Tous les bons dictionnaires vous le diront : le réalisme, c’est, au sens courant du terme, l’attitude de quelqu’un qui tient compte de la réalité, qui tente d’apprécier la réalité avec justesse, qui veut peindre la réalité telle qu’elle est, telle qu’elle pourrait apparaître à un témoin impartial – quelqu’un qui a, comme on dit, « le sens des réalités », mais aussi quelqu’un qui prétend avoir une connaissance exacte des choses, et par voie de conséquence qui peut répondre à leur appel sans hésiter sur le choix des moyens… D’où également un mépris affiché pour tout ce qui lui paraît idéaliste ou utopiste, et une volonté de subordonner leur activité à la réalité, et à elle seule…
Tout cela a le mérite d’éclairer un certain nombre de traits et de repérer des enjeux. Mais, s’agissant du réalisme que revendique Joyce, ces considérations restent générales et n’apportent pas grand-chose. Mais nous pouvons peut-être approcher un peu mieux notre sujet en nous rappelant que le réalisme, c‘est un genre littéraire et aussi une conception de l’art.
Ce genre littéraire naît au XIX° siècle. On pourrait dire qu’au centre de ce réalisme il y a l’ambition qui était celle de Balzac : « faire concurrence à l’état civil » – autrement dit, une vocation à raconter des histoires réelles, survenues à l’auteur ou à ses amis (et amies !), utiliser comme matière première le milieu auquel on appartient, faire fond sur leurs souvenirs, être en quête de personnages authentiques, et prendre volontiers pour sujet l’étude minutieuse du réel de la vie quotidienne.
Ce souci d’inventorier la réalité, on le retrouve, plus radicalisé peut-être, dans le mouvement littéraire qu’il est convenu de nommer le naturalisme, et dont l’esthétique est définie par Zola. Ce naturalisme est moins une école qu’une méthode, qui commence par critiquer le romantisme, en l’accusant de s’enfermer dans le monde clos de la littérature. Aux yeux des naturalistes, aucune esthétique ne doit se couper de la société particulière où elle est apparue. De là, une première accusation : le romantisme a fait faillite parce qu’il n’a pas su adapter ses conceptions littéraires à l’esprit de la société moderne. Et cet esprit, c’est essentiellement le triomphe de la science, qui caractérise le XIX° siècle.
C’est là un « fait » que l’écrivain doit prendre en compte : il faut abandonner sa tour d’ivoire pour assumer l’héritage de son temps, en utilisant les données nouvelles de la science. C’est ainsi que l’on met au programme l’idée de faire rentrer dans la littérature les méthodes des sciences de la nature (ici, Zola est l’exemple type). Il ne faut jamais oublier que le naturalisme s’est constitué après des découvertes scientifiques majeures : les thèses de Darwin dans L’origine des espèces ou encore l’Introduction à la médecine expérimentale de Claude Bernard, une référence constante chez Zola. Claude Bernard avait montré que la méthode scientifique rigoureuse peut être appliquée aux corps vivants (c’est la vivisection) comme aux corps bruts, et Zola prétend appliquer cette méthode à (selon son expression) « la vie passionnelle et intellectuelle ».
On voit que, dans la perspective naturaliste, fondée sur une conception mécaniste et matérialiste du monde, « l’homme est soumis au même déterminisme que le reste de la nature » ; il est considéré comme un produit « naturel » dans le jeu des forces de l’hérédité, du milieu, de la situation historique (Taine) – et ces forces pourront être décomposées avec la plus grande exactitude.
La raison procédera donc de deux manières : soit par l’observation (on trouve déjà cette idée chez Balzac ou Stendhal), soit par l’expérimentation. Avec ce risque que ce qui n’est qu’hypothèses scientifiques se transforme en certitudes définitives – voyez, par exemple, la loi de l’hérédité dans Les Rougon-Macquart.
Joyce connaît ce naturalisme, il lui reconnaît même ses lettres de noblesse. Il accorde à ce réalisme une place privilégiée, qu’il revendique pour sa propre écriture. Il lui arrive même de présenter sa science de l’écriture comme une méthode de vivisection, d’expérimentation sur le vivant, une méthode de médecin et de physiologiste. Ainsi, par exemple, déjà dans Stephen le héros, il revendique cet « esprit moderne » qu’il oppose à l’esprit ancien : « L’esprit moderne est un esprit de vivisection. La vivisection elle-même est le procédé le plus moderne que l’on puisse concevoir. L’esprit ancien admettait de mauvaise grâce les phénomènes. La méthode ancienne examinait la loi avec la lanterne de la justice, la morale avec la lanterne de la révélation, l’art avec la lanterne de la tradition. Or toutes ces lanternes ont une propriété magique : elles transforment, elles déforment. La méthode moderne étudie son domaine à la lumière du jour. L’Italie a ajouté une science à la civilisation : elle a éteint la lanterne de la justice pour étudier le criminel en formation et en action.
Politique ou religieuse, la critique moderne ne s’embarrasse pas des présomptions relatives à des États, à des Rédempteurs, à des Églises. Elle examine l’ensemble de la communauté en action, elle recompose le spectacle de la rédemption. » (Stephen le héros, P, I, 488-89)
On peut évidemment, à partir de là, tenter de dégager ce que Joyce retient de cette conception et ce qu’il critique. Qu’il revendique un réalisme est incontestable, il l'affirme lui-même : « Dans le réalisme, vous êtes confronté avec les faits sur lesquels le monde est fondé : cette rencontre de la réalité qui réduit le romantisme en bouillie. Ce qui rend malheureux la vie de la plupart des gens, c’est un sorte de romantisme déçu, un idéal irréalisable ou mal conçu. En fait, on peut dire que l’idéalisme est la ruine de l’homme. […] Dans Ulysse, je me suis efforcé de rester proche des faits. » (Conversation avec Arthur Power, cité par Jacques Aubert, P, II, p XLVII)
Il faut donc tenter aussi de délimiter plus précisément ce que Joyce revendique quand il revendique un réalisme – peut-être faudrait il dire une attitude ou une méthode réaliste ? Attitude qui pourrait être un point de départ, ou une précaution nécessaire. Bergson a fait cette remarque profonde que les mots qui se terminent en « isme » présentent une généralité vague et qu’ils sont toujours des vêtements d’emprunt ou de confection mal ajustés. Un problème bien formulé exige un vêtement sur mesure. Les traits généraux qu’on regroupe sous le nom de réalisme ou de naturalisme sont utiles pour approcher la question chez Joyce. Mais, si nous voulons tenter de comprendre un peu mieux comment et pourquoi Joyce procède, il nous faut examiner la question de plus près.
Dresser un catalogue des situations, des attitudes réalistes dans Ulysse aurait quelque chose de dérisoire. Ce qu’il convient de tenter de comprendre, c’est le caractère entièrement novateur de l’écriture de Joyce – et comment, dans cette architecture complexe, tantôt il intègre quelques-uns des traits que l’école réaliste ou naturaliste moderne revendiquait, tantôt il les limite, les réajuste ou carrément les subvertit, allant jusqu’à opérer une sorte de déréalisation de son objet ; son écriture laisse alors la place à un discours radicalement nouveau.
