt sur la dimension sociale)
2) quels sont les rapports entre la liberté individuelle et la sexualité, connaissant l’importance de la liberté pour l’artiste et sa création ?
3) la femme et la vocation artistique sont elles conciliables ?
Sur cette dernière question on soulignera simplement ici que c’est la source chez Stephen d’une agitation et d’une perte d’équilibre fréquente, que Joyce souligne comme à plaisir sur un mode ironique. Le désir d’aimer heurte la vocation de l’artiste - Exemple :
« Elle avait les yeux très brillants. Le tour d’introspection qu’il venait de faire avait épuisé Stephen au point qu’il ne pouvait que désirer se détendre dans le voisinage de sa beauté. Il se souvint de ce premier accès de contentement monstrueux qui l’avait envahi lors de ses débuts dans la vie de Dublin, et que c’était la beauté d’Emma qui l’avait apaisé. Aujourd’hui elle paraissait lui offrir le repos. Il se demandait s’il y avait chez elle de la compréhension, de la sympathie à son égard et si la vulgarité de ses manières n’était pas une façon condescendante et consciente d’entrer dans le jeu. Ce n’était pas pour une image de ce genre, il le savait bien, qu’il avait échafaudé sa théorie de l’art et de la vie, composé sa guirlande de poèmes ; et pourtant si seulement il avait été sûr d’elle, il eût fait bon marché de son art et de ses poèmes. Le désir d’une folle nuit d’amour l’envahit, un consentement désespéré à répudier son âme, sa vie, son art, à ensevelir tout cela, avec elle, sous des brasses et des brasses d’une somnolence saturée de luxure. Cette réaction outrageuse lui avait été arrachée par la laide artificialité des existences auxquelles le père Healy présidait confortablement ; et il continua de se répéter un certain vers de Dante, pour la seule raison qu’il contenait ces deux syllabes furieuses : frode. [2] Certes, pensait-il, j’ai tout autant de raisons que Dante pour user de ce mot. (…) Les esprits des fanatiques du patriotisme ou de la religion lui semblaient bons pour aller habiter les cercles des fraudeurs où, logés dans des alvéoles de glace immaculée, ils peineraient pour amener leur corps au degré voulu de frénésie. Les esprits des doux suiveurs de confréries, sans tache et sans mérite, il aurait voulu les pétrifier, entourés de Jésuites, dans le cercle des virginités folles et grotesques, pour s’élever ensuite au-dessus d’eux et de leurs icônes déroutées vers le lieu où son Emma, sans avoir perdu le moindre détail de sa forme et de son vêtement terrestre, l’invoquerait du haut d’un paradis mahométan. » (P, I, 463-64) (SH, chap. 21)
Il est essentiel d’ajouter, si on veut examiner ces choses de plus près que, dans le Portrait comme dans Stephen le héros, Joyce traite la question sur un mode comique et ironique : c’est un des moyens que Joyce utilise pour prendre ses distances avec stephen. Ainsi, la liberté sexuelle donne l’impression de se jouer dans une aventure amoureuse : puisque Stephen est un « héros », il tente l’impossible sous le regard amusé de son confident Lynch. Il décide d’amener une jeune bourgeoise, Emma Clery, à partager sa théorie de l’émancipation sexuelle. Cela donne une aventure amoureuse qui prend des allures grotesques quelquefois (et que Joyce s’est amusé à écrire, comme il l’a confié à Stanislas) – il faut garder présent à l’esprit le fait que Stephen est un adolescent, parfois jaloux des conquêtes de ses condisciples, et conscient de n’être ni séduisant ni séducteur désireux de séduire, parce qu’il ne possède ni le corps athlétique ni l’échine souple requis pour « tomber les filles » :
« Eh bien, qu’elle s’en aille, qu’elle s’en aille au diable ! Libre
à elle d’aimer quelque athlète bien propre, qui se lave tous les
jours jusqu’à la ceinture et qui a des poils noirs sur la poitrine.
Tant mieux pour elle. » (PA, chap. 5, P, I, 762)
Cixous le dit très justement : « Le côté grotesque de l’aventure lui servait (à Joyce) seulement de prétexte à exposer une théorie à laquelle d’ailleurs il ne donnait qu’une valeur de défi : en fait, c’était moins la liberté sexuelle dans une aventure, que la liberté morale à l’intérieur d’une relation durable qui préoccupait joyce. Les audaces du héros sont l’expression naïve de ce que l’auteur appelle sa ‘nature morale’. » (Cixous, 96)
VII. L’HÉRÉSIE – LA QUÊTE ET LA REBELLION
Cixous a dessiné le mouvement qui scande dans le Portrait la formation de l’artiste – On a d’abord (chap. 1 à 4) la quête et la rébellion, qui sont séparées l’une de l’autre – Puis à partir du chap.4, la quête et la rébellion se confondent.
Mais pendant les trois premiers chapitres Stephen reste « un objet du monde qui l’entoure et le façonne » (345) – Il se laisse faire avec angoisse, et de temps en temps il réagit par la rébellion. Mais le sentiment dominant qui l’anime, c’est qu’il n’est pas là où il devrait être, et qu’il n’est pas celui qu’il devrait être.
Cette attitude dure longtemps, à travers toute une série d’incidents qui traversent l’enfance puis l’adolescence de Stephen – Jusqu’au moment où Stephen prend la décision de ne plus servir – il rejette le jugement d’autrui qui jusque là pesait sur lui de toute sa force. – Il se dit et il s’affirme artiste. On l’accuse d’être un hérétique - Mais désormais il ne répond plus aux sommations des autorités : non serviam.
Tentons de suivre quelques étapes qui jalonnent ce parcours.
Chapitre 1 = la construction du monde par l’enfant.
On a une série de scènes « juxtaposées à l’état brut » (Cixous, 347) Pourquoi ? Parce qu’elles impriment avec force des formes dans l’esprit de l’enfant, à une époque où il n’est pas capable encore de leur assigner le sens qu’elles ont pour les adultes.
Ces scènes ont des traits communs qui se répètent de l’une à l’autre. La récurrence est importante. Elle attire l’attention de Stephen, et le conduit à réagir d’une façon très personnelle. Il est tout particulièrement sensible au langage, à la traduction verbale des évènements : les mots et les sons lui semblent – plus que les perceptions sensibles – être des intermédiaires et même comporter des significations cachées – Ces premières scènes dessinent ce que Cixous nomme «l’épiphanie opératoire »
Notons d’abord que la vie de Stephen commence par deux temps qui le mettent en situation d’exclusion du présent :
– a) il y a d’abord le temps du passé mythique utilisé dans le conte :
« Il était une fois, et c’était une très bonne fois, une meuh-meuh qui descendait le long de la route, et cette meuh-meuh qui descendait le long de la route rencontra un mignon petit garçon nommé bébé-coucouche…
C’était son père qui lui racontait cette histoire, son père le regardait à travers un verre ; il avait un visage poilu.
