1.– Un lecteur, c’est toujours quelqu’un qui s’accroche à son texte, en ayant à sa disposition un bagage culturel, des codes de lecture, des schèmes, etc. On ne peut guère souscrire à l’idée selon laquelle il y aurait une intégrité du texte et une virginité du lecteur. Cette intégrité du texte n’existe pas, car elle se heurterait à l’œuvre elle-même : dès l'abord, le titre, Ulysse, sollicite la mémoire du lecteur, des références à d’autres ouvrages (ici à l’Odyssée d’Homère). Pas de virginité du lecteur, non plus ; Jacques Aubert le signale très justement : « Un horizon de lectures multiples est d’emblée posé. »
2.– On peut donc imaginer que ce lecteur aura quelques souvenirs ou réminiscences de l’Odyssée, à partir desquels il pourra baliser ce terrain nouveau, à l’aide de noms (le connu pour comprendre l’inconnu). Or Joyce — délibérément, semble-t-il — brouille les cartes : au lecteur, il présente précisément des noms fluctuants et flottants et rend ainsi difficile, pour ne pas dire impossible, toute identification. Aucune référence précise à l’Odyssée, ni à ses héros, ni à ses thèmes, ni à ses intrigues…
3.– Ruse de Joyce : tout ce dont le lecteur dispose en guise de référence homérique, c'est le noms de Stephen Dedalus (un nom « absurde » qui évoque « un Grec de l’antiquité »), ami d'un certain Mulligan qui propose « d’helléniser » l’Irlande et de faire un voyage en Grèce…
4.– Une approche basée sur les noms donne l’impression qu’on a affaire, avec ces deux personnages, à des personnes qui sont en crise d’identité : le Mulligan en question joue avec le nom de Stephen Dedalus et, dans son propre prénom, Malachie, il croit entendre des harmoniques grecques alors qu'il est hébreu (il signifie messager, héraut) et se rapporte au dernier prophète de l’Ancien Testament ; il s’est ensuite christianisé puis « irlandisé » par la grâce d’un saint, Malachie d’Armagh… Jacques Aubert a rappelé, par ailleurs, que le prénom Dedalus, Stephen, est chrétien (Stéphane, qui est, à l’origine, un Grec christianisé et martyr). De même, Mulligan reçoit le surnom de Chrysostome (bouche d'or, en grec, qualificatif accolé à un saint prénommé Jean et qui n'est pas l'apôtre)… La manière dont les personnages déclinent leur identité fait plutôt voir une identité problématique — comme s’il y avait une inquiétude sur l’identité de chacun des protagonistes. Mulligan raille et se moque de Stephen : « Quelle dérision, fit-il gaiement. Ton nom absurde, un Grec ancien. […] Gaie, la voix de Buck poursuivait :
— Mon nom aussi est absurde : Malachie Mulligan, deux dactyles. [Ici on est loin d’Homère.] Mais il a une consonance hellénique, pas vrai ? Leste et solaire comme un vrai bouc [jeu de mots avec Buck, un sobriquet moins noble que Chrysostome…]. Il faut qu’on aille à Athènes. Viendras-tu si j’arrive à faire cracher vingt livres à la tante ? »
Et un peu plus loin : « Dedalus, toi tu as les vraies manières d’Oxford. Il n’arrive pas à te déchiffrer. Ah ! Le nom que je t’ai trouvé est le meilleur. Kinch, la fine lame. »
Mais d’autres interprétations sont possibles (cf. Jacques Aubert).
On peut penser que, de cette manière, Joyce réussit à convaincre le lecteur de ne pas accorder trop d’importance aux noms des héros et aux certitudes que l’Histoire pourrait fournir — c’est bien l’impression que laissent ces généalogies un peu bouffonnes telle celle que Mulligan reconstruit à partir de Malachie) et que la tâche soit confiée à Buck Mulligan, l’homme qui parodie sans cesse, n’est pas le fait du hasard.
Ici, c’est le cours de l’histoire qui brouille les pistes et procure des certitudes douteuses. Ainsi, d’emblée, Joyce, de manière indirecte, incite le lecteur à douter. Il le fait en multipliant les données qui ne sont pas très fiables !... (On est loin du « cauchemar de l’Histoire » !)
L’introduction — une parodie de la messe —, une parole parodique, des paroles multiples : quelle validité leur accorder ?
Une question hante tout l’épisode : celle de la validité de la parole, de ses multiples rapports au corps, de ses effets, de sa trajectoire dès qu’elle se transmet, et aussi de l’énigme : qu’est-ce qu’elle transmet ? (Aubert, 1044)
Il n’est pas indifférent que la parole initiale soit une parodie d’une parole sacrée : l’Introït de la messe que Mulligan travesti en prêtre tourne en dérision avec un petit jeu de scène : la robe de chambre jaune qui flotte, dénouée à la taille, renvoie ironiquement au surplis sacré. Il est d'ailleurs significatif que, pour le premier épisode, Joyce, dans le schéma Linati, donne comme couleur l’or et le blanc qui renvoient aux couleurs sacrées de l’Église catholique.
La parodie gestuelle de Mulligan, son côté théâtral, sont redoublés par le blasphème de la parole sacramentelle. Confer la parodie des paroles du prêtre au moment de la consécration : la Sainte Eucharistie, c’est le sacrement du corps et du sang, de l’âme et de la divinité du Christ :
« Il ajouta sur un ton de prédicateur
— Car ceci, oh ! mes Bien aimés, est l’authentique Christine ( une présence féminine qui préfigurerait la messe noire qu’on trouve dans Circé – voir Aubert p.2 1057) : corps et sang et âme et tout le patacaisse. Piano, la musique, je vous prie. [Mulligan ajoute un jeu de scène qui confirme le caractère théâtral de l’épisode] Fermez les yeux, Messieurs. Un instant. J’ai un petit problème avec ces globules blancs. Silence dans les rangs. » (Folio, p. 10)
Revenons un instant au début du texte, d'abord en anglais puis en français :
« Stately, plump, Buck Mulligan come from the stairhead, bearing a bowl of leather on which a mirror and a razor lay crossed. A yellow dressing gown, ungirdl, was sustained gently behind him on the mild morning air. »
« En majesté, dodu, Buck Mulligan émergea de l’escalier , porteur d’un bol de mousse à raser
sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix. Tiède, l’air matinal soulevait derrière l’homme une robe de chambre jaune dénouée à la taille. Élevant haut le bol, il entonna : “Introibo ad altare Dei”. »
Au premier abord, on a un procédé de « mise en espace », certes humoristique, mais qui reste traditionnel : (Giovan. 66) : le personnage est décrit à l’aide d’adjectifs (majestueux, dodu) suivi immédiatement de son nom (Buck Mulligan) ; il est situé dans un lieu (l’escalier), il opère un mouvement (il émerge) et il dispose d’objets (le miroir, le bol, le rasoir) et d'un habit (robe de chambre) de couleur (jaune) — procédé narratif que l’on trouve très souvent dans les ouvertures de roman.