Notre hypothèse de travail pourrait se formuler ainsi :
En premier lieu, nous voudrions montrer que, s’il est vrai qu’il souscrit au départ à une exigence de réalisme au sens où nous avons tenté de le définir, Joyce le bouleverse dans Ulysse, en mettant en évidence une fonction symbolique et une approche du réel qui transforme complètement les conventions ordinaires qui régissent le réalisme : les formes de la narration, le style, les formes de la description, la linéarité du récit, le réalisme psychologique, etc., parce qu’elle découvre que le réel est comme un texte à déchiffrer, qu’il y a une « signature des choses » et que c’est dans cet élément du langage que la quête doit s’opérer. La perception du monde, si je veux le comprendre, doit lier de façon indissoluble lecture du monde et lecture d’un texte – les objets propres au monde visible peuvent être déchiffrés comme un système de signes ; la Nature devient un langage. (Tout cela fait l’objet de la méditation métaphysique de Stephen sur la perception, au chapitre 3, et Stephen parvient à la conclusion qu’il y a un pouvoir de métamorphose dans le langage – le choix du dieu Protée n’est pas dû au hasard.) Et ce déchiffrement doit porter sur ce réel que Joyce découvre et rencontre dans la vie quotidienne et immédiate, dont Bloom et Stephen essaient de rendre compte.
Il n’est pas question, dans le cadre de cet exposé, d’entreprendre un examen général de ce mouvement et de cette architecture à la fois impressionnante, subtile et d’une complexité qui s’ouvre à une interprétation interminable. Je voudrais simplement, après avoir rappelé brièvement quelle était l’ambition de Joyce et les principales étapes de cette déambulation dans Dublin, essayer d’insister sur :
1.– Tout d'abord le rôle que jouent les schémas proposés par Joyce, et donnés assez parcimonieusement aux critiques ou livrés à des amis sûrs, tel Budgen, en particulier sur ce premier point : en étant attentif au lieu et – dans le schéma donné à Linati – à l’heure, le lecteur peut accomplir un parcours qui révèle, avec son jeu de parallaxes, la possibilité toujours ouverte d’un « redoublement », lequel, à son tour, peut offrir un nouveau parcours et la possibilité de réajustements constants. Autrement dit une lecture ouverte, chaque fois différente.
2.– En un deuxième temps, je voudrais plus brièvement évoquer le procédé qui a fait la réputation d’Ulysse : le célèbre (peut-être à tort) « monologue intérieur » et me demander pourquoi il est au cœur de la première partie du roman.
3.– Enfin conclure en revenant sur la question du réalisme, à l’aide d’un texte que Joyce avait consacré à Defoe et qui peut-être pourrait ouvrir une nouvelle perspective sur la question du réalisme. Je laisserai de coté, délibérément, faute de temps, la seconde partie de l’ouvrage, en faisant exception, si j’ai le temps, pour un passage de l’épisode des Cyclopes.
Mon choix pourra apparaitre arbitraire. J’ai parfaitement conscience qu’il existe bien d’autres parcours possibles, que le mien butte sur des difficultés que je n’ai pas résolues, et qu’il y aurait mieux à dire Mais qui pourrait prétendre épuiser la richesse d’un tel texte ? Cela dit, Joyce, me semble-t-il, n’interdit pas ce genre d’initiatives au lecteur. Je propose donc ce parcours à mes risques et périls, comme un des chemins que j’ai empruntés, et, si l’on veut, comme le parcours possible d’un lecteur ordinaire.
Avant de me tourner vers les schémas d’Ulysse, je voudrais me livrer à une petite expérience, susceptible de produire en nous quelque étonnement. Ouvrons Ulysse à la première page. Nous lisons :
« Stately, plump, Buck Mulligan comes from the stair head, bearing a bowl of leather on which a mirror and a razor lay crossed. A yellow dressing gown, engirdle, was sustained gently behind him on the mild morning air. »
« En majesté, dodu, Buck Mulligan émergea de l’escalier, porteur d’un bol de mousse à raser sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix. Tiède, l’air matinal soulevait derrière l’homme une robe de chambre jaune dénouée à la taille. Élevant haut le bol, il entonna : « Introibo ad altare Dei ».
Au premier abord, on a un procédé de « mise en espace », certes humoristique, mais qui reste traditionnel : on a la description d’un personnage à l’aide d’adjectifs (majestueux, dodu) suivi immédiatement de son nom (Buck Mulligan) ; il est localisé dans un lieu (l’escalier) et dans le temps (le matin), il opère un mouvement (il émerge) et il dispose d’objets (le miroir, le bol, le rasoir) – il faut ajouter l’habit (robe de chambre) et la couleur (jaune). Dans tout cela, on trouve un procédé traditionnel du roman – procédé narratif qui situe le personnage, qui le met dans l’espace, et que l’on trouve souvent dans les ouvertures des romans. Si l'on en reste là, on a donc une description « réaliste » traditionnelle dans les débuts de roman.
Mais faut-il en rester là ? Fritz Senn, un critique patenté, fait remarquer que, si l'on réfléchit sur l’ensemble du texte, le roman commence comme une pièce de théâtre, avec des directions et des indications scéniques, que le personnage irlandais parle anglais, qu’il a manifestement un talent d’imitateur, qu’il entonne une phrase tirée de la messe en latin, phrase latine qui est elle-même la traduction d’un psaume hébreu.
Il y a même l’énigme du S initial (Stately) que Joyce avait voulu plus grand que le reste de la typographie. S qui suggère le mouvement et l’errance, c'est-à-dire un déplacement continu dans Dublin sans but. Mais le mot d’errance est mal choisi, car le parcours tend bien, comme dans l'Odyssée, vers un nostos, vers un retour. Et, par ailleurs, les mots qui débutent le récit (stately, en majesté, plump, dodu, etc.) inciteraient plutôt à considérer qu’il y a là quelque chose comme une pétrification, un arrêt, une sorte de paralysie…
On a là, d’emblée, deux mouvements contradictoires qui vont inscrire une tension tout au long du récit.
Autrement dit, on observe :
a) à la surface, une histoire qui commence comme une histoire réaliste, simple, classique ;
b) plus profondément, des allusions littéraires, une lecture symbolique qui mobilise l’histoire, la littérature, l’histoire religieuse – on est renvoyé à une complexité du texte : le réalisme a certes une fonction, mais il n’est pas propre à rendre tout seul la totalité du réel. On pourrait même dire que c’est l’adjectif « réaliste » qui remplirait une fonction, comme un neutre qui peut être utilisé, utile dans certaines situations, inadéquat ou insuffisant dans d’autres.
Ou encore, on disposerait d’une certaine attitude qui peut nous prémunir contre un romantisme inconsistant, qui n’est plus qu’une « bouillie ». Le texte va dans le sens d’une interprétation de ce genre, qui a plutôt une dimension pratique, éthique. Dans le passage qui nous a servi de point de départ, Joyce vise explicitement les intellectuels et les écrivains irlandais qui prônent un retour au fondement gaélique, au patrimoine culturel de la race, une renaissance de l’esprit celte, et cela au moment où il vient de mourir ! Ils cherchent ainsi à imposer une idéologie et une image de l’Irlande et de l’Irlandais, ce paysan farouche dépositaire des vertus de la race et des valeurs. Voilà ce qu’ils proposent avec le mot d’ordre « désangliciser l’Irlande ». La Restauration promise se fait sur un mode imaginaire. Derrière cette revendication de réalisme de la part de Joyce, on peut donc voir aussi une critique radicale adressée à cet ersatz de romantisme et à ces idéaux illusoires.
