On trouve là, en fait, des idéaux franciscains et Joachim Abbas était en fait quelqu’un qui avait été réfuté par saint Thomas d’Aquin mais accepté par Dante. Finalement le pape Alexandre IV l’a condamné comme hérétique en 1263, attendant quand même trois ans après l’année 1260 pour voir si c’était bien l’arrivée de l’époque de l’Esprit.
Que se passe-t-il donc avec ces noms-là ? Il y a — et ça me semble essentiel pour Joyce (ce n’est pas une idée tout à fait nouvelle : Philippe Solers et Goudemine en ont fait grand cas, il y a un certain temps) —, un lien très fort et très noué chez Joyce entre la séduction érotique et le discours de l’Église, quelque chose comme l’hérésie. Donc on peut voir en quoi, cela semble marcher, c'est-à-dire ici “che coltura”, cette culture finalement de la non-orthodoxie réussit. « Les longs cils battent, se redressent, une brûlante piqûre d’aiguille darde et trempe dans le velours de l'iris. » —, c’est la réaction immédiate, sensuelle, de la jeune femme à cette érudition un peu délirante qui est jetée face aux jeunes filles. Et il me semble que l’intrigue, le nouage de l’intrigue de Giacomo Joyce peut se comprendre à travers les allusions religieuses : il marque une sorte de progression dans le récit, beaucoup plus que le reste. Ainsi, par exemple, je vais lire la section V, qui commence en italien ; c’est un moment où l'on est dans une sorte de montée vers la séduction, quelque chose qui semble se réaliser ; le père dit : « Mia figlia ha una gravissima ammirazione per il suo maestro inglese. Le visage du vieil homme, digne, un peu rouge, aux traits juifs, fortement accusés, longs favoris blancs, se tourne vers moi, comme l’un et l’autre nous descendons la colline. Ô ! formulé à la perfection : courtoisie, bienveillance, curiosité, confiance, suspicion, naturel, impotence de l’âge, sérénité, franchise, urbanité, sincérité, mise en garde, pathos, compassion — le parfait alliage. Vite, Ignace de Loyola, vite à mon aide ! »
Ce qui est amusant ici, c’est qu’on se demande à quoi Ignace de Loyola va servir. Va-t-il servir à Joyce pour aller jusqu’au bout de sa séduction ou pour résister à la possibilité d’un mariage entre le vieux père juif et le fondateur des jésuites, quelque chose qui est un accord ou non ? Quand on va un peu plus loin, et c’est dans la section 7, on trouve un moment ambigu : « Écervelé menu fragile ténu ce souffle. Mais penchez vous, prêtez l’oreille : une voix. Un moineau sous les roues du Djaggernat*, à ébranler l'ébranleur de la terre. Pitié, ah, monsieur Dieu, vaste Monsieur Dieu ! Adieu, vaste monde ! Aber das ist eine Schweinerei ! » (Mais c'est une cochonnerie !). Alors, là encore, on entend les langues originales, et alors il faudrait citer : « Please Mr God, big Mr God » Quelle est cette prière, et cette jaculation, curieuse ici ? Qui dit « Aber das ist eine Schweinerei ! » ? Je serai évidemment tenté, même si c’est un peu banal comme lecture, d’y voir le refus du père, qui parle allemand et qui dit ces mots allemands, c'est-à-dire : s’il y avait quelque chose entre les deux, ça serait une cochonnerie. Et il y a cette demande à Dieu, qui, un peu plus tard, quand il est question de l’opération, est présenté comme un Dieu sadique, le Dio boya d’Ulysse, ici « Dieu libidineux » ou encore un peu plus tard, je cite en anglais : « A bird twittering after storm, happy that its little foolish life has fluttered out of the clutching fingers of an epileptic lord and giver of life, twittering happily, twittering and chirping happily. » — et en français : « Oiseau gazouillant après l’orage, heureux que sa petite vie insensée ait voleté hors de l’atteinte des doigts crispés d’un seigneur épileptique auteur de toute vie, gazouillant joyeusement, gazouillant et pépiant joyeusement. »
Ce qu’on voit, c’est donc la possibilité d’une tension entre une foi juive et ce “goï” exclu que serait Joyce, on le voit dans la section 8 où « son père et le fils de son père siègent dans la voiture, ils ont des yeux de hiboux et la sagesse des hiboux. La sagesses du hiboux bée de leurs yeux couvant l'arcane de leur Summa contra Gentiles. » C’est effectivement assez amusant de les voir avec un saint Thomas d’Aquin qui écrit contre les gentils.