Si l'on en reste là, on a une description « réaliste » traditionnelle. Mais faut-il en rester là ? Fritz Senn, un critique patenté, fait remarquer que, si l'on réfléchit sur l’ensemble du texte, le roman commence comme une pièce de théâtre, avec des directions et des indications scéniques ; que le personnage irlandais parle anglais, qu’il a manifestement un talent d’imitateur, qu’il entonne une phrase tirée de la messe en latin, phrase latine qui est elle-même la traduction d’un psaume hébreu.
Il y a même l’énigme du grand S que Joyce avait voulu souligner en ouverture. S qui suggère le mouvement et l’errance, c'est-à-dire un déplacement continu et sans but dans Dublin. Mais le mot d’errance est mal choisi, car le parcours tend bien, comme dans l‘Odyssée, vers un nostos, vers un retour. Par ailleurs, les mots qui suivent immédiatement (stately, en majesté, plump, dodu, etc. ) inciteraient plutôt à considérer qu’il y a là quelque chose comme une pétrification, un arrêt, une sorte de paralysie…
On a là d’emblée deux mouvements contradictoires qui vont inscrire une tension tout au long du récit.
Autrement dit, on est en présence de deux éléments :
1.– en surface, une histoire qui commence comme une histoire réaliste, simple, classique ;
2.– plus profondément, des allusions littéraires, une lecture symbolique qui mobilise l’Histoire, la littérature, l’histoire religieuse : on est renvoyé à une complexité du texte et le réalisme, qui a certes une fonction, se révèle incapable de rendre à lui seul la totalité du réel. On pourrait même dire que c’est l’adjectif « réaliste », qui remplirait une fonction, comme un neutre qui peut être utilisé, utile dans certaines situations, inadéquat ou insuffisant dans d’autres.
Pénélope (la muse)
On aurait ainsi dans l’épisode une double trame — ne pas oublier qu’il y a une présence secrète de Pénélope (que Joyce signale fugitivement dans le schéma Linati* comme « muse » sous la mention « Personnage »). Le romancier ressemble à Pénélope : lui aussi trame, fait, défait, refait un texte qui est un « work in progress ». Stephen écrit « au couteau » dans la scène hallucinatoire du Portrait de l'artiste (avec le père et « foetus » gravé au couteau sur la table d’écolier) et dans notre épisode : (p. 14) la remarque que Stephen se fait à lui-même : « Il craint le bistouri de mon art tout comme je redoute celui du sien. La froide plume d’acier. » On pourrait donc ajouter que l’on voit, en y regardant de près, la subtilité de l’écriture de Joyce : le choix extraordinairement précis des mots, l’usage poétique du langage. Après ses poèmes (Musique de chambre, Pomes pennyeach et Ecce puer, notamment), c’est dans sa prose qu’il inscrit l’usage poétique, comme le fait voir dans notre épisode le passage où Stephen reste sur le champ de tir à contempler la mer…
Hypothèse : on aurait là une première façon de « tramer », une trame « horizontale » en quelque sorte, confirmation de ce que Bugden a écrit sur l’art de Joyce (confer son texte sur la composition d’Ulysse). Et puis, redoublant cette première trame (qui s’accommode fort bien d’une attitude « réaliste »), apparaît une trame « verticale » qui renvoie, à partir de cette histoire réaliste et par le biais de signifiants dont le signifié est laissé en suspens, à une lecture symbolique qui mobilise l’Histoire, la littérature, la théologie et la philosophie… Dès lors, on peut déceler (si notre schéma n’est pas trop simpliste), redoublant cette première trame, un parcours symbolique mais profondément solidaire du réalisme du texte.
C’est ici qu’il faut chercher le rôle d’Homère et de l’Odyssée, qui fournissent au roman, grâce au jeu de correspondances que Joyce met en place, une solide architecture. Noter au passage que cette structuration fonctionne dès ce premier épisode, et qu’on répond ainsi à l’objection selon laquelle, si « tout coule », il y a perte de l’identité… Joyce avait répondu, lui-même, qu’il avait reçu une éducation catholique chez les jésuites et qu’il leur devait cet art rhétorique subtil de la construction d’un discours.
Il faudrait ajouter encore que ces deux niveaux s’entrecroisent et s’interpénètrent, sans pour autant que l'on puisse voir dans cette distinction un code rigide mais bien plutôt un élément pédagogique de clarification .
Arrêtons nous un instant pour faire le point sur ce qui vient d’être dit.
1.– La cacophonie des voix
Il y a au départ une cacophonie des voix et le lecteur peut se sentir déconcerté : il sent qu’il y a toute une série d’allusions littéraires ? Dans quel but ? S'il y regarde de plus près, il voit un dialogue qui se déroule comme sur une scène de théâtre. Il faut prendre en compte, comme on l’a dit, cette « théâtralisation » : Mulligan use et abuse du jeu de scène (confer plus loin « Les cabrioles ») –
Le texte, cependant, donne l’impression de respecter les règles classiques : unité de ton, unité de lieu, unité d’action. L’épisode se déroule dans un court espace de temps ett le temps que dure cet épisode est ferme et cohérent ; les personnages sont élaborés, comme des individus bien étoffés, plutôt que comme des hommes de paille qui viennent s’opposer à la personnalité dominante. Enfin, il y a dès le début la référence à Shakespeare (Elseneur) : Hamlet, Stephen, des fils dépossédés ? Par quel « usurpateur » ? Confer plus loin la discussion entre Haines et Stephen, et aussi le mot « barde » (attribut traditionnel de Shakespeare).
On découvre aussi dans le texte des signifiants déconnectés qui semblent renvoyer à autre chose que ce qui est dit explicitement. Il y a même une « douce modération du style » (Benstock) qui imprègne l’épisode; Il y a une voix de narrateur qui accompagne et qui est suffisamment détachée de la scène. À ce titre, l'épisode Télémaque apparaît, si l'on reprend la distinction des trois genres dans le Portrait, comme un épisode qui atteint le niveau « dramatique ». Rappelons-nous la définition de Joyce : « On atteint la forme dramatique lorsque la vitalité, qui avait flué et tourbillonné autour des personnages, remplit chacun de ces personnages, avec une force telle que cet homme ou cette force en reçoit une vie esthétique propre et intangible. La personnalité de l’artiste, d’abord cri, cadence ou état d’âme, puis récit fluide et miroitant, se subtilise enfin jusqu’à perdre son existence et, pour ainsi dire, s’impersonnalise. L’image esthétique, exprimée dramatiquement, c’est la vie purifiée dans l’imagination humaine, et reprojetée par celle-ci. Le mystère de la création artistique, comme celui de la création matérielle, est accompli. L’artiste, comme le Dieu de la Création, resté à l’intérieur, ou derrière, ou au-delà, ou au-dessus de son œuvre, invisible, subtilisé, hors de l’existence, indifférent, en train de se curer les ongles. » (PA V, folio, 311)
À noter encore que la voix du narrateur est maintenue au plus près des interlocuteurs. Elle intervient en se moulant (comme un caméléon) presque dans le ton et les arguments des protagonistes, elle met dans le plateau de la balance des poids équivalents pour l’un et pour l’autre. Mais il faut souligner que cette relation de proximité du narrateur s’entrelace avec un autre procédé stylistique qui va jouer un rôle déterminant dans Ulysse et sur lequel il convient dès à présent de préciser un certain nombre de points.