Bébé cou-couche c’était lui. La meuh-meuh descendait le long de la route où vivait Betty Byrne : elle vendait des nattes de sucre au citron.
Oh la rose sauvage fleurit
Sur le petit endroit vert…
Il chantait cette chanson. C’était sa chanson.
Oh la hôse vêthe fleuhit. » (PA, P, I, 537, folio 45)
Avec ce temps mythique du « Il était une fois », on renvoie Stephen vers un irréel mythique – on inscrit son temps personnel dans une genèse fabuleuse, non historique – et on ne peut ainsi que troubler l’instauration de la conscience dans le présent.
A quoi s’ajoutent les ordres et les impératifs venus d’ailleurs : des « verbes-ordre » qui asservissent la conscience peu résistante de l’enfant Stephen – des impératifs qui s’imposent à lui et paralysent le libre exercice d’une activité normale.
- b)Tout commence à l’Autre, à l’adulte. Et l’Autre, l’adulte, n’est pas content.
Deux scènes s’enchaînent, accompagnées par les observations de l’enfant sur son entourage : le père, la mère, l’oncle Charles et Dante. A côté demeurent les Vance, avec leur fille Eileen.
Au départ donc, danse, musique, poésie…la mère joue du piano et Stephen danse. Un univers qui paraît agréable, mais qui tourne mal très vite pour Stephen :
« Les Vance habitaient au numéro sept. Ils avaient un père et une mère différents ; c’étaient le père et la mère d’Eileen. Quand ils seraient grands, il allait se marier avec Eileen. Il se cacha sous la table. Sa mère dit :
« Oh, Stephen, va demander pardon. »
Dante dit :
« Oh, sans cela les aigles viendront et lui crèveront les yeux… »
Ses yeux ils crèveront
Demander pardon,
Demander pardon,
Ses yeux ils crèveront
Demander pardon,
Ses yeux ils crèveront,
Ses yeux ils crèveront,
Demander pardon. » (PA, P, I, 538, folio 46)
A travers cette expérience, Stephen découvre le monde des adultes, sa cruauté et sa violence. A l’origine, il y a un évènement réel dans la vie de Joyce : sa première offense, Joyce l’a commise contre le monde des adultes, représenté par sa tante Dante, qui l’avait menacé de l’enfer s’il fréquentait ces protestants de Vance. Joyce avait 9 ans, et il n’avait pas été impressionné par une pareille menace ;- Mais l’incident a eu pour lui valeur de modèle ou d’archétype. Au point qu’il l’a repris dans ses Epiphanies (cf. P, I, 87 : c’est la première Epiphanie).
Le schéma s’imprime dans l’âme de Stephen comme un archétype :
1)Il y a la voix qui châtie, la voix qui se venge ; dans le texte de l’épiphanie, Joyce a ajouté M. Vance qui rentre, une canne à la main et qui menace de sa canne : « Oh ! Vous savez il faudra qu’il demande pardon, Mrs Joyce. Mrs Joyce acquiesce ; - Oh ! Oui. ..Tu entends, Jim ? Mr Vance : - Sinon - s’il refuse - les aigles viendront lui arracher les yeux. Mrs Joyce : Oh ! Mais je suis sûre qu’il va demander pardon.
Joyce, (sous la table, à lui-même) :
Et ses yeux ils crèveront
Il faut demander pardon
Il faut demander pardon
Ou ses yeux ils crèveront…
Il faut…
Ou ses yeux …
Ou ses yeux… »
Ensuite
2) trahison de la mère
3) l’accusateur impose une alternative entre deux attitudes qui reviennent l’une et l’autre à une mort : a) ou soumission et reniement : ici il perd le droit de parler en se démentant– b) ou châtiment et punition par aveuglement : là, il perd le droit de regarder et il entre dans la nuit – La mère n’hésite pas, elle choisit la peur du châtiment, la menace de l’aveuglement –
4) Joyce, lui, est caché sous la table - il entend tout – et il refuse de répondre - comme dit très bien Cixous, « l’enfant mis à la question répond de lui-même en ne répondant pas aux adultes » - il choisit quelque chose qui va peser lourd chez Joyce : le silence ! « Contre la trahison de la mère, s’armer de silence » (Cixous, 349)
D’autre part, en procédant de cette manière, en ne répondant pas, il se parle aussi à lui-même. C’est un discours qui tient du masochisme et de la parodie. Pour oublier la cruauté de la situation, caché sous la table, il joue avec les mots de la chanson et il se les réapproprie sur un mode esthétique, et il les désarme : la peur du châtiment s’éloigne dans cette répétition cathartique – après le silence, on trouve la ruse, l’astuce : faire de l’art avec la peur d’être mutilé, créer une relation à soi-même avec la peur elle-même, la désamorcer par l’art (Joyce chante « à lui-même », dit Joyce) – répétition salvatrice.
Enfin, contre le bâton (ou la canne : mais sa fonction symbolique ici, c’est bien d’être le bâton, le coup de canne – comparer avec ‘le coup de ceinture’ dont il sera question plus loin -) le bâton menaçant de l’autre ; s’exiler sous la table.
Silence, ruse, exil = tout est déjà en place.
Cixous : « Contre le bâton de l’autre, utiliser l’exil sous la table. Contre la trahison de la mère, s’armer de silence. Contre la peur d’être mutilé, créer avec la peur même, par la ruse, l’astuce de l’art, une relation à soi-même. La devise de l’artiste est déjà esquissée, sous une forme élémentaire (rem : on a envie d’ajouter à cette formule de Cixous : "oui, mais l’élémentaire, ici, c’est le fondamental" !) : silence, fuite, et jeu verbal » (349)
Ajoutons quelques remarques.
Rem 1 – on notera que la canne de M. Vance disparaît dans le texte du Portrait – mais c’est pace que Dante remplace M. Vance – et à la place de la canne elle apporte deux brosses :
« Dante avait deux brosses dans son armoire. La brosse avec le dos en velours violine était pour Michaël David (1846-1906, fondateur de la Land League, qui sera remplacée en 1882 par la Irish National League, orientée par Parnell vers l’action politique) – maroon, violine, peut aussi signifier abandonné sur une île déserte, pour un marin mutiné – Joyce décrit souvent l’Irlande comme une île isolée du reste de l’Europe - cf. note de J. Aubert) et la brosse en velours vert était pour Parnell ».