Hermann Broch a pu aller jusqu’à parler d’une « dénaturation du naturalisme » dans Ulysse. Et il a cette formule : « Une nature morte de Snyders est seulement naturaliste, le bœuf écorché de Rembrandt est plus que naturaliste. »
Nous pouvons, maintenant, nous tourner vers les schémas que Joyce propose comme un cadre de lecture.
LE SCHÈME INITIAL ET LE RÔLE DES SCHÉMAS
L’invention principale de Joyce consiste à prendre l’Odyssée comme schéma narratif et à la situer dans le Dublin de 1904. Joyce n’a livré qu’assez tard les schémas qu’il avait utilisés, mais il est évident – et on en a une preuve dans les entretiens avec Budgen – que les schémas qu’il utilise (sans que le lecteur le sache) jouent un rôle un peu comparable à ce que Kant nommait « un schème transcendantal » : ils permettent d’établir un réseau de correspondances. Ils font correspondre à chaque épisode et à chaque personnage des couleurs, des heures, des arts, selon un schéma qui a la forme d’un réseau ou d’un tableau.
Ainsi, si l'on examine le schéma proposé à Linati, on découvre – et Joyce insiste sur ce point –que chaque épisode possède son heure et son lieu mais aussi, on l’a vu, sa couleur, ses personnages (en rapport avec l’Odyssée), sa technique (dialogue, narration, soliloque), sa science (théologie, histoire, philologie, mythologie), son sens –c’est-à dire sa signification (Télémaque= le combat du fils dépossédé, Nestor=histoire, Protrée=philologie, son organe et son symbole.
Joyce découpe l’épopée d’Homère en 18 épisodes, et chaque épisode constitue comme un petit scénario. Quand, dans une lettre de septembre 1920, il donne son schéma à Linati, il apporte cette précision : « Chaque aventure, tout en étant composée de plusieurs personnes, n’en forme pour ainsi dire qu’une seule. »
Et, dans cette même lettre, Joyce dévoile clairement son ambition : « C’est aussi une encyclopédie. Mon intention est de transporter le mythe sub specie temporis nostrii. » Et il insiste également sur le côté humain d’Ulysse, il justifie le choix d’Ulysse comme héros.
Le plan du livre est donné en trois parties qui suivent l’ordre d’Homère. Contentons-nous d’examiner simplement les grandes lignes de la structure de l’ouvrage : commençons par noter la symétrie, l’effort pour établir des proportions, une consonantia, pour reprendre le vocabulaire thomiste que Stephen utilisait dans le Portrait.
Cette exigence d’ordre est une quête d’instruments qui permettent d’établir des rapports symboliques. Notons en particulier l’application, constante, des arts ou des techniques rhétoriques – c'est-à-dire ces règles qui permettent un discours bien construit et toute la gamme des techniques narratives – que Joyce reprend à la pensée médiévale, en particulier à saint Thomas.
Un modèle musical
On a, dans Ulysse, trois parties qui peuvent s’interpréter ainsi. La première, constituée de trois chapitres, introduit le thème de Stephen. La seconde introduit le thème de Bloom (234) puis elle mêle ce thème au premier thème à travers une masse d’éléments polyphoniques. La troisième partie reprend ces deux thèmes pour les achever par un épisode symphonique, le monologue de Molly.
Ce qu’on a ici dans cette construction, c’est la forme de la sonate.
On retrouve une structure musicale utilisée souvent chez les scolastiques ; pendant tout le Moyen Âge, on a vu dans la musique un art majeur ; l’esthétique musicale, c’est l’esthétique des proportions ; ça vient directement de Pythagore, chez qui la musique est, du fait de ses rapports mathématiques, la figure symbolique de l’esthétique.
Et c’est sur ce modèle musical qu’on orchestre le jeu des rapports entre le microcosme et le macrocosme ; on obtient alors un récit tissé de symboles et d’allusions chiffrées. C’est sur ce modèle que Joyce structure Ulysse. Ses 18 chapitres, dont chacun constitue ou symbolise une partie du corps humain, composent ainsi l’image d’un corps qui symbolise le cosmos de Joyce.
Prenons le schéma de Linati :
Il faut accorder toute son importance à l’heure, au lieu, et aux principaux protagonistes. La liste proposée par Joyce ne reproduit pas tous les éléments que Joyce a utilisés dans son propre schéma quand il rédigeait Ulysse. Mais le schéma de Linati permet de relever des points tout à fait importants.
Tout d'abord, la division en trois parties brise la linéarité du récit. On a deux points de départ, ce qui conduit à des lignes parallèles qui tendent à se rejoindre, ce que Jean-Michel Rabaté propose de nommer des effets de parallaxe (du grec parallaxis, changement), terme d’astronomie qui signifie que l'on déplace la position apparente d’un corps en changeant la position de l’observateur ; plus simplement dit, on vise le même objet sous des angles différents.
Dans le texte de Joyce, on pourrait dire qu’avec ce qu’offre ce schéma on a la possibilité d’un redoublement ouvert – on va le montrer en examinant une analyse serrée de Jean-Michel Rabaté, que nous allons d’abord suivre, pour en tirer ensuite quelques leçons.
Ulysse, chap. 6.
Au début du chapitre 6 d’Ulysse, Bloom, depuis le convoi funéraire où il est monté, aperçoit Stephen Dedalus, habillé comme un jeune homme en deuil avec un chapeau. Le convoi est parti de la maison du mort, Pat Dignam, à côté de Tritonville Road, c’est-à-dire tout près de la plage de Sandymount, sur laquelle, au chapitre 3, on a vu déambuler Stephen. Bloom fait remarquer à Simon Dedalus, qui se trouve près de lui dans la voiture, la présence de son fils. Simon, qui n’a rien vu, demande :
« Ce gredin de mulligan était il avec lui ? Son fidus Achates ?
– Non, dit M. Bloom, il était seul.
– Se rend chez sa tante Sally, je suppose, trancha M. Dedalus, le clan Goulding, ce soulard de petit recors [personne qui accompagne les huissiers] et Crissie, la petite crotte à son papa – bien malin l’enfant qui sait qui est son vrai père.
M. Bloom sourit mélancoliquement sur Ringsend street. Wallace Bros fabricants de bouteilles. Dodder bridge. »
Bloom est gêné par la diatribe de Simon Dedalus. Il préfère se taire et ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, et il concentre son attention sur le paysage de la ville qui défile. Mais le lecteur a déjà entendu ces mots dans le monologue intérieur de Stephen, au chapitre 3 : « Son pas ralentit. Ici. J’y vais ou pas chez la tante Sarah ? La voix de mon père consubstantiel. Dis, t’as vu l’artiste, ton frère Stephen, ces jours-ci ? Non ? Sûr qu’il est pas fourré à Strasbourg terrace avec sa tante ? Pourrait pas viser un peu plus haut, hein ? Et pis et pis et pis dis voir. Stephen, comment va l’oncle Si ? »
Que se passe-t- il ? Stephen évoque une diatribe que son père a souvent répétée, il va passer devant la maison de son oncle et de sa tante. On a là toute une séance de ventriloquie : la voix de Simon que Stephen entend imite le bégaiement de l’oncle Richie Goulding, passablement éméché. Une scène assez réaliste lui succède : Stephen imagine qu’il est invité à prendre un whisky, en dépit de ses protestations et, tandis que l’oncle mentionne sa fille Crissie, Stephen pense immédiatement : « La petite copine de papa au lit. Sa petite pomme d’amour. » – une fois de plus, il fait écho aux insinuations de son père.