Jorge Luis Borges évoque ainsi Joyce : « L’Irlandais enchevêtré presqu’infini qui trama Ulysse. »
2.– Le monologue intérieur
La première manifestation du monologue intérieur est donnée à Stephen :« Rangé loin des regards, sous la mémoire de la nature avec ses jouets. Des sou-venirs assaillaient sont cerveau en pleine narration. Son verre d’eau pris au robinet de la cuisine quand elle avait reçu les sacrements. Une pomme évidée, remplie de cassonade, rôtissant à son intention, au bord du foyer par une sombre soirée d’automne. Ses ongles fuselés, rougis par le sang des poux écrasés sur les cheveux des enfants. » (Folio p. 19)
Une fois surmontée cette apparente cacophonie, on peut noter avec Jacques Aubert que, dans le dialogue initial qui s’instaure entre Stephen et Buck Mulligan, ce dernier — malgré sa verve, son talent de pitre, ses parodies, son discours iconoclaste et blasphémateur qui peuvent de prime abord séduire et réjouir un lecteur, car, par sa dérision même, il prête à rire — apparaît au bout du compte comme un repoussoir, sur lequel Stephen va s’appuyer, tout en faisant usage simultanément du monologue intérieur. Stephen apparaît alors comme « l’épine dorsale » de l’épisode (cf. Aubert). Le Télémaque d’Homère s’embarque sur les flots pour avoir des nouvelles de son père : Stephen-Télémaque (qui est aussi en quête d’un père) fait appel à la mémoire, aux souvenirs (qu’on pourrait écrire sous la forme : « sous- venirs », aux rêves, et surtout aux voix. (Folio pp. 18-19). Il peut apparaître ainsi comme le héros (mais le mot de « héros » fait problème pour Joyce) d’une aventure intérieure, orientée vers la question de la Loi : Stephen veut trancher, juger, et remettre à leur place, à leur véritable place, des institutions et des législateurs qui n’ont que trop tendance à « usurper » une légitimité. De ce point de vue, Buck Mulligan n’est pas le seul usurpateur, car il faut prendre en compte le poids de ces institutions qui pèsent sur lui : « Je suis un autre, maintenant, et pourtant le même. Un servant également. Un serviteur de servant. » (Folio, p. 21) Et plus loin : « Je suis le serviteur de deux maîtres […] Et un troisième qui me requiert pour de petits boulots […] L’empire britannique […] et la sainte Église romaine catholique et apostolique » (Folio p. 33)
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Cette insistance de Buck Mulligan à demeurer dans le registre de la dérision, de la parodie du rituel et du blasphème fait comprendre autre chose. Quelqu’un qui se contenterait de tenir une parole de dérision pure et simple sur toute chose condamne la parole et le discours, qui sont réduits par ce discours même à être privés de vérité. La dérision appliquée à toutes choses interdit la possibilité d’un discours vrai, et c’est bien ce que Haines et Stephen perçoivent ici. Répondre à la question théologique appliquée à Hamlet par la Ballade du joyeux Jésus prête évidemment à rire. Mais poser la dérision comme un a priori pour traiter de toute chose revient à douter de toute parole, à interdire au langage toute possibilité de vérité. Quand on tourne tout en dérision, on est voué à discréditer le langage lui-même, et toute exigence de vérité dans la parole et dans le langage. Mulligan ne respecte rien. Mais ce qui le condamne vraiment, c’est qu’il ne respecter pas le seul empire qui compte : le langage.
Quand, dans la discussion sur Hamlet et Elseneur, la conversation tourne vers une « interprétation théologique », Mulligan répond par la Ballade du joyeux Jésus et une série de cabrioles : « Il cabriolait devant eux, descendant en direction du trou de quarante pieds, faisant voleter ses mains comme des ailes, sautant agilement, pétase de Mercure palpitant dans le vent frais qui rabattait sur eux ses cris brefs doiseletdoux » (Folio 32)
Haines note le ton « assez blasphémateur » de Mulligan, et la gaieté qui « fait passer » le caractère choquant du propos : Haines, qui, jusque-là, avait ri avec mesure et marchait au coté de Stephen, dit : « Je crois que nous ne devrions pas rire. Il est assez blasphémateur. Je ne suis pas moi-même croyant, à vrai dire. En revanche sa gaieté fait passer ce que cela a de choquant, en quelque sorte, n’est-ce pas ? » (f, 32)
Et à la question de Haines — « Vous l'avez déjà déjà entendue ? » (la Ballade du Joyeux Jésus) —, Stephen répond avec agacement : « Trois fois par jour, après les repas, fit Stephen sèchement. » Le discours de la dérision devient très vite répétitif.
Mais c’est dans le passage des « deux maîtres », quand Stephen revient sur la puissance de « la sainte église romaine catholique et apostolique » que Stephen revient sur le discours de la dérision de Mulligan, classé dans « la horde des hérésies fuyant, mitres de guingois », les anges vigilants de l’église militante, au chapitre des « moqueurs ». La moquerie de Mulligan à l’égard de la thèse de Stephen sur Shakespeare (confer f 30 : « il prouve par l’algèbre que le petit-fils d’Hamlet est le grand-père de Shakespeare et qu’il est lui-même le fantome de son propre père ») retrouve, sans le savoir, la thèse du « subtil hérésiarque africain Sabellius, qui tenait que le Père était Lui-même Son propre Fils » contre cette hérésie : « Photius et toute la nichée des moqueurs dont Mulligan faisait partie »… et que Stephen qualifie ainsi : « vaine moquerie, c’est le néant qui, à tout coup, attend quiconque tisse le vent » — la moquerie est ici réduite à l’insignifiance.