La dimension « politique » est ainsi introduite.
Rem 2 : M. Vance est protestant, Dante représente l’Eglise catholique – derrière elle, il y a l’Eglise qui brandit la menace = on entre dans un conflit entre l’artiste et l’Eglise, à propos d’une petite fille – le désir qu’exprimait Stephen est désormais associé à un interdit – Pour l’artiste, on va trouver associés dans l’enfance : le sacré, le défendu, la souffrance agréable, la beauté…Cixous note que se constitue ainsi: « le choc inaugural de sa conscience, instant premier dont les formes modulées reviennent à travers l’œuvre. L’âge de fixation des formes mentales et des symboles se termine sur la nécessité d’obtenir un pardon, et la menace d’être énucléé par des aigles ». (349)
Rem 3 : Cixous fait remarquer qu’à partir de ces éléments, disparates en apparence, Stephen les réorganise et les fait converger vers la menace – il les réorganise en débarrassant ces évènements de tout échelonnement dans le temps – du même coup tout le premier chapitre se développe autour de ces thèmes – pour Stephen c’est le temps où l’univers s’impose à lui comme hostile – un univers qui l’encercle et le dépasse – Il va y découvrir sa différence, et en même temps il va découvrir le monde des adultes comme un monde de conflits et d’antagonismes.- Ainsi par exemple, il tire de ces expériences des associations ou des lois causales : si Stephen veut posséder Eileen, les aigles viendront – en même temps Stephen découvre que Dante peut être gentille ou méchante – Quant à la mère, elle accuse et incite Stephen à demander pardon, mais dans le même temps elle met une toile cirée dans son lit parce qu’il le mouille, elle joue du piano pour le faire danser – Le père semble ne pas faire partie du monde de la menace, mais c’est lui qui a commencé l’histoire en racontant à « bébé coucouche » ce qui s’était passé.
Rem 4 : La répartition des scènes, leur ordre dans la structure du chapitre, et même leur longueur, montrent l’importance des choses dans le monde :
-la moitié du premier chapitre est consacrée à la religion et à la politique, et présentés comme des facteurs de destruction de l’harmonie familiale, mais aussi de la justice te de la dignité des adultes .
-le repas de Noël constitue une longue scène de 16 pages (P, I, 557 - 569 - folio, 71-86) – Entre la première scène et la scène de Noël, il y a une deuxième longue partie qui se déroule à l’école. Mais là tout est plus complexe qu’à la maison – Stephen est complètement solitaire, il est humilié, puni, brutalisé – il ne comprend pas encore ce qu’il faut penser pour être accepté par les autres ; il ne sait pas répondre aux questions truquées des autres élèves, il se sent à la fois victime et coupable. A l’école Stephen découvre une « véritable société d’étrangers, elle aussi a ses lois et ses menaces de rétorsion, mais tout y est beaucoup plus complexe qu’à la maison » (Cixous, 350)
VIII - DE L’EFFACEMENT DES MOTS À LA DÉCOUVERTE DU LANGAGE
Ici, incontestablement, on entre dans des pages magistrales de la thèse de Cixous.
Une expérience de Stephen : la première « mort du verbe ».
Cixous part d’un texte du Portrait qui lui apparaît paradigmatique d’une expérience fondamentale que Joyce aurait faite, et qu’elle nomme en première approche « la première mort du Verbe », liée à une crise névrotique de Stephen. Lisons d’abord le texte : (Stephen est avec son père ; ils ont fait le voyage à York)
« Stephen entendit le sanglot s’enfoncer bruyamment dans la gorge de son père et un réflexe nerveux lui fit rouvrir les yeux. L’éclat du soleil, frappant soudain sa vue, transformait le ciel et les nuages en un monde fantastique de masses sombres, avec des espaces pareils à des lacs de lumière d’un rose foncé. Son cerveau lui-même était malade, impuissant. Il pouvait à peine déchiffrer les lettres aux enseignes des boutiques. La monstruosité de sa vie semblait l’avoir transporté hors des limites du réel. Rien dans le monde réel ne le touchait, ne lui parlait, à moins qu’il n’y entendît un écho de ce qui criait furieusement au-dedans de lui. Il ne pouvait répondre à aucun appel terrestre ou humain. Il restait muet, insensible devant l’invitation de l’été, de la joie, de la camaraderie, la voix de son père le lassait et le déprimait. C’est à peine s’il reconnaissait ses propres pensées comme venant de lui-même ; et il se redisait lentement :
« Je suis Stephen Dedalus. Je marche à côté de mon père qui s’appelle Simon Dedalus. Nous sommes à Cork, en Irlande. Cork est une ville. Nous logeons à l’hôtel Victoria. Victoria, Stephen, Simon, Simon, Stephen, Victoria. Des noms. »
Le souvenir de son enfance avait pâli soudain. Il essaya d’évoquer quelques uns de ses moments marquants, mais n’y réussit point. Il ne se rappelait que des noms. Dante, Parnell, Clane, Clongowes. Un petit garçon avait appris la géographie avec une vieille femme qui gardait deux brosses dans son armoire. Puis on l’avait renvoyé de chez lui dans un collège ; il avait fait sa première communion, mangé du slim jim (guimauve) dans sa casquette de cricket, regardé la flamme sautiller et danser sur le mur d’une petite chambre de l’infirmerie, rêvé qu’il était mort et qu’une messe était célébrée pour lui par le recteur, revêtu d’une chape noire et or, et qu’on l’enterrait ensuite dans le petit cimetière de la communauté, derrière la grande avenue de tilleuls. Mais il n’était pas mort cette fois-là. C’était Parnell qui était mort. Il n’y avait eu ni messe des morts dans la chapelle, ni procession. Il n’était pas mort, mais il s’était effacé comme une plaque photographique au soleil. Il s’était perdu, il était sorti de l’existence, puisqu’il n’existait plus. Comme c’était étrange, de se le représenter, quittant l’existence de cette façon, non point en mourant, mais en s’effaçant au soleil ou en demeurant perdu, oublié quelque part dans l’univers ! C’était étrange de voir son petit corps réapparaître un instant : un petit garçon avec un complet gris à ceinture. Les mains dans les poches, et la culotte maintenue aux genoux par des élastiques. « (PA, chap. 2 ; P, I, 621, folio, 152-53)
Plusieurs remarques.