Cette scène imaginaire remplace la réalité. Stephen continue d’avancer, perdu dans ses méditations, qui tournent autour des hérésies et de ses tentatives poétiques, jusqu’au moment où il s’aperçoit qu’il a dépassé la maison des Goulding : « Il s’arrêta. J’ai dépassé le chemin de chez la tante Sara. N’y vais-je donc point ? Semble que non. Personne par ici. Il obliqua vers le nord-est et coupa par le sable plus ferme en direction de Pigeon House. »
Le passage qui précède prouve que Stephen se trompait en pensant qu’il n’avait été vu par personne. Il
a été vu à ce moment-là, juste avant d’obliquer vers Pigeon House. Mais on pourrait bien dire qu’il a bien été vu par « Personne » – on se souvient que c'est sous ce nom qu'Ulysse s'est présenté au cyclope Polyphène dans l'Odyssée d'Homère !
On peut tirer quelques leçons de cette analyse :
1.– L’exemple qu’on vient de suivre montre l’importance des repères chronologiques que le schéma de Linati permet d’établir avec précision, schéma qui fonctionne comme une grille que Joyce peut plaquer sur l’objet pour le délimiter.
2.– Avec le chapitre 4 (le schéma permet de le comprendre), on revient au point de départ, comme le montrent les horaires fournis par le schéma. On a ainsi des lignes parallèles qui finissent par se recouper – c’est l’effet d’optique qui permet, à l’aide de plusieurs perspectives, d’opérer des réajustements constants et un réseau de correspondances.
3.– Le lecteur attentif peut reprendre et suivre en passant de l’extérieur à l’intérieur : à partir d’une perception purement objective et extérieure, il entre dans l’intériorité de la conscience de Stephen, il peut participer à son monologue intérieur, il est incité à rentrer dans cette partie de ventriloquie à laquelle Stephen se livre – ou encore entrer par ce moyen dans les méditations théologiques ou poétiques de Stephen. Partant de données objectives, d’une perception purement extérieure, le lecteur pénètre l’intériorité de la conscience de Stephen. Chaque fois, grâce à ce redoublement, une perspective nouvelle s’ouvre.
4.– On voit que jusque dans ses ramifications profondes, le réel et l’imaginaire chez Stephen sont ainsi dévoilés au lecteur : à partir d’une perception externe et objective, un dédoublement constant de la vision s’opère ; il y a toujours une perspective autre, qui peut se rajouter, et s’enrichir, sans cesse (c’est ce que Rabaté qualifie d’« effet de parallaxe »).
5.– C’est grâce au schéma narratif qui brise le caractère linéaire du récit. On l’a vu, le récit n’est plus linéaire ni cheminement unique ou unidirectionnel : la perception du visible extérieur s’ouvre à une dimension symbolique – et ce processus est constant, sans limites assignables – ce qui signifie aussi que le lecteur est invité à ouvrir ces perspectives et que la lecture est désormais un dialogue avec le texte, où le lecteur doit s’aider de ces schémas que Joyce lui fournit. En un sens il a tout sous la main et Joyce lui a fourni toutes les « cartes » du jeu – Il peut découvrir ces perspectives autres qui viennent se rajouter et comprendre comment se met en place le schéma du roman – tout un travail de repérage géographique
Encore faut-il qu’il soit attentif… Si cette exigence est satisfaite, alors comme le dit Maurice Blanchot, la lecture s’ouvre à un « entretien infini ».
6.– On comprend aussi qu’il y a toujours une autre perspective possible, qui à son tour peut se dédoubler. La lecture s’ouvre sans limites vraiment assignables. Si l'on reprend l’exemple de tout à l'heur, la perspective qui vient de s’établir peut à son tour se dédoubler : a) d’un coté l’œil perspicace de Bloom – b) de l’autre l’obstination et la rancœur de Simon Dedalus, l’aveuglement du père biologique (Bloom pourrait jouer le rôle du père symbolique). Si le lecteur veut bien se montrer attentif à ce que Stephen dit dans son monologue intérieur de ventriloque, il découvrira un problème majeur de tout Ulysse : la question de la paternité – c’est ce que Stephen pointe quand il parle de son père « consubstantiel » en le rattachant à une donnée biologique.
De même, un autre chemin pourrait être entrepris en établissant le plan des correspondances avec le texte d’Homère : Télémaque est lui aussi hanté par la question : comment savoir qui est mon père ? Stephen aussi : il hérite de cette question, avec ce paradoxe que, dans son cas, c’est la mort de la mère qui le hante…
Les schémas de Joyce jouent donc un rôle essentiel. Joyce avait en vue la création d’une totalité du dicible, du représentable, du formulable… Dans ces conditions, il lui fallait ce réseau de correspondances.
Le rôle des schémas
1.– Joyce découpe l’épopée d’Homère en 18 scénarios, 18 petites histoires qui constituent la trame du récit d’Ulysse, sa trame narrative. Mais c’est là déjà un point capital. Car cela revient à poser que Ulysse ne raconte pas vraiment, au sens strict, d’histoire – ou, plus exactement, l’histoire, on la connaît déjà !
On voit qu’avec ce schéma Joyce plaque sa grille sur le « réel » de Dublin et offre au lecteur une réalité qu’il traque de toutes les manières pour susciter des interprétations chez le lecteur. Et notons au passage qu’il laisse des blancs, qu’il ne dit pas tout, qu’il y a du « non-dit » : l’interprétation n’est jamais imposée, elle est suscitée et aucune certitude définitive n’est proposée – au lecteur d’élaborer son interprétation, de se rendre responsable de sa lecture.
2.– Chaque épisode est comme une chose qu’il faut mettre en ordre, en forme. Et, pour chaque épisode, un style s’impose, différent des autres. Pour Joyce, c’était nécessaire : dès l’instant qu’il avait en vue la création de tout ce qui peut être dit, de tout ce qui peut être représenté, de tout ce qui peut être interprété ou déchiffré, il lui fallait un réseau de correspondances pour donner une stabilité à sa tentative. Je note également que, pour échapper à l’objection d’éclectisme, ces relations transversales que le schéma permet, avec cette capacité de redoublement d’un épisode sur l’autre, il fallait avoir déjà cette exigence d’unité.
Quand Joyce nous dit qu’il veut raconter une histoire de 18 points de vue différents, il ne faut surtout pas entendre par là une succession de tableaux qui seraient simplement juxtaposés. C’est bien plutôt, comme écrit Jacques Aubert dans son introduction de la Pléiade, p. XLV), « un nouveau type de discours (qui) s’y instaure, caractérisée par une continuité aussi subtile que radicale, grâce à un système de résonances des signifiants ».
Ou, pour le dire encore autrement, cette dimension symbolique implique au minimum une exigence d’ordre, une idée, au sens kantien, qui soit comme une tache infinie qui permet, sinon de connaître, au moins de penser cette dimension symbolique ; ou encore, toujours en restant kantien, un schème (à mi-chemin entre le concept et l’intuition). Jacques Aubert a bien montré (toujours dans son introduction de la Pléiade) l’importance de la vie pour Joyce, et le fait que (je cite) « la vie est aux confins du symbole et du réel […] et ce qui l'intéresse [Joyce], c’est le déchiffrement du réel ». Ce « réel » qu’il rencontre dans la vie quotidienne et immédiate, il faut, pour tenter d’en rendre compte, qu’il invente un nouveau discours.