Voici le passage en son entier (f, 34) : « L’orgueilleuse titulature, lourde de puissance, martelait dans la mémoire de Stephen la sonnerie d’airain de son triomphe : et unam sanctam catholicam et apostolicam ecclesiam : la lente poussée et les lentes métamorphoses du rite et du dogme pareilles à ses pensées rares, constellations alchimiques. Symboles des apôtres dans la messe pour le pape Marcel, les voix se mêlaient, chantant a cappela, sonores, leur affirmation : et derrière leur plain-chant, l’ange vigilant de l’Église militante désarmait et menaçait ses hérésiarques. Une horde d’hérésies fuyant, mitres de guingois : Photius et toute la nichée des moqueurs dont Mulligan faisait partie, et Arius bataillant sa vie entière à propos de la consubstantialité du Fils et du Père, et Valentin, piétinant le corps terrestre du Christ, et le subtil hérésiarque africain Sabellius, qui tenait que le Père était lui-même son propre Fils. Mots que Mulligan avait adressés un moment auparavant, en moquerie, à l’étranger. Vaine moquerie. C’est le néant qui à tout coup attend quiconque tisse le vent : menacés, désarmés et défaits par ces anges de l’Église en ordre de bataille, la cohorte de Michel, qui la défendait à jamais à l’heure des conflits, de leurs lances et de leurs boucliers. »
Tentons de conclure sur ce point.
Dans le dialogue initial entre Stephen et Buck Mulligan, Stephen apparaît en définitive comme un personnage plus central, plus important que Mulligan – ce dernier, malgré sa verve, et son talent de pitre, semble n’être au bout du compte qu’un repoussoir, sur lequel Stephen va s’appuyer.
Il y a plus. Stephen a quelque chose d’immature, et cette immaturité le conduit à vouloir un auditoire pour étayer ses paradoxes, il est encore l’artiste « en jeune homme » - il y a une part d’inconscient (cf. le passage sur la quête de paternité) qu’il ne maîtrise pas. C’est une des raisons qui le pousse à douter constamment et à construire des systèmes, ou encore à faire un usage non restrictif des paradoxes, en empruntant à sa manière à un grand nombre d’œuvres canoniques (où il vole ou pille ce qui lui sert, selon Rabaté, 1368). Tout se passe souvent comme s’il trouvait dans ces constructions et ces paradoxes un moyen de supporter le vide qu’il sent sous ses pieds, tout en ayant une conscience plus ou moins diffuse de cette difficulté (ce qui explique aussi son attachement au langage).
ll joue souvent d’une parole, comme l’a bien vu Jean-Michel Rabaté, dans son commentaire de Charybde et Scylla portant sur Shakespeare (P, 2, 1365) : « une parole qui joue avec les livres et les pensées pour mieux les déplacer indéfiniment ». À la lumière de de cette indication, on pourrait faire une lecture de l’épisode Protée, dans lequel Stephen se cherche, en usant d’Aristote, de Berkeley, etc., pour tenter de rencontrer un « réel » qui se dérobe…
De là encore le doute sur ce qu’il a construit devant un auditoire ; il y a ambivalence : d’un côté, il a la volonté de convaincre et de recueillir l’assentiment de son auditoire sur la théorie qu’il développe (en usant du paradoxe) et, de l'autre, il doute de vouloir convaincre et des effets et du résultat. C’est particulièrement visible dans son analyse de Shakespeare : il est conscient des limites de son interprétation, car il n’est pas parvenu à prononcer un discours sur l’inconscient et la paternité. Rabaté compare son attitude avec celle d’un autre héros de roman : « Le fait même d’écrire cette lettre, lui enlève toute conviction. »
Autre exemple, dans Charybde et Scylla, quand Stephen se débarrasse du poids de croyance qu’il aurait attaché à sa théorie sur Shakespeare : « Vous êtes une fabulation, dit carrément John Eglinton à Stephen.Vous nous avez fait faire tout ce chemin pour nous montrer un triangle à la française. Vous même, croyez-vous en votre théorie ? — Non, dit vivement Stephen. » (f, 311)
Et Rabaté nous invite à comparer avec Bloom : « Voilà pourquoi son complément est Bloom, un Bloom qui ose se comparer, devant les redoutables nationalistes irlandais, donc de manière très politique et concrète, le champion de l’amour. Face à ce credo de l’homme mûr, la part d’immaturité de Stephen se décline sur le mode de l’inconscient. » (Rabaté, p2, 1367)
Laissons là les références à Charybde et Scylla et notons pour l’instant l’importance que Stephen attache à son auditoire — « la pierre à m’aiguiser » — et dans notre épisode : « Il craint le bistouri de mon art, tout comme je redoute celui du sien. La froide plume d’acier. » (f, 14) « Où est ton frère ? Chez l’apothicaire du coin. La pierre à m’aiguiser. Lui, puis Cranly, Mulligan ; ceux-ci maintenant. Parle, parle. Mais agis. Que ta parole soit acte. Ils se moquent pour te mettre à l’épreuve. Agis. Réagis. »
Stephen joue un jeu complexe avec la croyance et le scepticisme. Il croit aller aux « choses » mêmes, aller au-devant de l’expérience, alors qu’en fait il tend un écran, et un écran déformé (cf. « le miroir brisé d’une servante ») entre lui et le monde. C’est un des enjeux majeurs de l’ épisode Protée.
Au bout du compte, on pourrait dire que Stephen n’est plus le héros, comme il pouvait paraître l’être dans le Portrait : changement de perspective, Stephen va reculer, tandis que Bloom-Ulysse passe au premier plan. Bloom est un citoyen modeste, mais il incarne d’autant mieux Ulysse qu’il n’a rien d’héroïque. Il manifeste bien plutôt l’essence de la quotidienneté universelle.
C’est dans ce contexte aussi qu’il faudrait interpréter la formule de Joyce : « Stephen ne souffre pas son corps. » Stephen poursuit son chemin, travaille seul, après qu’il a refusé la proposition de Bloom de passer la nuit chez lui ; cf. Ithaque : « La proposition d’asile fut-elle acceptée ? Promptement, inexplicablement, avec amabilité, avec reconnaissance, elle fut refusée. » (folio 1030)
Cela dit il faut nuancer. Le Stephen d’Ulysse n’est plus le même que celui du Portrait :
1.– Dans Protée, Stephen découvre que, s’il veut être un véritable artiste, il faut qu’il affronte le défi de l’existence du monde. Il va chercher un moyen, en « tâtonnant » et ici tâtonner doit s’entendre à la fois au sens propre (il ferme les yeux pour tester, sur le sable de Sandymount, les analyses d’Aristote) et au ses figuré : il tâtonne aussi dans ses doutes et ses incertitudes quand il cherche un moyen d’exprimer des potentialités qu’il sent en lui mais auxquelles il n’est pas parvenu à donner forme.