Et puis, enfin, il y a ce moment où beaucoup de critiques récents (Ricky Malaphie, Jo Valenti) ont, pour ainsi dire, attaqué Joyce, finalement, pour quelque chose comme un certain antisémitisme — question toujours délicate dans le domaine joycien. On voit ça dans Ulysse, bien sûr, via le discours nationaliste dans le pub entre les juifs. Ici, c’est quand même, semble-t-il, le narrateur de Giacomo Joyce qui le reprend à son compte : « Haec dicit Dominus : in tribulatione sua mane consurgent ad me. Venite et revertamur ad Dominum. » (Osée, VI, 1-6) Ceci explique l’une des dernières entrées de Giacomo : « Non hunc se Barrabam ! », soit le choix que font les juifs de ne pas sauver celui-ci (Jésus) mais Barabas. Ellmann a lu ça comme une référence au fait que, si c’était Amalia Poper, elle en aurait choisi un autre. Je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit la bonne lecture. Ce que l’on voit clairement, c’est que Joyce s’identifie au Christ et à un Christ gelé, rejeté par la vieille loi, tandis que le Dieu de l’Ancien Testament est présenté comme la loi absolue — et ce sera la dernière scène que je citerai : « Ma voix, mourant dans l’écho des paroles qu’elle a proférées, meurt comme rendue de sagesse, d’avoir de l’Éternel, appelant Abraham à travers les collines qui la répercutent. Elle se tient adossée au coussin contre le mur : profilée comme une Odalisque dans la ténèbre luxurieuse. Ses yeux ont bu mes pensées : et, dans l’obscure de son humide chaude consentante accueillante féminité, mon âme, elle-même se dissolvant, a fait jaillir, a répandu et déversé une liquide et profuse semence. Maintenant, la prenne qui voudra ! »
Ce semble être le moment où Joyce, où Giacomo, a décidé qu’il n’y aura pas d’autre consummation que par l’intermédiaire de la parole. Son logos spermatikos va imprégner la jeune femme ; si c’était effectivement Anna Maria Schrimer, on sait qu’elle ne s’est jamais mariée, qu'elle a toute sa vie gardé des lettres de Joyce et qu’elle a noté fidèlement Ulysse, avec dévotion, jusqu’au jour de sa mort en 1972. Ce fantasme a donc réussi et, en même temps, il y a ce vraiment curieux rejet dans « take her who would ! » (« la prenne qui voudra ! »), un rejet qui aurait quelque chose à voir avec ce que Lacan a identifié comme l'un des symptômes du jeune Joyce, ou de Stephen, c'est-à-dire ses moments de dépossession existentielle, dans lesquels son corps — son corps libidinal, pourrait-on dire — tombe de lui.
On le voit ainsi dans la scène très connue du Portrait au moment où Stephen découvre un pou sur son cou et se rend compte qu’il a mal cité un vers célèbre de Nash qu’il a interverti Brightness et Darkness, et accepte son état, disons de saleté, et ses erreurs de mémoire ; et il abandonne ici Emma à quelqu’un d’autre, qui la voudra ; et d'avouer : « Il n’avait même pas été capable de bien retenir ce vers de Nash, toutes les images évoquées par ce vers étaient fausses, son esprit engendrait de la vermine, ses pensées étaient des coups nés de la sueur de la veulerie, il revint d’un pas rapide le long de la colonnade vers le groupe des étudiants. Hé bien, qu’elle s’en aille, qu’elle s’en aille au diable, libre à elle d’aimer quelque athlète bien propre qui se lave tous les jours jusqu’à la ceinture et qui a des poils noirs sur la poitrine, tant mieux pour elle. » On a donc affaire à une sorte de Casanova inversé, pourrait-on dire, qui ne se laisse séduire que pour mieux ne pas séduire, et laisser sa dulcinée à d’autres — chose que l’on retrouve, évidemment, à la fin de Giacomo Joyce. Ce qui a été gagné, c'est la perspective que la seule chose qu’il lui reste — qui reste à l’écrivain, à Joyce, à Casanova —, à la fin de sa vie, c'est d'écrire.