3.– Pour mieux comprendre l’originalité de cette démarche, il suffit de comparer la démarche de Joyce et celle du roman traditionnel. Dans le roman traditionnel, on a le point de vue d’un auteur omniscient qui pénètre l’âme de ses personnages, qui explique leur conduite, qui les définit et qui les juge (et qui fait, du reste, la même chose quand il s’agit des objets ou des événements naturels).
Joyce élimine cette présence de l’auteur et il substitue au point de vue de cet auteur le point de vue des personnages et des événements eux- mêmes.
C’est ainsi, dit Umberto Eco, qui expose cette mutation radicale, que « le journalisme moderne sera présenté selon l’optique même du journalisme moderne ; les bruits qui entourent Bloom seront perçus comme Bloom les perçoit ; les passions de Molly seront analysées comme Molly elle-même pourra les analyser au moment où elle les vit ». (L’œuvre ouverte, p. 221)
Mais, souligne Eco, l’auteur ne reste pas sans rien faire, l’auteur épouse le point de vue d’autrui, et il s’exprime à travers une forme objective (l’auteur se défend d’avoir mis ses sentiments ou sa vie dans son œuvre). Mais il ne se borne pas à faire parler ses personnages : il rend expressive la manière dont ses personnages s’expriment. Eco donne un excellent exemple emprunté au cinéma : quand Godard, dans À bout de souffle, raconte l’histoire d’une tête brulée asociale, il monte son film en se proposant de voir les choses comme son héros l’aurait fait : il choisit des cadrages et des enchaînements contraires à ce qu’on attend, inconvenants, incongrus ; le montage de Godard devient la façon de penser du héros – la narration va désormais être enfermée dans la valeur expressive de la forme.
Disons cela plus simplement – écrire un roman « bien fait », c’est choisir les faits selon un seul point de vue (qui sera celui de l’auteur) et les ranger dans un système de valeurs, selon une ligne directrice claire, en éliminant tout ce qui apparaît comme fortuit. Avec Ulysse, on a l’impression que l’auteur renonce au choix – tous les événements sont recueillis sans discrimination, les faits insignifiants sont mis sur le même plan que les faits importants, tous les faits ont la même importance.
Conséquence : il y a comme un déplacement de l’action : l’action passe des faits extérieurs à l’âme des personnes – le narrateur omniscient disparaît – un nouvel univers narratif apparaît, qui devient susceptible d’être considéré de différentes façons et de divers points de vue et qui peut recevoir des significations différentes.
Il n’y a plus cette construction d’une intrigue qui triait l’important et l'accessoire.
Mais, du même coup, comme l’a souligné Eco, le problème de l’art, c’est de réaliser un ordre. Joyce affronte le magma de l’expérience : chaque événement (chargé de toutes les implications historiques et culturelles) prend la dimension d’un symbole et il se rattache à d’autres événements en vertu de rapports possibles – mais ces rapports, l’auteur risque de ne plus les maîtriser, puisqu’il les a laissés à la libre interprétation du lecteur !
Dans le monde médiéval, que Joyce connaît bien, on a un répertoire de symboles fixé par la tradition, où les rapports sont clairs. Mais, dans notre monde, cette homogénéité fait défaut. C’est donc à l’ordre scolastique que Joyce va demander de garantir l’existence de ce monde nouveau ; et il le fait en usant des schémas, en superposant des jeux de correspondance, des grilles directrices. Ainsi, Joyce accepte le chaos du monde moderne, mais il en réduit les difficultés par le recours aux formes de cet ordre scolastique – tout en refusant son contenu. À partir de là, le lecteur peut pénétrer plus facilement dans l’univers d’Ulysse – les schémas jouent bel et bien un rôle décisif.
On se souviendra de la démarche de Stephen enfant qui découvre l’horreur du chaos et établit un cosmos ordonné comme celui du Moyen Âge : au collège de Conglowes Wood, il écrit sur la page de garde de son livre de géographie : Stephen Dedalus – Classe élémentaire - Collège de Conglowes Wood – Sallins – Comté de Kildare – Irlande – Europe – Monde – Univers) – Stephen renonce à la famille, à la patrie, à l’église, mais, en contrepartie, il aura à réorganiser sans cesse le monde (sous-entendu le monde moderne, qui est en mouvement permanent) : au plus profond de lui-même, il y a cet inconnu.
On comprend ainsi que l’œuvre se construit sous une série d’angles différents (Joyce le dit explicitement dans la lettre qu’il joint à ses schémas) : c’est une épopée, mais aussi le cycle du corps humain, l’épopée de deux races, la juive et l’irlandaise, une journée, des parcours. Ce que les schémas introduisent, c’est un déchiffrement du réel qui se fait à travers des parcours multiples, qui sillonnent ces tableaux ou ces schémas, avec des entrées diverses, des croisements – une attention prêtée au trivial, au commun, au banal, (trivial, c’est étymologiquement trois voies, c'est-à-dire quelque chose de l’ordre du carrefour, lequel, en fait, compte quatre voies). Et ces parcours multiples ne sont jamais clos, ils exigent une lecture sans cesse renouvelée de l’œuvre.
SUR LE MONOLOGUE INTÉRIEUR ET LE RÔLE DU NARRATEUR
Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que ce monologue se déroule rarement seul : il est le plus souvent accompagné d’une description objective donnée à la troisième personne – et cela avec la plus grande liberté. Exemple de ce style initial :
« Sur le pas de la porte, il se mit à chercher le passe-partout dans sa poche de derrière. Pas là. Dans mon autre pantalon. Faut aller le chercher. La pomme de terre, je l’ai. La penderie grince. Inutile de la déranger. Elle avait encore sommeil en se retournant tout à l’heure. Il tira la porte d’entrée sur lui, posément, encore un peu, jusqu’à ce que la latte du bas vînt effleurer le seuil, couvercle contre à contre. Ça paraît fermé. Ça ira bien jusqu’à ce que je revienne. »
Joyce n’a pas inventé cette technique : il a lui-même reconnu sa dette à l’égard d’un ouvrage de Dujardin, Les lauriers sont coupés. Mais, dans l’ouvrage de Dujardin, il n’y a pas d’autre sujet que celui qui dit « je ». Au contraire, chez Joyce, l’alternance permet un mélange de rêveries subjectives et de réalisme descriptif des lieux.
Ce faisant, Joyce récuse le procédé de narration du roman traditionnel. Pour tenter de saisir le quotidien sur un mode poétique, il fait alterner le narrateur et le monologue. Cette interaction est indispensable pour que le lecteur perçoive les transitions et le rapport avec le contexte. Il peut, de cette manière, accélérer ou ralentir le rythme et surtout faire sentir toute la poésie de la ville, le soleil, la rue – par exemple, au chapitre 3, quand Stephen marche sur le sable :
« Il s’était rapproché de l’eau, et du sable mouillé souffletait ses souliers. Un air tout neuf lui faisait accueil, jouant sur ses nerfs exaltés, brise du large chargée de radieuses énergies. Eh mais, je ne m’en vais pas au feu-flottant de Kish par hasard ? Il s'arrêta court, ses pieds commençaient d’enfoncer lentement dans le sol mouvant. Demi -tour.