Plus profondément, il se pourrait que l’immaturité de Stephen le conduise à valoriser le langage. Stephen a besoin d’un auditoire pour se définir. Rabaté fait justement remarquer que, « pas plus que Shakespeare ne pouvait prendre conscience des vérités que ses pièces véhiculaient, Stephen ne peut vraiment être sûr de son discours, par exemple du discours sur l’inconscient et la paternité qu’il tient dans Charybde et Sylla ».
Cela pourrait expliquer pourquoi, très souvent, Stephen « en remet » et multiplie devant ses auditeurs les paradoxes ; mais c’est pour lui un moyen d’évitement, afin de ne pas voir que sa théorie ne repose que sur du vide ; il doute alors, en mobilisant toutes ses forces et les forces acquises au service d’une rhétorique et de paradoxes. Mais, dans le recours à ces morceaux de bravoure rhétoriques, théologiques, philosophiques et philologiques, il y a une part d’exaltation d’un d’héroïsme romantique dans les discours de Stephen et dans son besoin d’un auditoire. Mais cet héroïsme, dans la vie, ou appliqué à l’art et à la création artistique, Joyce le récuse — et sous toutes ses formes : aussi bien la posture grandiloquente que la glorification de l’artiste isolé ou en exil.
D’où il faudrait tirer la conclusion que celui qui incarne le mieux l’homme, c’est Ulysse-Bloom…
Contentons-nous de retenir que Stephen éprouve le besoin d’une « pierre à aiguiser ». Et, dans cette quête, il croit qu’il va au devant de l’expérience, alors qu’en réalité il cherche souvent un écran entre lui et le monde (sur ce problème, confer Topia, notice de Protée, P, 2, 1114-15)
2.– Il porte un regard plus ironique sur lui-même : dans le Portrait, il tenait beaucoup à ses épiphanies, où il voyait les germes de ses œuvres futures ; maintenant, dans Ulysse, il aurait tendance à y voir des « divagations de collégien » qui joue au prophète (topia).
3.– Dans le Portrait, la liturgie et ses mystères et la lecture des litanies de la Vierge Marie provoquaient en lui des émois érotiques.
4.– Son voyage à Paris était vu par Stephen comme la promesse d’un exil libérateur et d’un accomplissement créateur ; dans Ulysse, le voyage a eu lieu mais, loin du triomphe d’une gloire littéraire, il ne reste que les souvenirs fragmentaires d’un étudiant fauché, qui arbore « un chapeau du quartier latin » — voyage écourté par le télégramme qui lui annonce la mort imminente de sa mère, mort qui n’apparaît pas dans le Portrait alors qu’’elle constitue un thème central dans ce premier épisode d’Ulysse.
Le schème initial et le rôle des schémas
L’invention principale de Joyce consiste à prendre l’Odyssée comme schéma narratif et à la situer dans le Dublin de 1904. Il n’a livré qu’assez tard les schémas (il y en a plusieurs) qu’il avait utilisés (sans que, au départ, le lecteur le sache), mais il est évident — et on en a une preuve dans les entretiens avec Budgen — que ces schémas jouent un rôle un peu comparable à ce que Kant nommait un schème transcendental : ils permettent d’établir un réseau de correspondances. Ils font correspondre à chaque épisode et à chaque personnage des couleurs, des heures, des arts, selon un schéma qui a la forme d’un réseau ou d’un tableau.
Joyce découpe l’épopée d’Homère en 18 épisodes, et chaque épisode constitue comme un petit scénario. Quand, dans une lettre de septembre 1920, il donne un schéma à Linati, il apporte cette précision : « Chaque aventure, tout en étant composée de plusieurs personnes, n’en forme pour ainsi dire qu’une seule. »
Dans cette même lettre, Joyce dévoile clairement son ambition : « C’est aussi une encyclopédie. Mon intention est de transporter le mythe sub specie temporis nostri » et il insiste également sur le côté humain d’Ulysse, il justifie le choix d’Ulysse comme héros.
Le plan du livre est donné en trois parties qui suivent l’ordre d’Homère. Nous nous contenterons d’examiner simplement les grandes lignes de la structure de l’ouvrage en commençant par noter la symétrie, l’effort pour établir des proportions, une consonantia, pour reprendre le vocabulaire thomiste que Stephen utilise dans le Portrait.
Cette exigence d’ordre est en quête d’instruments qui permettent d’établir des rapports symboliques. Notons en particulier l’application, constante, des arts ou des techniques rhétoriques — c'est-à-dire ces règles qui permettent un discours bien construit et toute la gamme des techniques narratives — que Joyce reprend à la pensée médiévale, en particulier à saint Thomas.
Par exemple, les trois parties d'Ulysse peuvent se décrire selon un modèle musical, celui de la sonate : la première (3 chapitres) introduit le thème de Stephen ; la deuxième partie introduit le thème de Bloom (234) puis elle mêle ce thème au premier thème, à travers une masse d’éléments polyphoniques ; la troisième partie reprend ces deux thèmes pour les achever avec un épisode symphonique, le monologue de Mollly.
On retrouve souvent chez les scolastiques une structure musicale, car, durant tout le moyen âge, on a vu dans la musique un art majeur : l’esthétique musicale, c’est l’esthétique des proportions, venue directement de Pythagore, chez qui la musique est, du fait de ses rapports mathématiques, la figure symbolique de l’esthétique.
Et c’est sur ce modèle musical qu’on orchestre le jeu des rapports entre microcosme et macrocosme. On obtient alors un récit tissé de symboles et d’allusions chiffrées. C’est sur ce modèle que Joyce structure Ulysse : ses 18 chapitres, dont chacun constitue ou symbolise une partie du corps humain, composent ainsi l’image d’un corps qui symbolise le cosmos de Joyce.
Retournons au rôle du schéma : ici il faut accorder toute son importance à l’heure, au lieu et aux principaux protagonistes. Cependant, la liste fournie par Joyce ne reproduit pas tous les éléments qu'il a utilisés dans son propre schéma tandis qu'il rédigeait Ulysse. Mais il permet de relever des points tout à fait importants :
La division en trois parties brise la linéarité du récit. On a deux points de départ, ce qui conduit à des lignes parallèles qui tendent à se rejoindre, ce que Rabaté propose de nommer des effets de « parallaxe » (du grec parallaxis, mouvement alternatif, échange, changement) : en astronomie, on déplace la position apparente d’un corps en changeant la position de l’observateur ou, plus simplement, on vise le même objet sous des angles différents.
Dans le texte de Joyce, on pourrait dire qu’on a, avec ce qu’offre ce schéma, la possibilité d’un redoublement ouvert, comme on va le montrer en examinant une analyse serrée de Jean-Michel Rabaté, que nous allons d’abord suivre pour en tirer ensuite quelques leçons.