Et donc je vous cite ceci, de la 16e et dernière section : « Jamais elle n’aura lieu. Cela tu le sais, et après ? Écris-le, bon sang, écris-le ! de quoi d’autre es-tu capable ? » Et ce « Écris-le, bon sang, Écris-le », en anglais, c’est « Write it, damn you, write it ! » Il faut peut-être prendre ce Damn you à la lettre : « Écris, soit damné, écris ! », ce qui fait que, dans la dernière page de Giacomo Joyce, on pourrait voir ce qui reste à Joyce. De même que Samuel Beckett avait fameusement répondu à une question de Libération : « Pourquoi écrivez-vous ? » — « Bon qu’à ça. » Il disait aussi que le français était merveilleux parce qu’on pouvait tout dire avec quatre mots : « Ça va ? Ça va. » C’est un peu ce que dirait Joyce ici : on en est à « What else are you good for ? » (« de quoi d’autre es-tu capable ? ») Donc ce qui reste de ce moment de rejet, c’est encore trois objets : il y a le stylo, la plume ; et puis ce qui reste d’elle, son blason (un casque, des gueules, une lance épointée sur un champ de sable) ; et enfin ce qui reste, comme absolu, dans l'envoi : « Aime-moi, aime mon parapluie. » (« Love me, love my umbrella. »). On voit donc ici une sorte de trinité d’instruments, ou d’attributs : le stylo, la plume, toujours pointu, toujours coupante, ; la lance épointée ; et le parapluie, toujours pratique en cas de pluie.
Pour conclure, on dirait que la séduction, s’il y a séduction, passe par l’hérésie, s’affronte à la loi, et ne capture pas d’autre chose que son impossibilité et, de cette impossibilité, quelque chose comme l’écriture entre ressort .
Sinon, il y a une autre scène de séduction que je voudrais citer en parallèle, qui est la seule scène de séduction casanovienne de l’œuvre de Joyce (c’est le moment qui est très amusant de Stephen Hero) : alors qu'il est en train de prendre une leçon d’italien, Stephen voit par la fenêtre passer Emma, la reconnaît de très loin, court après elle, et lui fait un discours fou ; au début, Emma est assez flattée de l’attention mais voilà que Steven lui dit : « Et puisque nous sommes jeunes, nous nous sentons heureux, nous sommes pleins de désirs, Emma, de désirs. Vous savez, en vous voyant ! Oui ! Comment m’avez-vous reconnue ? J’ai reconnu l’enjambée. L’enjambée ? Vous savez, Emma, même de ma fenêtre, je voyais vos hanches remuer sous votre imperméable. Je voyais une jeune femme marcher fièrement à travers la ville morte. Oui, C’est bien ainsi que vous marchez, fière d’être jeune, fière d’être femme. Savez-vous, en vous voyant de ma fenêtre, savez-vous ce que j’ai ressenti ? » Une rougeur qui se marque sur le visage d’Emma témoigne du fait qu’elle est troublée et Steven continue (je saute un paragraphe) : « J’ai ressenti l’envie folle de vous tenir dans mes bras, votre corps, une envie folle que vous me preniez dans vos bras, c’est tout. Alors, l’idée m’est venue de courir après vous pour vous dire cela, rien que cela. Un petit bout de nuit à nous deux, Emma, et puis ne nous dire que Adieu le matin, et ne plus jamais nous revoir. Ce qu’on appelle l’amour, il n’en n’existe pas au monde mais il y a la jeunesse. »