1 – Stephen fait sur la personne et le nom de Parnell une expérience étonnante, et qui a compté pour sa vocation d’artiste. Parnell est mort, et il est devenu un nom et une date dans l’histoire. Parnell est certes mort et enterré, mais ça n’est pas la chose la plus importante – ce n’est pas la mort de Parnell qui est traumatisante pour Stephen – Stephen découvrira la mort et il en fera l’expérience concrète. Mais ce n’est pas ce qui compte ici, c’est autre chose : c’est le fait que son nom aussi est mort. Autrefois, le seul nom de Parnell agitait l’Irlande, c’était un mot magique : il convoquait l’Irlande, il l’invitait au réveil. Autrefois Parnell vivait, présent, incarné et le verbe, le nom « Parnell » était tout puissant – Aujourd’hui, et c’est cela que Stephen éprouve dans une sorte de crise ou de névrose, le nom est sans forces, c’est un mot qui sonne creux – et Stephen fait cette remarque décisive : Parnell est mort, certes, mais il faut dire : ce qui vient s’ajouter, c’est qu’il n’était pas mort seulement sur le mode d’une mort traumatisante, ou qu’on l’a oublié sur le mode d’un oubli normal. Mais qu’il s’est effacé, qu’il a quitté l’existence, et Stephen note très précisément : « non pas ne mourant, mais en s’effaçant au soleil « comme une plaque photographique », et en demeurant perdu, « oublié quelque part dans l’univers » - Parnell est mort et enterré, mais son nom aussi est mort. Hier, le verbe, le mot « Parnell » était tout puissant, c’était un mot magique, mobilisateur pour l’Irlande – Aujourd’hui, ce verbe tout puissant, « Parnell » est devenu sans force.
2 – La mort réelle n’est pas ici un mystère. En revanche, le fait que le langage puisse ainsi s’altérer frappe stephen. Il y a une vie du verbe, et cette vie présente des virtualités à travers le temps. Ou plus précisément il faut dire : l’être humain se transforme à travers le temps, et ses transformations se manifestent dans le langage. Stephen découvre ainsi que le verbe est menacé de mort, qu’il peut venir à ne plus rien signifier d’autre que lui-même, qu’il peut se réduire à sa seule forme phonétique. Alors le mot se ferme, se referme sur lui-même, il se réduit en se phonétisant, il n’a plus d’écho. Il est devenu comme une voix qui n’a plus d’écho dans le monde.
3- N’oublions pas que quand Stephen fait cette expérience, il est comme sorti de son monde. Il est à Cork avec son père – c’est à lui que s’applique la formule : « il s’était perdu, il était sorti de l’existence, puisqu’il n’existait plus » - il est à Cork, c'est-à-dire dans un monde qui lui est étranger, il est sorti de son univers concret immédiat, le monde de Cork n’est pas l sien (c’est celui du père) – Cixous commente : A Cork Stephen est en proie à une névrose où son existence même est mise en question. Il n’y a plus d’écho à sa voix dans le monde. Jadis, quand il pensait : « Je suis Stephen », le monde répondait (…) Maintenant cet échange nécessaire entre le moi et le monde est interrompu ». (399)
4- Le texte marque nettement cette perte d’écho – le réel se perd : « aucun détail du monde réel ne le touchait, ne l’appelait… » - et il n’entend que « la voix » de son père, et cette voix a quelque chose de mort : le père refuse le temps, il voudrait être celui qu’il était à Cork. « C’est la voix du père qui est la voix de la mort, Et le père a peur de ce fils qui est là, et donc l’appelle à la réalité présente » (340)
5 – Stephen s’est perdu, les noms tendent à se réduire à des « objets-sons » : Victoria, Stephen, Simon, Simon, Stephen, Victoria, ces mots ne signifient plus rien parce que le verbe signifiant auquel le mot se réfère a disparu- Stephen se dit : « je suis Stephen Dedalus » , mais cela revient à constater qu’on a formé un objet-son et rien de plus – ce qu’on éprouve alors, c’est l’angoisse d’être sorti de l’existence.
6- Mais pourquoi cette expérience a-telle quelque chose de crucial ? Parce qu’elle montre au jeune homme que pour exister pleinement, il faudra qu’il puisse dire son nom dans un monde qui répond. Il faudra qu’en tant qu’artiste, il renaisse dans un lieu autre que Cork ! (Distance prise avec le père !) – Il lui faudra, dit Cixous, « créer un monde à son écho, d’où il pourra être absent sans être mort par effacement ».
IX. LA DÉCOUVERTE DU LANGAGE
(Cixous suit de très près le début du chapitre I du Portrait. Cf. 427 sq.)
On pourrait dire du début du Portrait que tout est verbe, qu’au commencement était le verbe. Tout se passe comme si Joyce nous faisait assister à la genèse du langage, à partir d’une conscience vierge, naïve, innocente, qui a tout à découvrir.
C’est l’imagination qui est d’abord à l’œuvre, c’est elle qui au départ sert de pensée. Les mots suscitent des images dans la conscience de Stephen – le monde matériel s’offre aux sens par ses formes, ses couleurs, ses bruits (quelque chose d’un peu comparable à la statue de Condillac) – Stephen apprend à partir de là deux choses : l’étrangeté et la différence – 1) l’étrangeté lui apparaît à travers son corps – 2) la différence s’éprouve à travers les noms qui désignent des lieux divers et les autres personnes – Le langage apparaît situé entre le moi et le monde, et ce sont les mots qui signifient l’altérité, qui constituent le monde et son horizon.
Le langage a des vertus et des fonctions infiniment variées, et des rapports aux choses qui fascinent Stephen – le chapitre dresse une sorte de catalogue :
1) il y a des mots qui n’ont pas de référence concrète visible et des noms sans image qui leur corresponde :
« Roses blanches, roses rouges ; c’étaient de belles couleurs à penser. Les cartes qu’on donnait au premier de la classe, au second et au troisième avaient aussi de belles couleurs : rose ou crème, ou bleu lavande. C’était beau de penser à des roses bleu lavande, ou crème, ou rose. Peut-être qu’une rose sauvage pouvait avoir des couleurs comme celles-là ; il se rappelait la chanson de la rose sauvage sur le petit endroit vert. Seulement on ne pouvait pas avoir de rose verte. Mais peut-être y en avait-il, quelque part dans le monde ? » (PA, P I, 543, folio52)
De là une liberté infinie de l’imagination, qui pourrait fournir aux mots leurs objets (le ciel peut être « bleu comme une orange » Eluard)
2) il y a des mots qui désignent deux objets radicalement différents – le mot ceinture (belt) par exemple, c’est la ceinture, et aussi le coup donné avec une ceinture :
« Un jour, un garçon avait dit à Cantwell :
- ‘Attends un peu, et tu vas recevoir une de ces ceintures !’