Au début du chapître 6 d’Ulysse, Bloom aperçoit, depuis le convoi funéraire où il est monté, Stephen Dedalus habillé comme un jeune homme en deuil avec un chapeau. Le convoi est parti de la maison du mort, Pat Dignam, à côté de Tritonville Road, soit tout près de la plage de Sandymount, sur laquelle on a vu, au chap 3, déambuler Stephen. Bloom fait remarquer à Simon Dedalus, qui se trouve près de lui dans la voiture, la présence de son fils. Simon, qui n’ a rien vu demande :
« — Ce gredin de Mulligan était-il avec lui ? Son fidus Achates ?
— Non, dit M . Bloom, il était seul.
— Se rend chez sa tante Sally, je suppose, trancha M. Dedalus, le clan Goulding, ce soulard de petit recors [personne qui accompagne les huissiers] et Crissie, la petite crotte à son papa — bien malin l’enfant qui sait qui est son vrai père.
M. Bloom sourit mélancoliquement sur Ringsend Street. Wallace Bros fabricants de bouteilles. Dodder bridge. »
Bloom est gêné par la diatribe de Simon Dedalus, et il préfère se taire et ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, concentrant son attention sur le paysage de la ville qui défile. Mais le lecteur retrouve alors des mots déjà entendus dans le monologue intérieur de Stephen au chapitre 3 : « Son pas ralentit. Ici. J’y vais ou pas chez la t ante Sarah ? La voix de mon père consubstantiel. Dis, t’as vu l’artiste, ton frère Stephen ces jours-ci ? Non ? Sûr qu’il est pas fourré à Strasbourg Terrace avec sa tante ? Pourrait pas viser un peu plus haut, hein ? Et pis et pis et pis dis voir. Stephen, comment va l’oncle Si ? »
Que se passe-t il ? Stephen évoque là une diatribe que son père a souvent répétée. Puis une scène assez réaliste lui succède : dans une scène imaginaire qui remplace la réalité, Stephen, en dépit de ses protestations, est invité à prendre un whisky, et il va passer devant la maison de son oncle et de sa tante quand survient toute une séance de ventriloquie : la voix de Simon que Stephen entend imite le bégaiement de l’oncle Richie Goulding, passablement éméché… Et, tandis que l’oncle mentionne sa fille Crissie, Stephen pense immédiatement : « La petite copine de papa au lit. Sa petite pomme d’amour… » — une fois de plus, il fait écho aux insinuations de son père. Stephen continue d’avancer, perdu dans ses méditations, qui tournent autour des hérésies et de ses tentatives poétiques, jusqu’au moment où il s’aperçoit qu’il a dépassé la maison des Goulding : « Il s’arrêta. J’ai dépassé le chemin de chez la tante Sara. N’y vais-je donc point ? Semble que non. Personne par ici. Il obliqua vers le nord-est et coupa par le sable plus ferme en direction de Pigeon House. » Le passage qui précède prouve que Stephen se trompait en pensant qu’il n’avait été vu par personne : il a été vu à ce moment-là, juste avant d’obliquer vers Pigeon House. Mais on pourrait bien dire qu’il a bien été vu par « Personne » — et l'on se souvient, alors, que, chez Homère, dans l’épisode où le Cyclope lui demande son nom, Ulysse répond qu'il s'appelle Personne !
On peut tirer au moins six leçons de cette analyse.
1.– L’exemple qu’on vient de suivre montre l’importance des repères chronologiques que le schéma permet d’établir avec précision et qui fonctionne comme une grille que Joyce peut plaquer sur l’objet pour le délimiter.
2.– Avec le chapitre 4 — le schéma et les horaires qu'il fournit permettent de le comprendre —, on revient au point de départ ; on a ainsi des lignes parallèles qui finissent par se recouper, l’effet d’optique permettant, à l’aide de plusieurs perspectives, d’opérer des réajustements constants et un réseau de correspondances.
3.– Le lecteur attentif peut reprendre et suivre en passant de l’extérieur à l’intérieur ; à partir d’une perception purement objective et extérieure, il entre dans l’intériorité de la conscience de Stephen, il peut participer à son monologue intérieur, il est incité à rentrer dans cette partie de ventriloquie auquel Stephen se livre, ou encore entrer par ce moyen dans les méditations théologiques ou poétiques de Stephen. Et, partant de données objectives, d’une perception purement extérieure, il pénètre l’intériorité de la conscience de Stephen, une perspective nouvelle s’ouvrant, à chaque fois, grâce à ce redoublement.
4.– On voit que, jusque dans ses ramifications profondes, le réel et l’imaginaire chez Stephen sont ainsi dévoilés au lecteur ; à partir d’une perception externe et objective, un dédoublement constant de la vision s’opère : il y a toujours une perspective autre, qui peut se rajouter, et s’enrichir, sans cesse (c’est ce que Rabaté qualifie d’ « effets de parallaxe »).
5.– C'est grâce au schéma narratif qui brise le caractère linéaire du récit (on l’a vu, le récit n’est plus linéaire ni cheminement unique ou unidirectionnel) que la perception du visible exterieur s’ouvre à une dimension symbolique (comme le commentaire des premières lignes du chapitre nous l’avaient fait pressentir). Et ce processus est constant, sans limites assignables, ce qui signifie aussi que le lecteur est invité à ouvrir ces perspectives et que la lecture est désormais un dialogue avec le texte, où le lecteur doit s’aider de ces schémas que Joyce lui fournit. En un sens, grâce à Joyce, il a en main toutes les « cartes » du jeu. Il peut découvrir ces perspectives autres qui viennent se rajouter et comprendre comment se met en place le schéma du roman — tout un travail de repérage géographique
Encore faut-il qu’il soit attentif !… Si cette exigence est satisfaite, la lecture s’ouvre à un « entretien infini », comme dit Blanchot.
6.– On comprend aussi que la lecture s’ouvre sans limites vraiment assignables, qu’il y a toujours une autre perspective possible qui à son tour peut se dédoubler : a) d’un côté l’œil perspicace de Bloom – b) de l’autre l’obstination et la rancœur de Simon Dedalus, l’aveuglement du père biologique (c’est Bloom, qui pourrait jouer le rôle du père symbolique. Si le lecteur veut bien se montrer attentif à ce que Stephen dit ds son monologue intérieur de ventriloque, il découvrira un problème majeur de tout Ulysse : la question de la paternité. C’est ce que Stephen pointe quand il parle de son père « consubstantiel » en le rattachant à une donnée biologique.