Évidemment, ce discours casanovien intempestif et complètement décalé face à la jeune amie de Stephen, alors qu'elle attend au contraire une offre de mariage bien bourgeois, ne peut pas tomber plus mal. Et l'on sait que, bien sûr, s’il s’agissait de Casanova, sa démarche serait normalement suivie d’un certain succès, même si, souvent, Casanova ne réussissait pas du premier coup. Mais, ce qui est intéressant, c'est que Stephen, dans ce moment de séduction folle, rejette la convention du mariage bourgeois et ce qu’il appelle la simonie, c'est-à-dire la vente ou l'achat d'un bien spirituel (je ne reviendrai pas là-dessus, mais il faudrait analyser plus longuement Stephen Hero, où c’est plus explicite). C’est cette idée que, quand il y a amour, il n’y a pas d’amour mais le désir ; soyons témoins du désir et ne jouons pas le jeu bourgeois ; c’est donc le moment par lequel il signifie à Emma qu’il ne va pas être un prétendant conventionnel qui va essayer de l’avoir par le mariage, et il n’était donc pas possible (comme l’ont dit Cranly et ses amis) qu’elle puisse accepter. Ceci serait peut-être à mettre en rapport avec certaines choses dans l’histoire de Casanova, si c’est bien de Casanova qu’il s'agit dans Giacomo Joyce. Je rappelle qu'au début de Gens de Dublin, Joyce met en place trois termes : la simonie, la paralysie et le gnomon. Or ce sont ces mêmes termes, je crois, qui orientent la lecture que je vous ai proposée.
Ce que l’on voit dans ce passage, c’est toujours une sorte d’hérésie du désir, pourrait-on dire. C’est à ce moment que Stephen se sent libre. Bien sûr, son action est impossible et va échouer mais c’est un moment de liberté, dans la parole au moins, c'est-à-dire qu'il peut toucher Emma avec ses mots, même si c'est à contre-temps. Ceci m’amène à une petite anecdote que vous connaissez sans doute (elle est très célèbre). Quand il était jeune homme, à Venise, Casanova avait séduit la servante, très jolie, d’un certain Démétrio, qui la voulait pour lui et qui, pour se venger de Casanova, avait scié une planche sur laquelle il devait passer au dessus d’un petit ruisseau boueux. Casanova est donc tombé dans l’eau boueuse et a détruit son bel habit rose de lumière ; alors, décidé à se venger de Démétrio Casanova a déterré un cadavre dont il savait qu'il venait juste d'être enterré, lui a coupé un bras, s’est caché la nuit sous le lit de Demetrio, a attendu que Demetrio dorme et a commencé ensuite à le gratter avec le bras jusqu’à ce qu'il se réveille et finisse par saisir le bras ; Démétrio eut une telle frayeur qu’il tomba paralysé et le resta toute sa vie. On a arrêta Casanova et on le jeta en prison pour profanation de cadavre. Casanova raconte que, juste après cet épisode, il s’éveilla, plein de terreur, croyant sentir un bras sous son corps ; il essaya en vain d’enlever ce bras durant un certain temps, jusqu'à ce qu'il se rendre compte que c’était en fait son propre bras qui était tout paralysé à cause de la mauvaise position dans la prison. Il dit que cela aurait pu être très drôle en d’autres circonstances mais que cela ne l'avait pas fait pas rire à ce moment-là. On sait que Casanova avait beaucoup d’activités, notamment écrire — en français, chose sur laquelle il revient assez souvent dans une lettre à Bionas Netnage sur les nouveaux mots qu’il voit arriver dans le vocabulaire français ; il y a un verbe surtout contre lequel il proteste : « paralyser ». Je cite sa lettre, écrite en français : « Le mot “paralyser”, je ne peux pas le souffrir. Si l'on avait le mot “affaiblir”, quel besoin aurait-on du mot "paralyser" ; je conclurai enfin par dire que le mot "paralyser" exprime trop, ce mot semble tuer tandis qu’affaiblir laisse un reste de vie. » Un peu comme Fellini dans son Casanova, je dirais qu'on est là devant quelqu’un qui est en proie à la paralysie, qui lutte contre sa propre paralysie comme une sorte de fuite en avant dans la séduction mécanique répétitive.