Et se retournant il scruta la côte sud, tandis que ses pieds s’enfonçaient lentement dans de nouveaux moules. La froide salle voutée de la tour m’attend. Les javelots de lumière des barbacanes se déplacent sans cesse, et sans cesse lentement, ainsi que s’enfoncent mes pieds, elles rampent vers l’ombre du soir sur le cadran solaire. Crépuscule bleu, tombée de nuit, nuit bleu profond. Sous la voûte obscure elles attendent, leurs chaises reculées et ma valise monolithe, autour d’une table couverte de vaisselle abandonnée.
Qui s’en occupera ? Il a la clef. Je ne dormirai pas là à la fin de ce jour.
La porte close d’une tour de silence qui tient ensevelis leurs corps de mort, le sahib-à-la-panthère-noire et son chien d’arrêt. Appel : pas de réponse. Il dégagea ses pieds de la succion du sol et revint par la digue des blocs.
Prenez tout, gardez tout. Mon âme chemine avec moi, forme des formes. Ainsi, quand la lune en est au milieu de ses veilles nocturnes, je suis le sentier qui domine les rocs, de sable et d’argent, écoutant le flot tentateur d’Elseneur. »
Comment parler d’un tel texte autrement qu’en termes de poétique ? Et d’une poétique nouvelle, car ici, on le sent bien (même dans une traduction), la narration traditionnelle du roman, l’écriture réaliste, sont bousculées. C’est une approche poétique d’un nouveau genre, capable de saisir le quotidien des choses et de métamorphoser leur trivialité. C’est ici peut-être qu’est la réponse à la question touchant l’épiphanie : le quotidien de la vie de Dublin s’épiphanise. Or, notons-le bien, dans le texte magnifique qu’on vient de lire, Joyce échappe au réalisme psychologique des personnages, et aussi bien à l’approfondissement d’un moi lyrique. C’est plutôt vers un moi qui s’identifie à son langage qu’il se tourne. Moi qui va se dissoudre dans la seconde partie d’Ulysse.
Mais il faut souligner aussi, comme le fait Eco, qu’il ne s’agit plus exactement (comme dans l’exposé des trois étapes de saint Thomas) de voir la chose se révéler dans son essence objective (sa quidditas), mais de voir se révéler ce que la chose représente pour nous actuellement – c’est la valeur que l’on prête à la chose qui fait la valeur de la chose. L’épiphanie, ici, souligne Eco, « confère à la chose une valeur qu’elle n’avait pas avant de rencontrer le regard de l’artiste ».
Il s’opère comme une révolution copernicienne : « Ce qui, chez saint Thomas est soumission à l’objet et à sa splendeur devient, chez Joyce, un procédé pour séparer l’objet de son contexte habituel, l’assujettir à de nouvelles lois, attribuer une splendeur et une valeur nouvelle par une vision créatrice. » (Eco, 201) L’épiphanie devient une manière de retailler la réalité et de lui donner une forme nouvelle ; c’est du côté de la vision créatrice, de la puissance démiurgique de l’artiste que l’accent est mis ; l’artiste ne se règle plus sur les objets, il leur confère une valeur nouvelle. Il ne rend pas LE visible, « il rend visible » (comme dira Klee). C’est cette puissance de faire voir qui est déterminante. L’esthétique de Joyce est du côté de l’art moderne ou de l’art contemporain. On est au cœur de la création en se tournant de ce côté. Révolution copernicienne en art : l’artiste ne se règle plus sur l’objet, c’est l’objet qui est soumis à sa puissance créatrice et révélatrice.
Pour en finir sur ce point, je dirai, si notre analyse a quelque valeur, que la meilleure définition d’Ulysse, c’est celle qu’avait proposée le grand écrivain et critique Thomas Stern Eliot. Eliot insistait sur le fait que l’œuvre de Joyce visait bien, elle aussi, à faire concurrence à l’état-civil, à recréer par ses moyens propres, c'est-à-dire une écriture révolutionnaire, tout un monde que le lecteur doit apprendre à habiter comme il habite une ville qui lui devient ainsi familière. En rendant son autonomie au langage, il donnait c’est vrai, l’impression d’opérer une rupture. Discontinuité donc. Mais aussi continuité, dans cette narration encyclopédique, avec toute la tradition européenne. Eliot a vu que l’invention capitale de Joyce, c’est de prendre l’Odyssée comme schéma narratif, et de resituer cette odyssée dans une journée de juin 1904, à Dublin. En faisant de cette journée du 16 juin 1904 le microcosme du monde moderne, tout en laissant voir le filigrane, l’empreinte du monde antique, Joyce opérait, selon Eliot, une véritable révolution que ce dernier a qualifiée de « scientifique ». Et il proposait de la nommer « la méthode scientifique », une méthode qui vise à prendre en compte la vie quotidienne, à embrasser la poésie de ce monde moderne, mais à prendre en compte en même temps le mythe, et à dire, à rappeler ces vérités qui ne coulent pas comme le temps héraclitéen, et qu’il faut garder en mémoire, et qui sont en quelque façon hors du temps, a-temporelles comme les qualifie Jean-Michel Rabaté. Mais ces vérités ne sont jamais constituées comme des dogmes, mais plutôt comme des questions que le lecteur est invité à reprendre à son compte.
Edmund Wilson (cité par Eco, 243) a bien vu le problème de Joyce :
« Joyce est donc véritablement le grand poète d’une nouvelle phase de la conscience humaine. Comme celui de Proust, de Whitehead ou d’Einstein, le monde de Joyce se modifie continuellement, selon qu’il est perçu par des observateurs différents, à des moments différents. C’est un organisme fait d’événements dont chacun, infiniment grand ou infiniment petit, englobe tous les autres, bien qu’il demeure unique. Un tel monde ne peut être représenté au moyen d’une de ces abstractions artificielles, autrefois conventionnelles : institutions stables, groupes, individus jouant le rôle d’entités distinctes. Il n’est pas moins impossible de le définir à l’aide des facteurs psychologiques traditionnels : dualisme du bien et du mal, de l’âme et de la matière, de la chair et de l’esprit, conflits entre passion et devoir, conscience et intérêt. Bien que de tels concepts ne soient pas absents du monde de Joyce – ils restent présents dans l’âme des divers personnages –, tout se définit finalement en termes d’événements, et chacun de ces événements, à l’image de ce qui se passe dans la physique ou dans la philosophie moderne, s’insère dans un continuum, tout en pouvant être, également, considéré comme un infiniment petit. »
TENTONS DE CONCLURE
J’ai jusque-là, et un peu délibérément, laissé de côté un texte de Joyce où il s’interrogeait précisément sur la notion de réalisme à propos de l’œuvre de Defoe, auteur qu’il admirait et dont il connaissait l’œuvre par cœur. Reprenons-en rapidement les grandes lignes.
Joyce, connaît bien ce qu’il qualifie de « réalisme moderne » : c’est « peut-être une réaction », dit-il. Il y a selon lui une « intensité » et un « raffinement » dans ce réalisme français, et même « une ardeur rageuse de la corruption » telle qu’on la trouve dans Huysmans, qui traduisent peut-être une réaction virulente à un idéalisme dont on ne voulait plus… Mais cela revient à dire que ce réalisme fait trop de part à ce refus violent et rageur.