De même un autre chemin pourrait être entrepris en établissant le plan des correspondances avec le texte d’Homère : Télémaque est lui aussi hanté par la question « comment savoir qui est mon père ? » Stephen aussi hérite de cette question, avec ce paradoxe que, dans son cas, c’est la mort de la mère qui le hante…
Les schémas de Joyce jouent donc bien un rôle essentiel : il avait en vue la création d’une totalité du dicible, du représentable, du formulable ; dans ces conditions, il lui fallait ce réseau de correspondances. Notons au passage qu’il laisse des blancs, qu’il ne dit pas tout, qu’il y a du « non-dit », que l’interprétation n’est jamais imposée mais seulement suscitée et qu'aucune certitude définitive n’est proposée : au lecteur d’élaborer son interprétation, de se rendre responsable de sa lecture.
Retournons au schéma.
1.– Chaque épisode est comme une chose qu’il faut mettre en ordre, en forme ; et, pour chaque épisode, un style s’impose, différent des autres — une nécessité pour Joyce, dès l’instant qu’il avait en vue la création de tout ce qui peut être dit, de tout ce qui peut être représenté, de tout ce qui peut être interprété ou déchiffré ; il lui fallait un réseau de correspondances pour donner une stabilité à sa tentative. Je note également que, pour échapper à l’objection d’éclectisme, ces relations transversales que le schéma permet, avec cette capacité de redoublement d’un épisode sur l’autre, fait voir déjà cette exigence d’unité. Quand Joyce nous dit qu’il veut raconter une histoire de 18 points de vue différents, il ne faut surtout pas entendre par là une succession de tableaux qui seraient simplement juxtaposés. C’est bien plutôt (comme le dit Jacques Aubert dans son introduction de la Pléiade : « Un nouveau type de discours [qui] s’y instaure, caractérisée par une continuité aussi subtile que radicale, grâce à un système de résonances des signifiants. » (P, intr. p XLV)
Ou pour le dire encore autrement : cette dimension symbolique implique au minimum une exigence d’ordre, une idée au sens kantien, qui soit comme une tâche infinie qui permet sinon de connaître au moins de penser cette dimension symbolique ou encore, toujours en restant kantien, un schème (à mi-chemin entre le concept et l’intuition). Jacques Aubert a bien montré (toujours dans son introduction de la Pléiade) l’importance de la vie, pour Joyce, et le fait que « la vie est aux confins du symbole et du réel […] et ce qui l'intéresse [Joyce] c’est le déchiffrement du réel » ; et, pour tenter de rendre compte de ce « réel », qu’il rencontre dans la vie quotidienne et immédiate, il faut qu’il invente un nouveau discours.
2.– Pour mieux comprendre l’originalité de cette démarche, il suffit de comparer la démarche de joyce et celle du roman traditionnel. Dans le roman traditionnel, on a le point de vue d’un auteur omniscient qui pénètre l’âme de ses personnages, qui explique leur conduite, qui les définit et qui les juge ( et qui fait du reste la même chose quand il s’agit des objets ou des évènements naturels).
Joyce élimine cette présence de l’auteur et il substitue au point de vue de l’auteur le point de vue des personnages et des évènements eux- mêmes.
C’est ainsi, dit Umberto Eco, qui expose cette mutation radicale, que : « Le journalisme moderne sera présenté selon l’optique même du journalisme moderne ; les bruits qui entourent bloom seront perçus comme Bloom les perçoit : les passions de Molly seront analysées comme Molly elle-même pourrait les analyser au moment où ell les vit. » (L’œuvre ouverte, p. 221) Mais, souligne Eco, l’auteur ne reste pas sans rien faire, l’auteur épouse le point de vue d’autrui, et il s’exprime à travers une forme objective (l’auteur se defend d’avoir mis ses sentiments ou sa vie dans son œuvre) ; mais il ne se borne pas à faire parler ses personnages, il rend expressive la manière dont ses personnages s’expriment (Eco donne un excellent exemple emprunté au cinéma : quand Godard, dans À bout de souffle raconte l’histoire d’une tête brulée asociale, il monte son film en se proposant de voir les choses comme son héros l’aurait fait ; il choisit des cadrages et des enchaînements contraires à ce qu’on attend, inconvenants, incongrus ; le montage de Godard devient la façon de penser du héros ; la narration va désormais être enfermée dans la valeur expressive de la forme.
Disons cela plus simplement : écrire un roman « bien fait », c’est choisir les faits selon un seul point de vue (qui sera celui de l’auteur) et les ranger dans un système de valeurs, selon une ligne directrice claire, en éliminant tout ce qui apparaît comme fortuit ; avec Ulysse, on a l’impression que l’auteur renonce au choix – tous les événements sont recueillis sans discrimination, les faits insignifiants sont mis sur le même plan que les faits importants, tous les faits ont la même importance.
En conséquence, il y a comme un déplacement de l’action : celle-ci passe des faits extérieurs à l’âme des personnes, le narrateur omniscient disparaît, un nouvel univers narratif apparaît, qui devient susceptible d’être considéré de différentes façons et de divers points de vue et qui peut recevoir des significations différentes. Il n’ y a plus cette construction d’une intrigue qui triait l’important et l’inessentiel.
Mais du même coup, comme l’a souligné Eco, le problème de l’art, c’est de réaliser un ordre. Joyce affronte le magma de l’expérience : chaque événement (chargé de toutes les implications historiques et culturelles) prend la dimension d’un symbole et il se rattache à d’autres événements en vertu de rapports possibles — mais ces rapports, l’auteur risque de ne plus les maîtriser, puisqu’il les a laissés à la libre interprétation du lecteur !
Dans le monde médiéval, que Joyce connaît bien, on a un répertoire de symboles fixé par la tradition, où les rapports sont clairs ; mais, dans notre monde, cette homogénéité fait défaut et c’est à l’ordre scolastique que Joyce va demander de garantir l’existence de ce monde nouveau, et il le fait en usant des schémas, en superposant des jeux de correspondance, des grilles directrices. Ainsi, Joyce accepte le chaos du monde moderne, mais il réduit les difficultés par le recours aux formes de cet ordre scolastique — tout en refusant le contenu . À partir de là, le lecteur peut pénétrer plus facilement dans l’univers d’Ulysse. Les schémas jouent bel et bien un rôle décisif.
On se souvient de la démarche de Stephen enfant qui découvre l’horreur du chaos et établit un cosmos ordonné comme celui du moyen âge : au collège de Conglowes Wood, il écrit sur la page de garde de son livre de géographie : Stephen Dedalus – Classe élémentaire - Collège de Conglowes Wood – Sallins – comté de Kildare – Irlande – Europe – Monde –Univers. Stephen renonce à la famille, à la patrie, à l’église contrepartie : il aura à réorganiser sans cesse le monde, le monde moderne étant en mouvement permanent. Au plus profond de lui-même, il y a cet inconnu.