Ce que je voudrais montrer, c’est qu' il y a ce rapport avec l’hérésie ou, plutôt un certain discours de l’hérésie, qui permet de comprendre comment Joyce travaille à travers la Bible. Je parlerai d’un livre que j’ai trouvé très intéressant, de Roy Gottfried, écrit en 2008, Joyce’s Misbelief, qui m’a bien aidé récemment et dans lequel Gottfried met en avant quelque chose qui est important pour le jeune Joyce. On le savait déjà, Joyce parlait de ses premiers efforts littéraires (on peut dire de ses premières nouvelles, celles qui vont donner Gens de Dublin) comme d'épiclésis (du grec epíklêsis, surnom : épithète accolée au nom d'un dieu). Ce que Gottfried a travaillé, c’est le rapport entre ce terme et la question du schisme entre l’église orientale et l’église catholique, schisme qui était fondamentalement dû à ce qu’on pourrait appeler la querelle « il vacatio epiclesis ». Ce nom a été petit à petit abandonné dans la liturgie catholique mais est resté très important dans la liturgie orientale. Une lettre de Joyce décrit son étonnement, à Trieste, de voir le rite grec de la monstration qui précédait l'épiclèse, c'est-à-dire, dans les liturgies chrétiennes, l'invocation au Saint-Esprit qui va aider à la transsubstantiation : la question est que savoir si les paroles du prêtre suffisent à amener la consécration ou bien s’il faut en plus cette prière particulière. Si l’on admet, donc, que Joyce prenait ceci au sérieux, beaucoup de critiques se sont demandé pourquoi il avait appelé comme cela ses textes : est-ce que c’était donc des prières ? Est-ce que ces prières avaient quelque chose à voir avec le Saint-Esprit ? Il parle dans plusieurs textes du péché contre le Saint-Esprit et qu’est-ce que cela voudrait dire quant à l’orthodoxie ou au côté schismatique, énigmatique, de Joyce. Dans ce livre, Roy Gottfried, pense que Joyce était en fait du côté d’un certain protestantisme ce qui est quelque chose qui est peut-être plus discutable et aussi presque du côté d’un rite grec schismatique. Il part d’un fait curieux qui a souvent été relaté : quand Joyce cite la Bible en anglais, il ne cite pratiquement jamais la version catholique dite de Douai mais toujours la version protestant de la King’s James Bible ; il va même, à l’âge de 16 ans, à l’été de 1899, jusqu'à copier dans l'un de ses carnets l’intégralité de l’Apocalypse mais, curieusement, en utilisant le titre catholique The Apocalypse of St Jean au lieu du titre protestant, Résurrection. Pourtant, les 74 pages qui ont été conservées (on a perdu la fin) sont les textes de la version autorisée. Alors, vous pouvez faire confiance aux spécialistes : presque systématiquement, quand Joyce cite la Bible, c’est la bible protestante. S’agit là d’un choix spirituel délibéré ou bien une volonté stylistique — les deux sans doute…
On sait que Joyce fut tenté par un certain mysticisme. Selon Gottfried ,« un jour, dans un bois près de Malahight, un ouvrier agricole s’était émerveillé de voir un enfant de 15 ans en train de prier dans une posture d’extase orientale ». Qu’est-ce que signifie cette extase orientale ? Est-ce en rapport avec l’ascétisme des hindous ou est-ce que c’est déjà quelque chose de l’ordre du schisme ? Je continue à citer : « Il fallait en vérité longtemps à cet adolescent pour comprendre la nature de cette vertu toute marchande, celle qui permet de donner un assentiment commode à certaines propositions sans y conformer le moins du monde son existence ; la valeur digestive de la religion, il ne l’apprécia jamais, il choisit — choisit — c’est le moment de l’hérésie. » L’hérétique, c’est celui qui choisit. Il considérait comme plus adaptés à son cas ces ordres plus humbles, plus pauvres, les franciscains, par exemple, pas hérétiques mais quand même un peu aux marges du monde catholique, dans lesquelles un confesseur ne paraissait pas peu soucieux de se montrer un homme du monde, ne fût-ce