Cantwell avait répondu :
- Va toujours ! Essaie un peu d’envoyer une ceinture à Cecil Thunder ! Je voudrais te voir. Il t’en flanquerait, un coup de pied aux fesses ! » (PA, P, I, 539, folio 48)
3) Il y a des mots bizarres et déplaisants : « chou-chou » par exemple (suck, sucer) – le mot fait le même bruit que le lavabo qui se vide…Stephen découvre ainsi qu’il y a des mots , où un rapport existe entre le mot et la trace qu’il laisse dans la mémoire, sans que Stephen puisse élucider ce rapport - ce qu’il découvre en revanche, c’est que ces mots, outre leur pouvoir nominatif, exercent un pouvoir sensible sur la personne : par exemple, ils font sentir des sensations de froid ou de chaud :
« « Chou-chou », c’était un drôle de mot. Le camarade avait appelé Simon Moonam comme ça,
parce que Simon Moonam avait l’habitude d’attacher les fausses manches du préfet derrière son dos, et le préfet faisait semblant de se fâcher. Mais le son de ce mot était laid. Un jour Stephen était allé se laver les mains aux lavabos de l’hôtel de Wicklow ; son père avait retiré ensuite le bouchon avec la chaîne et l’eau était descendue par le trou de la cuvette. Et quand elle fut toute descendue, lentement, le trou de la cuvette avait rendu un son comme celui-là : chou. Seulement plus fort.
Lorsqu’il se rappelait ça, et l’aspect blanc du lavabo, il éprouvait une sensation de froid puis de chaleur. » (PA, P, I, 543 ; folio, 50-51)
4) il y a des mots dangereux et puissants, sans rapport avec le concret, par exemple « simonie » ou « politique » dont les adultes se servent comme prétexte à accusations ou à violences.
5) Il y a encore des expressions ou des phrases qui sont du côté de la musique, qui sont beauté pure, qui sont comme des poésies – dès l’enfance, tout objet beau est ramené instinctivement vers la littérature. Même des phrases destinées à l’enseignement de l’orthographe, c'est-à-dire à l’utile, peuvent être détournées de cette fonction utile :
« Il y avait de jolies phrases dans le manuel d’orthographe du docteur Cornwell. Cela faisait .comme de la poésie mais c’était seulement des phrases pour apprendre l’orthographe.
Wolsey mourut à l’Abbaye de Leicester, Où il fut enterré par les abbés. Le chancre est une maladie des plantes. Le cancer en est une des animaux. » (PA, P, I, 540, folio, 49)
6) enfin il y a des vérités universelles, qui se réfèrent à des lois connues de tous, sauf de Stephen, et qui se sont imposées par l’opinion de la majorité – tous les garçons de l’école savent que rody kickham sera capitaine de l’équipe…C’est ainsi que Stephen se trouve face à une communauté d’élèves initiés à un langage et à des coutumes spécifiques – et Stephen qui les ignore se sent déplacé, socialement et géographiquement – tous les élèves du collège de Clongowes connaissent les réponses aux questions de géographie, tous sauf Stephen :
« Il ouvrit la géographie pour étudier sa leçon ; mais il ne pouvait pas retenir les noms des endroits en Amérique ; pourtant c’était tous des endroits différents qui avaient des noms différents. Ils étaient tous dans des pays différents et les pays étaient sur des continents et les continents étaient dans le monde, et le monde était dans l’univers. » (PA, P, I, 545, folio, 55-56)
Alors Stephen réagit, en se mettant au centre du monde et à l’origine- il inscrit sur la page de garde du livre de géographie une colonne, de son écriture bien à lui, c’est l’image même du monde telle que l’artiste le voit. Il y met son nom et où il se trouve. L’univers est ainsi formé par une série de lieux concentriques, et un seul individu vivant : Stephen Dedalus.
« Il ouvrit la géographie à la page de garde et lut ce qu’il avait écrit à lui-même : son nom et où il était.
Stephen Dedalus
Classe élémentaire
Collège de Conglowes Wood
Sallins
Comté de Kildare
Irlande
Europe
Monde
Univers
C’était de son écriture à lui ; et Fleming, un soir, pour rire, avait écrit sur la page en face :
Stephen Dedalus est mon nom
L’Irlande est ma nation
Conglowes est ma résidence
Et le ciel mon espérance.
Stephen peut lire de bas en haut et de haut en bas – il découvre l’infinité de l’univers, et par rapport à cette infinité, sa finitude – en utilisant instinctivement une image d’ordre du monde comparable à celle qu’offrait le monde médiéval (avec cette différence que l’ordre médiéval est figuré par une échelle, alors que Stephen procède par cercles concentriques). Sa vision est spatiale, et il se constitue comme le centre en cherchant à se situer objectivement.