On comprend ainsi que l’œuvre se construit sous une série d’angles différents (Joyce le dit explicitement dans la lettre qu’il joint à ses schémas) ; c’est une épopée, mais aussi le cycle du corps humain, l’épopée de deux races, la juive et l’irlandaise, une journée, des parcours. Ce que les schémas introduisent, c’est un déchiffrement du réel qui se fait à travers des parcours multiples, qui sillonnent ces tableaux ou ces schémas, avec des entrées diverses, des croisements — une attention prêtée au commun, au banal au trivial, qui est étymologiquement (tri via, trois voies) quelquechose chose de l’ordre du « carrefour » (qui lui en compte quatre, des voies). Et ces parcours multiples ne sont jamais clos, ils exigent une lecture sans cesse renouvelée de l’œuvre.
Le monologue intérieur et le rôle du narrateur
Je m’en tiendrai là pour le rôle des schémas dans l’élaboration d’Ulysse, et j’aborde le second point : l’examen du « style initial » du livre — l’expression est de Joyce — et l’usage qu'il fait du monologue intérieur et du narrateur dans ce que l’on peut considérer comme la première partie du livre.
1.– L’usage du monologue intérieur est la chose qui a frappé le plus les premiers lecteurs d’Ulysse. Pourtant, son utilisation par Joyce n’est pas prépondérante dans l’ouvrage, puisqu’on a calculé qu’il occupait environ 120 pages sur les 700 que compte la traduction française, ce qui fait dire plaisamment à Jean-Michel Rabaté qu’on a là un excellent moyen pour savoir si les lecteurs ont dépassé la page 120 ! C’est un bon mot mais il est inexact et superflu, puisque le dernier épisode, Pénélope, est tout entier rédigé dans ce style.
2.– En second lieu, il convient de noter que Joyce n’a jamais mentionné dans ses schémas l’expression « monologue intérieur » (ni l’expression qui est son équivalent en anglais, stream of consciousness). Il indique, en revanche, quand il caractérise les styles de certains épisodes : soliloque ou encore narration, et monologue avec, entre parenthèses, masculin ou féminin. Il faut souligner également que Joyce a évolué dans sa relève des styles, par rapport au premier schéma donné à Linati : son plan global impliquait que la présentation des personnages principaux dans les neuf premiers chapitres se fasse grâce à ce qu’il appelait le « schéma initial » du livre, par un mélange de monologue intérieur et de descriptions à la troisième personne. Ainsi, dans le chapitre 3, où l'on pénètre dans la conscience de Stephen par un monologue intérieur fait de références savantes, littéraires, philosophiques et théologiques ; puis bloom prend le relais au chapitre 4 : les styles des deux monologues sont opposés, mais ils tendent aussi à la complémentarité : Stephen trouve en Bloom un père symbolique ; de même le monologue « masculin » trouvera sa contrepartie avec le monologue « féminin » de Molly. Mais aucune mention de l’expression « monologue intérieur » !
3.– Ce qu’il faut surtout retenir, c‘est que ce monologue marche rarement seul ; il est le plus souvent accompagné d’une description objective donnée à la troisième personne, et cela avec la plus grande liberté. Exemple de ce style initial : « Sur le pas de la porte il se mit à chercher le passe-partout dans sa poche de derrière. Pas là. Dans mon autre pantalon. Faut aller le chercher. La pomme de terre je l’ai. La penderie grince. Inutile de la déranger. Elle avait encore sommeil en se retournant tout à l’heure. Il tira la porte d’entrée sur lui, posément, encore un peu, jusqu’à ce la latte du bas vînt effleurer le seuil, couvercle contre à contre. Ça paraît fermé. Ça ira bien jusqu’à ce que je revienne. »
4.– Joyce n’a pas inventé cette technique – il a lui-même reconnu sa dette à l’égard d’un ouvrage de Dujardin, Les lauriers sont coupés. Mais, dans l’ouvrage de Dujardin, il n’y a pas d’autre sujet que celui qui dit « je » Au contraire, chez Joyce, l’alternance permet un mélange de rêveries subjectives et de réalisme descriptif des lieux. Ce faisant, Joyce récuse le procédé de narration du roman traditionnel. Pour tenter de saisir le quotidien sur un mode poétique, il fait alterner le narrateur et le monologue. Cette interaction est indispensable pour que le lecteur perçoive les transitions et le rapport avec le contexte. Il peut de cette manière accélérer ou ralentir le rythme et surtout faire sentir toute la poésie de la ville, le soleil, la rue – Prenons comme exemple la marche de stephen sur le sable (chapitre 3 ) : « Il s’était rapproché de l’eau, et du sable mouillé souffletait ses souliers. Un air tout neuf lui faisait accueil, jouant sur ses nerfs exaltés, brise du large chargée de radieuses énergies. Eh mais, je ne m’en vais pas au feu-flottant de Kish par hasard ? Il s'arrêta court, ses pieds commençaient d’enfoncer lentement dans le sol mouvant. Demi-tour. Et se retournant il scruta la côte sud, tandis que ses pieds s’enfonçaient lentement dans de nouveaux moules. La froide salle voûtée de la tour m’attend. Les javelots de lumière des barbacanes se déplacent sans cesse, et sans cesse, lentement, ainsi que s’enfoncent mes pieds, elles rampent vers l’ombre du soir sur le cadran solaire. Crépuscule bleu, tombée de nuit, nuit bleu profond. Sous la voûte obscure elles attendent, leurs chaises reculées et ma valise monolithe, autour d’une table couverte de vaisselle abandonnée. Qui s’en occupera ? Il a la clef. Je ne dormirai pas là à la fin de ce jour. La porte close d’une tour de silence qui tient ensevelis leurs corps de mort, le sahib-à-la-panthère-noire et son chien d’arrêt. Appel : pas de réponse. Il dégagea ses pieds de la succion du sol et revint par la digue des blocs. Prenez tout, gardez tout. Mon âme chemine avec moi, forme des formes. Ainsi, quand la lune en est au milieu de ses veilles nocturnes, je suis le sentier qui domine les rocs, de sable et d’argent, écoutant le flot tentateur d’Elseneur. »
C’est là, dans cette poétique nouvelle – comment parler d’un tel texte autrement qu’en termes de poétique, et d’une poétique nouvelle, car ici, on le sent bien (même dans une traduction), la narration traditionnelle du roman, l’écriture réaliste, sont bousculées. C’est une approche poétique d’un nouveau genre, capable de saisir le quotidien des choses et de métamorphoser leur trivialité. C’est ici peut-être qu’est la réponse à la question touchant l’épiphanie. Le quotidien de la vie de Dublin s’épiphanise. Or, notons le bien, dans ce texte magnifique qu’on vient de lire, Joyce échappe au réalisme psychologique des personnages et, aussi bien, à l’approfondissement d’un moi lyrique. C’est plutôt vers un moi qui s’identifie à son langage qu’il se tourne. Moi qui va se dissoudre dans la seconde partie d’Ulysse.
Gérard Colonna d'Istria