qu'en théorie. Cependant, en dépit de chocs continuels qui le faisait passer d’envols et de zèles exaltés à la honte intérieure, les exercices de dévotion avaient encore, sur lui, un effet apaisant au moment où il entra à l’université. Voyez cette idée de l’exercice, évidemment liée aux Exercices spirituels de Loyola, étonnant bien des gens par ses ferveurs jaculatoires (« ejaculatary ferveurs ») et ensuite scandalisant bien des gens par des mines inspirées empruntées au cloître. Voyez ce rapport entre le scandale et une apparence de sainteté, mais une sainteté transgressive qui va attaquer tout ce qui, pour Joyce, est à rejeter dans le catholicisme, c'est-à-dire la possibilité de la simonie. Dans Stephen Hero, on voit toute une scène où cette pensée est développée : Emma flirte toujours avec des prêtres et s’amuse de cette impossibilité, tandis que, pour Stephen, « le désir d’une folle nuit d’amour l’envahit, un consentement désespéré à répudier son art, sa vie, son âme, à ensevelir tout cela avec elle sous des brasses et des brasses d’une somnolence saturée de luxure. Cette réaction outrageuse lui avait été arrachée par la nette artificialité des existences auxquelles le Père Heavy présidait confortablement et il continua à se répéter un certain vers de Dante pour la seule raison qu’il contenait ces deux syllabes furieuses, “fraude” ». Alors, ce qui est cité ici c’est chant XI de L’Enfer de Dante, parce que la fraude, pourrait-on dire, est « le vice particulier à l’homme et [qui] déplaît d’autant plus à Dieu ». On est dans le sixième cercle, et c’est le pape hérésiarque (Anastase II, selon Dante) qui est visé et « qui, comme beaucoup d’autres hérésiarques, avait été convaincu […] que Jésus n’était qu’un être humain. » Je reviendrai un petit peu là-dessus, mais la plupart des hérésies, depuis Arius (qu’on appelle souvent le premier hérésiarque), disent que finalement Jésus a été créé, qu’il ne peut pas y avoir de consubstantialité mais seulement une trans-substantialité. L’hérésie d’Arius, comme on sait, est très, très importante parce qu’elle a perduré pendant des siècles et des siècles, revenant sous de nombreuses formes, dont celle-ci.
Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’il y a plusieurs niveaux d’hérésie. Ainsi, dans Portrait de l’artiste, quand Steven est prêt à partir en exil, il revoit un dernière fois la jeune fille qu’il a renoncé à séduire, et il utilise un appareil à réfrigération : « Elle me demanda si j’écrivais des poèmes, sur qui ? lui dis-je. Cela ne fit que la troubler davantage. Je m’en voulais, je me méprisais, refermer immédiatement cette soupape et mise en œuvre l’appareil réfrigérant spirito-héroïque inventé et patenté dans tous les pays par Dante Alighieri. » Je me suis demandé un moment — c’est juste une spéculation — si Joyce ne jouait pas sur Fraude et Froid, quelque chose comme ça, la fraude froide, freddo, en italien**. Mais bon ! peut être pas. En tous cas, Joyce trouve chez Dante (et chez d'autres auteurs) le positionnement éthique qui lui permet de mettre à distance la tentation, la tentation non pas de la simonie mais de la normalité bourgeoise, tout simplement. Donc, ceci nous montre que Joyce, dès le début, est conscient que la question de l’hérésie ou de la foi est complexe. Je voudrais citer ce passage d'Ulysses (en anglais, donc) où Stephen cite et commente Marc IX, 24 : « “I believe, ô Lord, help my unbelief”, that is, hold me to believe or help me to unbelieve. Who helps to believe ? he go must or to unbelive other chap. » En français : « “Dieu, aide mon manque de foi” et la question c’est : est-ce qu’il s’agit de m’aider à croire ou à ne pas croire. » C’est évidemment ce que Roy Gottfried a appelé" Misbelieve". Ce terme-là chez Joyce. Alors qui est l’autre type (“Other chap”) ? Il est clair que dans la logique d'Ulysse ce sera Bloom ou, peut-être encore, Molly, l’autre de l’autre, s’il