Mais qu’est-ce qu’il y a au bout de ce monde ? C’est en cherchant à se situer objectivement à partir de cette construction spatiale que Stephen parvient à une idée de Dieu : qu’est-ce qu’il y a après l’univers ? Rien. Mais autour de l’univers est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose comme un fil « une ligne fine tout autour des choses », pour montrer où l’univers s’arrête, avant l’endroit où commence le rien - Tout autour de toutes les choses, c’est très grand, il faut penser à tout et partout. D’où l’idée : « Seulement Dieu pouvait faire ça » :
« Il lut les vers en commençant par la fin, mais alors ça n’était pas de la poésie. Puis il lut la page de garde de bas en haut, jusqu’à ce qu’il arrivât à son nom. Cela, c’était lui ; et il relut la page en descendant. Qu’est-ce qu’il y avait après l’univers ? Rien. Mais est-ce qu’il y avait quelque chose autour de l’univers, pour montrer où il s’arrête, avant l’endroit où commence le rien ? Ca ne pouvait être un mur, mais il pouvait y avoir une fine, fine ligne tout autour de toutes les choses. C’était très grand de penser à tout et à partout. Seulement Dieu pouvait faire ça. Il essaya de se représenter quelle grande pensée ça devait être, mis il ne put penser qu’à Dieu. Dieu, c’était le nom de Dieu, tout comme son nom à lui était Stephen. En français on disait Dieu au lieu de God, et c’était aussi le nom de Dieu ; et lorsque quelqu’un en priant, disait Dieu au lieu de God, Dieu comprenait aussitôt que c’était un Français qui priait. Mais, bien qu’il eût des noms différents dans toutes les différentes langues du monde, et bien que Dieu comprît ce que disent tous les hommes qui priaient dans leurs langues différentes, pourtant Dieu restait toujours le même, et le vrai nom de Dieu c’était Dieu. » (PA, P, I, 546-47, folio 57)
1- Il faut prêter attention, souligne Cixous, (429), à la formule : « Dieu, c’était le nom de Dieu » - ici Stephen se heurte au plus grand des mystères, celui de la différence et de l’identité de l’être dans le rapport au langage – Dieu est un cas unique puisque c’est un nom propre indépendant de la langue – en principe un nom propre ne se traduit pas : Dedalus reste Dedalus, en France ou en angleterre. Mais Dieu s’appelle God en anglais et il traduit son nom suivant l’interlocuteur = l’unité de son nom n’appartient à aucune langue - Dieu est à la fois singulier et universel – ce qui conduit Cixous à affirmer : Dieu n’est pas un concept –
Conclusion = il existe un nom qui n’est pas un mot mais un être et un être qui répond à une multitude de noms sans jamais être altéré par cette profusion de noms
2 - le concept de nom propre est un sujet d’étonnement pour Stephen – d’autant qu’il a un nom prédestiné = Dedalus c’est « un drôle de nom » qui semble étranger – c’est le nom d’un autre dans lequel Stephen dans un premier temps ne se reconnaît pas = il ne se reconnaîtra dans ce nom que le jour où il se sentira désigné personnellement par ce nom, où le nouveau Dedalus et l’être coïncident.
3 - Mais Dieu a un étrange privilège : « Dieu restait toujours le même, et le vrai nom de Dieu c’était Dieu » - Etre partout le même, être à la fois le nom et la personne – et non pas « porter un nom »qui fait de soi-même un objet pour les autres, c’est pouvoir se situer hors de l’expérience et de l’histoire – et aussi de la « politique » comme la suite va le montrer.
Rem = en un sens dieu est le rival triomphant de l’artiste – Cixous note : « La découverte est intellectuelle ; seul Dieu peut penser à toutes les choses. Ainsi, dès l’enfance, le futur artiste instaure un dialogue avec son rival, celui qui peut penser le monde et dont le nom signifie dans toutes les langues » (429)
Cet « au-delà » Stephen ne peut le penser qu’à partir de l’espace, de ce qu’il perçoit spatialement – Entre lui, Stephen, et un Dieu invisible, une relation complice face à l’univers s’établit. Pourquoi ? D’abord parce que c’est l’impossibilité où Stephen se trouve de penser et de cerner la totalité de l’univers (pour Stephen l’univers « déborde » ce qu’il arrive à en penser) qu’il lui faut penser quelqu’un qui puisse faire ce qu’il ne peut faire, lui Stephen, c'est-à-dire Dieu. Dieu c’est celui qui peut penser l’univers.
On a ainsi la séquence suivante : 1) le désir de se représenter le monde conduit Stephen à penser Dieu. 2) de là à désirer être Dieu, c'est-à-dire pouvoir tout voir ; et voir partout sans être vu, il n’y a qu’un pas ; celui, dit Cixous, qui fait que, Stephen devenu adolescent va vers la divinisation de soi et ce qu’elle nomme ‘l’élévation’, sur la plage de Sandymount. (cf. Ulysse, 3) (430)
La structure « dedans-dehors ».
Cixous insiste sur un point qui deviendra effectivement capital pour l’œuvre toute entière de Joyce – Stephen ressent un réconfort dans le fait de pouvoir parler et dire le nom de Dieu, cette puissance qui se dit partout et que l’Univers ne peut excéder. Dans cette réflexion première qui ouvre le Portrait, un thème se met en place, qui va devenir dans Ulysse un axe majeur : la structure dedans-dehors. Le malaise de Stephen tient pour une grande part à une contradiction qui est au cœur de son existence, et qui en un sens la fonde : 1) il est, spatialement, réellement, dans un monde : la classe, le collège, le comté…2) Mais, subjectivement, par la conscience qu’il prend de son « étrangeté » (il faut prêter la plus grande attention au fait qu’il se tient constamment à distance [1]), il s’éprouve hors de ce monde.
Si bien que : a) il n’y a que Dieu qui puisse être à la fois dedans et dehors – La vocation de l’artiste, c’est le choix de l’extériorité au monde – Cixous : « l’échec de la pensée devant l’infini est compensé par le triomphe du verbe qui dit le nom de l’infini » (430) – b) il y a chez Joyce une extrême sensibilité au langage. C’est le germe de la conscience de l’artiste qui est ici dévoilé – le mystère des mots est à l’origine de la naissance de l’artiste. (et il faudrait parler ici des Dubliners, tournés vers ce mystère des mots – on lira avec profit le chapitre de commentaire que Cixous consacre aux Deux Sœurs, la nouvelle inaugurale (438-462) ) – Pour Joyce toute l’expérience du réel passe par le langage, elle est vécue dans le lieu intérieur de la conscience qui se raconte le monde : « les choses sont moins présentes que les mots » (Cixous, 430).
La conscience d’étrangeté à l’égard du réel va être en même temps à l’origine d’une transposition de l’existence dans le langage : les mots ont les qualités et le mystère des choses. Cixous va jusqu’à énoncer : « on peut presque dire que l’altérité n’est pas saisie dans un rapport à autrui, mais que c’est le langage qui est l’autre et avec lequel Stephen établit un réseau de rapports affectifs et sensuels : « il aime et redoute les mots comme on aime une personne » (430) – mais le langage est d’abord aux autres, avant que Joyce se l’approprie – il lui faut ce sentiment d’altérité, où il commence par vivre un rapport au langage qui lui est opaque (ce vocabulaire des autres élèves, par exemple, dont Joyce n’a pas la clé), pour que cela suscite en lui – par cette distance même, un désir d’appropriation qui met sur le chemin de la création artistique.
A Stanislas, il confie, parlant des Deux Sœurs : « Ne trouves-tu pas qu’il y a une certaine ressemblance entre le mystère de la messe et ce que j’essaie de faire ? Je veux dire que j’essaie…de donner aux gens une sorte de plaisir intellectuel ou de jouissance spirituelle en transformant le pain de la vie quotidienne en quelque chose qui est animé par la permanence de l’art… » - L’art comme simonie : le thème sera prégnant tout au long du Portrait…
X. LE RAPPORT D’ULYSSE À HOMÈRE – LE HÉROS ET L’ÂGE HÉROÏQUE
LA PARODIE DE L’ HÉROÏSME : LE CYCLOPE
Un cas de figure : la parodie du héros dans l’épisode du Cyclope.