À cette négativité, il faut échapper en faisant retour à l’œuvre de Defoe, qui jette les bases d’un réalisme d’une autre nature, d’un autre genre, qu’il convient de connaître et dont on peut tirer des leçons pour sa propre démarche.
Le réalisme de Defoe
1.– Le premier mérite de l’œuvre de Defoe doit être cherché, selon Joyce, dans une exigence constante dans son œuvre, l’exigence d’impersonnalité. Prenons une œuvre comme le Journal de la Peste. La personne qui relate l’événement est un sellier londonien inconnu, et il le fait sur un mode impersonnel. Chez Defoe, dit Joyce, on ne trouve « ni lyrisme, ni art pour l’art, ni sentiment social ». Les jugements moraux sont mis entre parenthèses (pas de jugement de valeurs, un simple rapport aux valeurs, aurait dit Max Weber). Mais cette exigence d’objectivité a aussi ses limites, elle peut conduire à négliger la part du rêve (du Celte).
2.– Joyce rappelle que c’est Defoe qui, deux siècles avant Gorki ou Dostoïevski, a fait entrer dans la littérature européenne « La lie la plus vile – l’enfant trouvé, le voleur à la tire, le souteneur, la prostituée, la mégère, le brigand, le naufragé –, l’objet le plus humble de la vie quotidienne, et même le plus vil, peuvent devenir l'objet de l’art. » (cf. P, I, carnet de Pola, esthétique, p. 1002, dernière réponse) Et cela sans protestation morale ni indignation grandiloquente…
3.– Mais la leçon majeure, c’est celle du chef-d’œuvre de Defoe, Robinson Crusoe. Joyce montre que le récit de Robinson naufragé sur son île déserte « révèle, comme peut-être aucun autre livre dans toute l’histoire de la littérature, l’instinct prudent et héroïque de l’animal rationnel, et la prophétie de l’empire ».
« L’instinct prudent et héroïque », d’abord. Le vrai symbole de l’immense conquête du monde et de la colonisation britannique, c’est Robinson Crusoe qui « naufragé sur une île déserte avec en poche un couteau et une pipe, devient architecte, charpentier, rémouleur, astronome, boulanger, constructeur naval, potier, bourrelier, agriculteur, tailleur, fabricant de parapluies et ministre du culte. C’est lui le véritable prototype du colonisateur britannique ; de même que Vendredi […] est le symbole des races asservies. On trouve dans Crusoe toute l’âme anglo-saxonne : l’indépendance virile, la cruauté inconsciente, la ténacité, l’intelligence lente et pourtant efficace, l’apathie sexuelle, la religiosité pratique et bien équilibrée, la taciturnité calculatrice. »
« La prophétie de l’empire », ensuite. Joyce n’hésite pas à comparer la prophétie de Defoe (Robinson prophète de cet empire britannique) et la prophétie de St Jean dans l’Apocalypse : « Saint Jean l’évangéliste dans l’île de Patmos vit l’écroulement apocalyptique de l’univers, et il vit surgir les murailles de la vie éternelle rutilantes de béryl et d’émeraude, d’onyx et de jaspe, de saphir et de rubis. Crusoe ne vit qu’une seule merveille dans toute la création luxuriante qui l’entourait, l’empreinte du pied nu sur le sable vierge : et qui sait si celle-ci (cette prophétie) ne pèse pas plus que celle-là ? » (P, I, 1075)
Voilà les traits essentiels du réalisme de Defoe. Le problème, pour Joyce, c’est de conserver ces exigences et d’intégrer dans sa propre démarche cette attitude, cette manière d’avoir rapport à la réalité. Mais la démarche de Joyce va à la fois conserver et dépasser cette approche : elle fait usage de codes d’approche multiples pour tenter de saisir la vie, et le « réel ».
Cependant, Joyce a attiré notre attention sur le fait que Defoe est aussi un prophète, le prophète de l’empire britannique. En quel sens pourrait-on parler d’un prophétisme chez Joyce ?
À supposer que nous ayons chez Joyce l’équivalent de l’ingéniosité de Robinson incarnée dans Bloom, où situer son prophétisme ? Convenablement compris chez Defoe, ce dernier n’est nullement incompatible avec le réalisme de Robinson, son « instinct prudent et héroïque », puisqu’il est le prophète de cet empire britannique qui a conquis et colonisé le monde.
Peut-être faut-il chercher un élément de réponse dans le fait que Joyce accomplit une révolution radicale dans l’ordre de la littérature, révolution dans l’ordre du langage, dont il est bien en quelque façon le prophète, et qui continue à faire sentir ses effets aujourd’hui. Je note simplement au passage que, de même que Defoe souligne l’importance pour Robinson de l’empreinte d’un autre humain sur le sable, Joyce retrouve lui aussi cette empreinte quand, à la fin de l’épisode de Protée, Stephen, qui ruminait seul, redécouvre cette présence « inéluctable » de l’autre : « Derrière. Peut-être quelqu’un. Il tourne la tête par-dessus l’épaule, issant yeux regardant en arrière. Déplaçant dans le ciel ses hauts espars, un trois mâts, voiles mises en croix, rentre au port, remontant le courant, se déplaçant en silence, vaisseau silencieux. »
Mais on pourrait aussi voir en Joyce un « prophète » d’un nouveau genre, un homme qui d’abord se méfie des envolées romantiques ou lyriques – n’oublions pas ce que disait Joyce dans le texte que nous avons cité au début : ce sont des tentations irréalisables qui rendent les gens malheureux, et c’est le principal grief. Idéal irréalisable, romantisme déçu… Première leçon : ne pas excéder les limites de ce qui fait un homme humain. Le réalisme a un grand mérite pratique, et c’est peut-être là qu’est sa valeur. Retournons au texte dont nous étions partis, il s’éclaire sur ce point : « Dans le réalisme, vous êtes confronté avec les faits sur lesquels le monde est fondé : [c’est] cette rencontre de la réalité qui réduit le romantisme à une bouillie. »
Mais on peut envisager une autre réponse, en se tournant du côté de Bloom. Bloom est un homme complet, une personnalité vivante « individualisé et limité par son individualité même », un personnage de chair et d’os. Bloom est semblable à tous les hommes – mais il est en même temps différent – « c’est un homme, mais pas n’importe quel homme » (Budgen, 264) : fondamentalement, c’est un sceptique, mais pas un cynique – il est significatif que la science qu’il préfère soit l’astronomie, parce que « les vastes étendues » de « ces espaces infinis » ne l’effraient pas mais plutôt lui font sentir le caractère souvent dérisoire des disputes humaines et leurs véritables dimensions – d’où un certain pessimisme de Bloom : l’univers court vers l’entropie (« On dirait qu’il a une expérience intime de la deuxième loi de la thermodynamique : l’énergie de son univers se dégrade. » Budgen, 273).
On n’est pas un héros tous les jours. Pourtant, Bloom se montre, en une occasion, héroïque. Sur ce point, l’épisode du Cyclope est révélateur. Nous sommes dans le pub du Citoyen, un nationaliste sauvage, ombrageux, véhément, implacable, et qui n’a comme convictions politiques pour justifier son nationalisme que le culte de la force et de la haine. Joyce se livre, dans cet épisode, à une violente satire d’une politique nationaliste extrémiste, au point qu’il lui faut avoir recours, pour faire le récit de l’épisode, à un narrateur dublinois anonyme, persifleur et mordant, qui caricature la langue parlée de Dublin.