peut y en avoir ? Le rejet, par Steven, au nom d’une certaine hérésie, qui est celle du choix, choix par exemple de l’art, rejet d’une orthodoxie, c'est quelque chose qui est toujours dans le texte de la Bible. Ainsi, Joyce subvertit, en quelque sorte, le « help my unbelief » de Marc. De même quand, à la fin de Grace, il cite la fameuse parabole (Luc XVI) de l’économe infidèle (ou de l’intendant malhonnête, ou du gérant habile, selon les traductions, montrant ainsi qu'après tout on peut se réconcilier avec l’économie, avec le capitalisme : Luc attaque l’ancienne loi, représentée par les pharisiens, et montre que l’intendant a raison de ne pas se justifier face au Seigneur qui va le renvoyer et et qu'il a raison de réduire les dettes de tous ceux qui ont des dettes pour qu’ensuite on l’accueille chez les amis qu’il se sera faits. Quand le Seigneur apprend cela, il reprend l'économe à son service (Luc XVI, 8), estimant qu'il est plus habile que les autres, qu'il a bien fait et sait s’occuper de son salut. Ce qui a intéressé Joyce, là je pense que On a un peu trop souvent lu ce passage de Gens de Dublin de façon trop limitative en y voyant simplement un exemple de simonie ; même si c’est bien le cas, il s'agit bien du rejet de l’ancienne loi (qui disait ou bien on est honnête, ou bien on ne l’est pas), alors que Jésus reconnaît que le gérant est malhonnête mais qu'il sait y faire. En même temps, il s'agit d'un texte sur l’écriture puisque le gérant en question demande à tous les débiteurs d’écrire. Il demande : « Combien dois-tu ? 100 ? Allez, on va écrire 80 ; 80 ? On va écrire 50. » Ce que Joyce veut montrer, c’est que on n’ a pas le temps et on est toujours soumis à la catastrophe, la catastrophe va venir de toute façon et donc on ne peut que travailler avec les autres. On ne peut que se déplacer dans un monde horizontal, il n’y a plus aucune verticalité — une problématique qu’on pourrait dire kafkaïenne pour le jugement.
Dernière chose avant de conclure. Ceci m’amène à Finnegans Wake et à ce monde de l’Histoire, finalement, monde qui semble être celui de Finnegans Wake. L'œuvre a été lue récemment par Harry Burot, dans son Narrative Design of Finnegans Wake, comme ne parlant que de la Bible, du péché originel et de la Chute. Alors, je ne sais pas si j’irai aussi loin, me sentant plus proche de la position de Gottfried. Je voudrais juste méditer un tout petit peu avec vous sur ce passage et surtout sur la lettre à Franck Buttler qui date du 3 septembre 1933, lettre que Joyce a dictée à Lucia, étant très malade des yeux et ne pouvant plus écrire ; il y parle du filioque : la question du filioque a divisé l’Église de Rome et l’Église d'Orient. Cette lettre témoigne effectivement de l’intérêt durable de Joyce pour cette question-là . Je veux seulement insister dessus parce que on n’a pas tellement mis l’accent sur ce côté d’hérésie par rapport au catholicisme et d’une autre Église. Les orthodoxes étant en fait hérétiques aux yeux des catholiques, si l’on veut. Ce qui va très bien dans le système de Finnegans Wake avec Shem et Shaun, qui sont toujours d’un côté ou de l’autre. Le texte grec est un peu compliqué ; mais, en anglais, on reconnaît facilement, à la fin, le filioque. Par ailleurs, népogrissimost, c’est le russe pour infaillibilité ; et là qui va se greffer avec le Pape Pie IX et de la question de l’infaillibilité qui est évidemment un des moments de comédie dans Grace. Cette controverse sur le fils, le filioque est donc quelque chose qui traverse toutes les hérésies et il est absolument central pour Finnegans Wake. Je conclurai sur cette question en disnat qu'il a sans doute fallu la découverte, par Marcel Jousse, de l'anthropologie du geste pour que Joyce se remette dans une perspective, une dynamique sur le geste, et ceci à un moment où il terminait, et même, peut-on dire, où il finissait de terminer Finnegans Wake. Les sermons