Commençons par quelques remarques générales.
1 - Si on voulait apporter une preuve supplémentaire à l’impossibilité de réduire le style d’Ulysse au monologue intérieur, l’épisode du Cyclope en fournirait une éclatante. La technique d’écriture de l’épisode est d’une extraordinaire subtilité. Qui parle au début de l’épisode ? On a envie de répondre : ça n’est pas Ulysse- bloom – A la différence de l’Odyssée d’Homère, ici Ulysse n’est pas « Personne » (chez Homère, c’est cette ruse d’Ulysse qui le rend invisible). C’est le narrateur qui parle, quelqu’un qui va faire le récit épique de l’affrontement de bloom et du Cyclope. C’est « Noman », « Je », le spectateur invisible. (Cixous, 300) – Tellement invisible qu’au premier abord le lecteur ne voit pas que Joyce a substitué le narrateur à Ulysse. Bloom garde son identité : c’est bien lui qui, armé de ce qui lui tient lieu d’épieu, un cigare, qui va affronter le Cyclope. Mais bloom n’est pas Personne.
Alors qui ? Cixous répond (300) : le narrateur – ici, c’est Joyce qui va faire le récit épique. Mais il va s’incarner en un personnage invisible, Personne, précisément. Toute la finesse du style utilisé ici consiste pour Joyce à se faire oublier, en se mêlant littéralement aux consommateurs dublinois, qu’il connaît bien. Et c’est cette connaissance des problèmes irlandais, du politique, de l’histoire irlandaise qu’il va utiliser à merveille. Non pas, comme le dit très bien Cixous, pour exalter un patriotisme. Mais pour montrer que ces problèmes, il les connaît et qu’il les a à cœur, mais sur un autre mode : parce qu’il sait qu’il est le produit de sa race et de l’histoire de l’Irlande.
On retrouve ainsi le procédé de la Lettre volée d’Edgar Poe : « c’est en mettant l’objet dissimulé dans l’endroit le plus banal et le plus évident qu’on le cache le mieux. C’est en allant chez Kiernan que Joyce se fait complètement oublier » (Cixous, 300) – en se mêlant aux consommateurs, il s’intègre « en personne », dit Cixous, et parvient à la « disparition suprême » (300)
Quant au style utilisé, contentons nous provisoirement de le qualifier de parodie. Une parodie de l’épique.
Joyce va présenter – à travers les personnages de la taverne de Kiernan – la situation irlandaise telle qu’il la voit : c'est-à-dire grotesque, monstrueuse. N’oublions pas que c’est cette situation qui a dé terminé Joyce à s’exiler. C’est le portrait de l’Irlande vue par joyce. L’irlandais, tel qu’en lui-même il s’apparaîtrait, s’il pouvait prendre sur lui le regard de joyce. Tel est le monde cyclopéen auquel on va avoir accès.
2 – cela explique aussi le style « enlevé » de l’épisode. Cixous note la vigueur de l’écriture, percutante, où Joyce peut dans la joie parler de ses adversaires en étant sûr d’avoir raison, et eux tort, et se livrer à un jeu de « massacre par la plume » 299 – d’où, dit Cixous, « la rapidité frémissante de celui qui peut enfin répandre son antipathie » (299)
Joyce peut ainsi donner libre cours à sa verve satirique : on aura dans l’épisode un catalogue d’horreurs et d’agressions contées sur un mode ironique : une exécution capitale qui prend des allures de kermesse, un meurtre déguisé en pantomime, tout cela pendant que les dublinois boivent et que bloom déguste son cigare. Au milieu de tout cela, la faune du bar de Kiernan : « une sanguinaire sarabande d’inquisiteurs, lyncheurs, boxeurs, ségrégationnistes, racistes, etc. Le bar devient une race porteuse d’un spécimen de chaque espèce d’intolérance et de cruauté humaine. » (Cixous, 298)
Il faut ajouter : cette parodie s’attaque à une vision du monde, mais aussi au style de cette vision du monde : les style épique en prend un coup ! Joyce-personne s’ingénie à multiplier les occasions d’enfoncer le clou – Exemple = sans sortir du bar de Kiernan, il multiplie les digressions, en évoquant des scènes d’épopée populaire qui viennent s’injecter comme des séquences de cinéma au milieu du récit. – Ou encore = toute une série d’interruptions dans le discours précipitent le lecteur dans un passé fantastique ou un présent inattendu – le style même de l’épopée est l’objet d’une dérision permanente.
3- Dans le Cyclope, on a : 1) d’un côté bloom, l’idéaliste d’un monde heureux et ordonné, gouverné par l’amour, où la société serait organisée en un seul Etat, et où l’homme serait à l’image du christ – de l’autre un monde de cauchemar, de haine et de violence, d »’agression et de torture, de désordre et de destruction. Deux univers qui vont se heurter dans un bar de Dublin, celui de Barney Kiernan. (Lieu qui symbolise l’île de Polyphème)
Le géant Polyphème donne sa tonalité à l’épisode : c’est le chapitre de la violence et du cannibalisme, expressions par excellence du nationalisme, auxquels il faut ajouter selon Cixous, le gigantisme (298), qu’elle définit comme « la forme psychologique engendrée par l’orgueil patriotique dans l’imagination des citoyens ou ‘farouches démocrates’ » (298)
Il y a au premier bord, quelque chose d’ambigu dans l’attitude de Joyce à l’égard de l’héroïsme : bloom ne semble avoir rien d’un héros. Et, s’agissant de l’homme Joyce lui-même, qu’il ne faut pas trop vite identifier à bloom, on hésite. D’un côté, il écrit au milieu des pires difficultés, et d’une cascade de malheurs personnels ; les problèmes familiaux, la faim, la folie de Lucia, les opérations répétées pour tenter d’endiguer l’affaiblissement de sa vue…Tout cela conduirait à admirer son courage.
Mais on peut aussi bien plaider contre : avancer que ce courage est l’envers d’une lâcheté devant des responsabilités familiales qu’il fuyait, ou encore une guerre comme la guerre de 14 qui semblait le laisser indifférent, ou en tout cas qu’il voyait comme un évènement lointain – Choisir l’art, alors, c’était comme choisir de fuir a mort. Joyce se serait ainsi enfermé dans le langage, comme dans un cocon protecteur.