Bloom est très mal reçu. Il ne consomme pas d’alcool, se contente d’un cigare (rappelons-nous le pieu rougi qui aveugle le cyclope chez Homère). Tous les autres croient qu’il a gagné aux courses et qu’il devrait arroser ça, comme on dit, et payer une tournée générale – et ils ne se font pas faute de lui jeter à la tête quelques injures antisémites bien senties… Dans la conversation qui s’engage sur un ton qui ne prédispose guère au dialogue, Bloom refuse d’acquiescer aux violentes diatribes xénophobes et antisémites du Citoyen. L’œil mauvais, Bloom répond sans détour : « Persécution, l’histoire du monde en est pleine. Elle entretient la haine des nations contre les nations. »
Si Bloom doit être qualifié de héros, c’est bien dans cet épisode, où il résiste courageusement au Citoyen qui l’insulte, et il finit par lui clouer le bec avec des arguments sans réplique – ou plutôt le Citoyen n’a d’autre solution que d’employer la force et de lui jeter à la tête une boîte de biscuits :
« Quelle est votre nation, sans vouloir être indiscret ? demande le Citoyen ?
– L’Irlande, dit Bloom. Je suis né ici. L’Irlande.
Le Citoyen n’a rien répondu, il s’est contenté de se racler ce qui lui restait dans le gosier et, putain, il a envoyé un mollard gros comme une huître, direct dans le coin. […]
« Et j’appartiens également à une race, dit Bloom, qui est haïe et persécutée. Encore aujourd’hui. En ce moment même. À l’instant même. […]
– Dépouillée, il dit. Pillée. Insultée. Persécutée. […]
– Est-ce que vous parlez de la nouvelle Jérusalem ? demande le Citoyen.
– Je parle de l’injustice, répond Bloom.
– OK, fait John Wyse. Alors résistez par la force, en hommes. […]
– Mais ça ne sert à rien, il dit. La force, la haine, l’histoire, tout ça. C’est pas une vie pour des hommes et des femmes, les insultes et la haine. Tout le monde sait bien que c’est tout le contraire de ça, la vraie vie.
– Quoi, alors ? demande Alf.
– L’amour, dit Bloom. Je veux parler du contraire de la haine. Il faut que j’y aille, à présent, il dit à John Wyse […]
– Personne ne vous retient. Et il file comme du gruyère.
– Un nouvel apôtre des gentils, fait le Citoyen. L’amour universel.
– Eh bien, fait John Wyse, n’est-ce pas aussi ce qu’on nous enseigne. Aime ton prochain.
– Ce type-là ? fait le Citoyen. Baiser mon prochain, voilà sa devise. L’amour, saperlipopette ! Il ferait un joli Roméo et Juliette.
– L’amour aime aimer l’amour. L’infirmière aime le nouveau pharmacien. L’agent 14 A aime Mary Kelly, Gertrud MacDowell aime le jeune homme à la bicyclette. M.B aime un beau gentleman. […] Vous aimez une personne. Et cette personne aime une autre personne parce que tout le monde aime quelqu’un, mais Dieu, lui, aime tout le monde.
– Eh bien, Joe, je dis, santé et bonheur. Et vive le whisky, citoyen.
– Hourra, fait Joe.
– Que la bénédiction de Dieu, de la vierge Marie et de saint Patrick soit sur vous, dit le citoyen.
Et il lève sa pinte pour se rincer le gosier.
– On les connaît, ces culs bénits, il dit, qui vous font des sermons et qui piquent dans les poches. […]
Et lui [Bloom] qui dit : Mendelssohn était juif et Karl Marx et Mercadante et Spinoza. Et le sauveur était juif, et son père était juif. Votre Dieu.
– […] Le Dieu de qui ? demande le Citoyen
– OK, son oncle était juif, alors, il dit. Votre Dieu était juif. Le Christ était juif, comme moi.
Putain, le citoyen a fait un de ces plongeons dans la boutique.
– Bon Dieu, il fait, je lui éclaterai la tête à ce putain de juif pour prononcer le saint nom. Bon Dieu, je le crucifierai, il verra. Passe-moi la boîte à biscuits là.
[…] Putain, il a allongé le bras, pris de l’élan et vlan, à toute volée.
C’est une bénédiction qu’il avait le soleil dans l’œil, sinon il l’aurait étendu.
[…] Le cocher lui a sauvé la vie en foutant le camp comme un fou, comme Dieu il l’a fait pour Moïse. Hein ? Ah, bon dieu c’est sûr. Et l’autre il a continué à lâcher toute une bordée d’injures.
– Je l’ai tué, il fait, oui ou merde ? »
Bloom, alors, prophète de l’amour universel ? N’allons pas trop vite en besogne ! Car la scène se déroule dans un pub, et, pour la première fois, le monologue intérieur n’intervient plus. Joyce laisse la place à un narrateur anonyme, de mauvaise foi, persifleur et qui fait cause commune avec les piliers de bistrot du pub et bouscule toutes les conventions narratives. On est au plus près de ces brèves de comptoir, que l'on trouve dans la tradition irlandaise – des sortes de numéros de music-hall improvisés, où il ne suffit pas de raconter, mais où il faut rendre la scène vivante et obtenir la participation de l’auditoire. Music-hall, scène de farce, pantomime… Et, pour couronner le tout, Joyce a inséré des interpolations parodiques qui contrastent avec le discours de l’anonyme. Et chaque insertion déborde le point de départ narratif, parodie ce qui pouvait tenir lieu de point de vue réaliste. Le contraste ne tient pas à une opposition de points de vue, mais, plus profondément, au fait qu’il y a des formes de discours qui dépassent les individus et qui conditionnent leur approche même du monde.
Alors, Bloom, prophète ou non ? Joyce donne l’impression d’hésiter entre la dérision et la transfiguration. Et, pour finir, il en fait le Messie qui s’élève dans les cieux.
Or il se trouve que l’Ascension, cette année, était plus proche du Jour d’Ulysse qu’à l’ordinaire. Voilà au moins une proximité incontestable dans l’ordre des faits.
Joyce nous a appris à méditer sur l’inéluctable modalité du visible, du dicible, de l’audible.
Il n’est pas interdit d’y ajouter l’inéluctable modalité du risible.
Laissons donc Bloom monter au ciel (fût-il de carton pâte !) et redonnons une dernière fois la parole à Joyce :
« Or voici qu’une grande lumière descendit sur eux et ils virent le char où il se tenait debout qui montait aux Cieux. Et ils le virent dans le char, revêtu de la gloire de cette lumière, et il devint brillant comme le soleil, beau comme la lune, et si terrible que dans leur crainte ils n’osaient plus lever les yeux vers Lui.
Et une voix qui venait du ciel appela : Elie ! Elie ! Et il répondit dans un grand cri : Abba ! [père, en araméen] Adonai ! [Mon Seigneur, en hébreu] Et voici qu’ils le virent. Lui, Lui en personne, Ben Bloom Elie, au milieu de nuées d’anges, monter en gloire vers la lumière à un angle de 45 degrés au-dessus du pub Donohoe, Little Green Street, comme par un bon coup de pelle. »
Gérard Colonna d'Istria