du père jésuite Jousse (et ses études sur les jeunes filles qui lisaient la Bible en araméen en donnant toutes sortes de spectacles rythmiques, chantés, dansés) ont beaucoup à voir avec le chapitre de Shaun dans le livre III. Jousse était revenu vers le milieu qu’il appelait le milieu palestinien de l’Apocalypse de Johan ; il parlait aussi toujours, non pas de Jésus mais de Rabi Jeshua. Il avait retraduit l'Évangile du grec vers l'araméen pour essayer de retrouver les rythmes araméens qui étaient, disons, la première idéologie ; et il connaissait aussi très, très bien toutes les sectes esséniennes et autres de Palestine. C’est à ce moment-là que, si l’on suit l’intuition de Lacan, Joyce découvre que l’on peut nouer tous ces cercles des trinités et que la trinité peut être nouée dans un cercle, dans un quatrième cercle, par un nœud qui est celui de Finnegans Wake, c'est-à-dire une croix dans un cercle : quand Lacan relit ceci, il montre que la croix dans un cercle n’est en fait que la coupure d’un grand nœud boroméen. On pourra y revenir. Mais — et c’est là que comme l’hérésie de Joyce, l’hérésie de Lacan est importante — on sait que, pour Lacan, hérésie, ce sont les trois lettres RSI (le Rêve, le Symbolique et l’Imaginaire). Grâce à Joyce, Lacan a découvert qu’il pouvait déporter sa trinité et aller plus loin que l’hérésie, c’est-à-dire aller plus loin que RSI, et il a ajouté le sigma (σ) du synthome (le symptôme comme tentative de guérison du saint homme), c'est-à-dire de l’écriture de Joyce.
J’appelle Joyce le synthome, et ça serait donc une autre version, d’une autre hérésie, en tout cas, l’hérésie, au-delà de l’hérésie : l’hérésie, c’est toujours quelque chose de plus que l’hérésie, dans la mesure où, bien sûr, on n’est toujours que l’hérétique d’une certaine orthodoxie. Mais, si l'on entre dans la logique de l’hérésie, et du choix, il faut toujours dépasser son choix, faire autre chose. Et je conclurai ainsi : si, en écrivant Finnegans Wake, Joyce a voulu non seulement réaliser une bible, mais une bible parodique (ce que je crois vrai), il avait en fait renoué avec la plus ancienne des hérésies, l’hérésie gnostique — et c’est le terme que j’avais laissé un peu en suspens en parlant de paralysie et de simonie. La thèse gnostique de Joyce, fondamentalement, c’est que la création du monde est identique au péché originel. Le péché originel se déplace d’Adam ou de l’homme à Dieu : la création du monde est déjà une erreur, thèse gnostique par excellence.
De même que, dans les Upaniṣad, Lacan et T. S. Elliot entendaient la parole de Dieu, « Da », à la fin de Wesnam, de même on entend chez Joyce la parole de « ba, ba, ba, dalga » c'est-à-dire un balbutiement de Stutter (to stutter, bégayer), soit la parole du ratage d’une écriture comme ratage au départ . Donc, fondamentalement, malgré cette dernière hérésie, si elle est bien avérée, on comprend que Joyce savait qu’il serait finalement “canonisé”, et l'on sait que l’une des dernières sources de joie qui lui fut donnée, quand il était entre Vichy et Saint-Gérand-le-Puy, ce fut de découvrir un compte rendu flatteur de Finnegans Wake dans l’Oservatore Romano, où il est question de la dimension spirituelle de son dernier livre. Quand il eut réussi, avec beaucoup de difficultés, à passer la frontière suisse avec Nora, il partagea son dernier dîner de Noël avec les Guidéon ; comme il neigeait abondamment, ils lui proposèrent de rester passer la nuit avec sa famille, mais Joyce refusa en disant : « Le Pape ne quitte pas le Vatican. » Joyce, qui avait suivi avec intérêt l’élection de Pie XII, le 2 mars 1939, pouvait effectivement penser qu’il était lui-même déjà “sanctifié” ou qu’il allait l'être — et il ne s’était pas par hasard déjà appelé Sint James Joyce dans un poème de 1931 : il se savait, Lacan l’a dit plus tard, le pape d’une nouvelle littérature — la littérature, elle-même.
Jean-Michel Rabaté