Il y a quelque chose de vrai dans cette accusation, mais Cixous a raison de souligner que c’est une vérité très partielle (294) – Joyce avait répondu alors qu’il état encore adolescent à Dublin qu’il choisissait de « s’exprimer librement » - or, entre autres choses, cela signifie : il y a un courage qui consiste à savoir ne pas avoir honte d’avoir peur – C’est une « franche lâcheté », une lâcheté courageuse – elle est assurément, dit Cixous, « beaucoup plus difficile à confesser que les péchés communs » (295)
C’est cette lâcheté courageuse que Joyce prête à bloom dans Ulysse. Il faut prêter attention à toutes les situations où bloom inverse les situations classiques – Exemple : dans les comédies, où on joue de la situation du triangle : mari – femme – amant, c’est l’amant qui se cache dans le placard – dans Ulysse, c’est bloom qui fait tout pour éviter Boylan, (amant futur de Molly) et qui finit par aller se cacher dans un musée – la victime apparaît complice de son bourreau…
Au premier abord, donc, Bloom n’a rien d’un héros- Pourtant Joyce en fait le nouvel Ulysse – Qu’est-ce cela signifie ?
On pourrait interpréter : Bloom est l’Ulysse du monde moderne, mais dans ce cas faut-il dire : la place du héros Ulysse est désormais occupée par un homme médiocre, bloom, « l’homme moyen sensuel », comme l’appelle Rabaté, Et dans ce cas quel est le but de Joyce ? Ce pourrait être :
1.se moquer de l’âge héroïque Mais Ulysse n’est pas Achille, il triomphe souvent par le verbe et la ruse– Bloom dans cet épisode va vaincre par le verbe. « On peut être héroïque sans violence » (Cixous, 295) – Joyce se moque de l’humanisme de Bloom- Mais se moque t-il de cet héroïsme qui conduit Bloom à une « victoire mentale » ? Pour défendre son humanisme bloom oublie d’avoir peur !
ou 2) dénoncer notre âge comme un âge de la décadence – Est-ce une alternative ? Ou les deux sont-ils complémentaires ? Si oui, de quelle manière ? N’y aurait-il pas une double identité dans Bloom ? On voit que cette interrogation banale renvoie au rapport général de l’œuvre à Homère, et surtout ici à Ulysse.
Ne pas oublier ce que Joyce a confié à Budgen touchant l’Odyssée et Ulysse.
Si on examine les discours tenus par le Citoyen et son équipe, et l’analyse que Joyce fait de Parnell, aussi bien dans le Portrait que dans Ulysse, ou encore dans Ivy Day, il faut tenir compte d’un certain nombre de points essentiels pour comprendre cette joute verbale :
1- Joyce ne croit ni au progrès, ni à la violence, ni au sacrifice politique – il professe un scepticisme radical en ce qui concerne la politique. Il ne s’agit pas pour lui d’approuver l’inévitable, mais d’admettre l’inévitable – « ce n’est pas moi qui ai fait le monde » dit Stephen quand il refuse de signer un appel à la paix universelle – celui qui a fait le monde a inventé la guerre, c’est donc Dieu qu’il faudrait faire signer ! (Cixous, 259) – Joyce semble décidé une fois pour toutes à refuser de donner un gage à un monde dont la création lui semble une source d’erreur et de malheur. Il y a là comme un refus instinctif d’endosser une responsabilité aussi minime soit-elle – on a beau l’accuser, il refuse cette responsabilité ;
A ses yeux, la seule signature qui vaille, c’est, pour l’artiste, celle de ses œuvres – Stephen peut ainsi en venir à distinguer un « héroïsme intérieur», qui est la passion motrice de tout art, et l’héroïsme du militant, qu’il déprécie.
2- Dans ce discours militant, Joyce a parfaitement repéré la volonté de puissance qui l’arme et qui l’anime de toutes les manières.
Si on voulait en chercher les sources dans des textes antérieurs, il faudrait retourner :
a) à la scène du Portrait où on trouve un première mouture du discours-type de la politique, le discours inquisiteur – ce type discours dont le modèle est donné par le questionnement d’Ignace de Loyola et qui s’applique en théologie, mais qui convient très bien aussi au monde politique .
Le texte en question remplace Dieu par la poésie - la discussion porte sur les livres et les écrivains – Héron proclame que Tennyson est me meilleur poète, Stephen, qui jusque là s’état retenu, proclame : c’est Byron ! Tous lui tombent dessus ;
« Gare à toi ! cria Héron, cinglant les jambes de Stephen avec sa canne.
Ce fut le signal de l’assaut. Nash lui lia les bras derrière le dos, tandis que Bolan saisissait un gros trognon de chou qui traînait dans le ruisseau. Luttant et se débattant sous les volées de la canne et les coups du trognon noueux. Stephen fut acculé contre un grillage de fil de fer barbelé. »
C’est une véritable mise à la question ; Bien que Stephen craigne la douleur physique, il se raidit – rien ne le ferait reculer (comparer avec Giordano Bruno) – il refuse de capituler et d’avouer quoi que ce soit :
« Avoue que Byron ne valait rien.
-Non.
-Avoue.
-Non.
-Avoue.
-Non, non » (P, chap. 2, P, I, 606-607, folio 139-140)
Tout ce à quoi Stephen consent, c’est à réciter le Confiteor, chose peu coûteuse et qu’il récite du bout des lèvres, sans que Héron puisse s’assurer à partir de là une maîtrise.
Mais c’est là une leçon très importante pour comprendre la manière d’être de ce discours inquisiteur – Joyce note que c’est tout ce qui se cache dans les interstices du discours qui révèle les vraies motivations (Cixous, 363-64) : les voix sont sèches, les rires durs, les discours s’interrompent brusquement, prennent des directions inattendues pour décontenancer la victime, les yeux mentent, les gestes sont équivoques. Les mots sont en liberté surveillée, mais il faut prêter attention également aux silences et au ton de la voix : ce sont souvent des questions muettes, inscrites dans le cadre des questions posées qui sont les vraies questions. On retrouve ici toutes les techniques exposées dans le sermon sur l’enfer, et qui viennent directement des Exercices Spirituels d’Ignace de Loyola. (353, 365)
Ce qui est recherché, c’est la main mise sur l’autre - et derrière les mots ou le prétendu dialogue, c’est la violence qui tranche – le monde du Cyclope, le monde de la politique a deux phares : la Force et la Haine