Céline Sallette promène aussi ses longues jambes au théâtre. Formée au Conservatoire et chez Ariane Mnouchkine, elle a joué dans Othello et Le Songe d'une nuit d'été sous la direction de son compagnon, Laurent Laffargue, qui la met en scène dans le monologue final de l'Ulysse de James Joyce, celui de Molly Bloom. Qui n'a rien d'une femme éthérée. Joyce avait sous-titré ce monologue La chair qui dit oui. De quoi donner à la comédienne l'occasion d'exprimer ce qu'il y a en elle d'explosif. (Le Monde, 15.03.2013)
Interview de Céline Salette
et de Laurent Laffargue, le metteur en scène du Monologue :
Pourquoi monter Molly Blom ?
Laurent Laffargue.– Je tourne depuis longtemps autour de la thématique des femmes, du désir féminin. Dans les opéras que j’ai montés dernièrement, Le Couronnement de Poppée, Carmen ou au théâtre dans Paradise, cette question est au centre. L’endroit du désir féminin est quelque chose qui m’interroge, m’interpelle. Et de plus en plus. Molly Bloom touche le cœur du sujet. Le miracle de ce texte, c’est que ce soit un homme qui l’ait écrit. Comment Joyce a pu réussir à faire parler une femme aussi profondément ? Il y a toujours eu ambigüité. Il lui donnait d’ailleurs un sous-titre magnifique: la chair qui dit oui. C’est beau…
Vous souvenez-vous de votre première lecture de Molly Bloom ?
Laurent Laffargue.– Je l’ai vu en fait. Et entendu. C’était Hélène Vincent, il y a vingt ans. Puis plus tard au Jeune théâtre National, je faisais des auditions et une jeune actrice l’a passé. A son écoute, je suis retombé dedans. Scotché. Il a été peu monté à cause de problèmes de droits, mais il est maintenant dans le domaine public. Tout le monde veut désormais jouer Molly Bloom ! Ça fait très longtemps que je voulais m’y attaquer. Je l’ai laissé dans un coin de ma tête jusqu’au jour ou j’ai su que c’était le moment.
Céline Sallette.– Moi c’est différent, je l’ai lu dans la perspective de le jouer. J’ai dû mettre deux semaines… Je voulais comprendre chaque chose que je lisais, les allers-retours, les bascules, m’en imprégner totalement. Je suis un peu lente !
Laurent Si on veut le lire vraiment, il ne faut pas le faire d’une traite. C’est trop dense.
Et plutôt difficile à lire car sans ponctuation. Comment fait-on pour y trouver des respirations ?
Céline Sallette.– Il y a en fait huit phrases dans l’œuvre.
Laurent Laffargue.– Huit phrases qui durent deux heures et demi !
Céline Il faut bien sûr trouver une dimension théâtrale. Ça, c’est le travail de Laurent ! Mais déjà, nous effectuons des coupes, pour ramasser le texte à un peu plus d’une heure. Je suis pour l’instant dans la phase d’apprentissage pure et simple : la succession des idées, les digressions, la folie de ce verbe…
C’est un challenge pour une actrice de jouer Molly Bloom. Un rêve ?
Céline Sallette.– C’est tout ça à la fois. C’est très costaud et en même temps, au sens premier du terme, jouissif. Cette affirmation de la femme, son autocélébration du désir, de sa vie, sa vitalité, ses colères…
Laurent Laffargue.– D’ailleurs, on le sait depuis peu de temps mais « bloom » veut dire « qui éclot ». C’est intéressant ! C’est Molly qui éclot. Elle a trente-trois ans et est en pleine force de sa féminité, elle renaît.
Le livre a été publié en 1922… Le voyez-vous comme un texte moderne ?
Céline Sallette.– D’une modernité inouïe. Le côté sociétal l’est peut être moins parce que Molly a déjà une fille de dix sept ans, un fils mort-né… Curieusement, je crois que c’est important d’être mère pour jouer Molly Bloom. J’ai le même âge qu’elle et une petite fille, mais de trois ans seulement ! Il y a un truc de la femme dans son entier, qui s’occupe de la maison, de ses enfants… tout en retournant à son désir, à celui d’être désiré.
Laurent Laffargue.– Et puis dans la forme même… un texte sans points ni virgules ! Ça fait quinze ans que le théâtre contemporain nous en rebat les oreilles, Joyce, lui, a écrit ça il y a presque un siècle.
On trouve aussi la modernité dans ce que disait Joyce de son livre. Il ne parlait pas de chapitres par exemple, mais d’épisodes.
Laurent Laffargue.– C’est aussi lié à l’Odyssée, construit d’une manière similaire, en épisodes. On peut le voir comme une magnifique série !
Céline Formellement, Ulysse est une tuerie.
Est-ce qu’on peut parler d’universalité de « l’essence » de la femme à travers Molly Bloom ?
Laurent Laffargue.– Je crois que ça peut englober toutes les femmes, oui. Ce qui est vraiment très fort aussi c’est que nous vivons dans une société qui a encore peur du désir féminin.
Céline Sallette.– C’est même ce qui a choqué dans le texte.
Laurent Laffargue.– Oui, et qui le rend radicalement moderne, on y revient. Plus moderne même que notre société où personne n’ose vraiment parler de ses désirs. Les hommes peuvent l’évoquer, bravaches, mais dès lors qu’une femme s’essaie à raconter sa dernière nuit…
Molly Bloom serait donc une pièce transgressive.
Céline Sallette.– Oui, complètement. On est même dans le tabou absolu.
Laurent Laffargue.– C’est incroyable. C’est censé être un monologue intérieur… mais écrit pour être lu. C’est aussi en ça qu’il est profondément théâtral.
On peut également y ressentir une sorte de misogynie inversée. Les hommes n’y sont pas vraiment à l’honneur !
Céline Sallette.– Mais elle non plus ! Elle est dure ! Il y a de la misogynie dans les deux sens. Comme Molly parle d’elle-même, pour elle- même, elle est peinte avec ce qu’elle dit d’elle-même. Ça n’est pas un portrait vaporeux, éthérée de femme. Elle met, au sens propre, les mains dans la merde ! Faire parler une femme qui dit ça est aussi une forme de misogynie. Elle va seulement très loin, y compris dans la violence.
Laurent Laffargue.– C’est sans fard, sans dorures. C’est vivant quoi. Mais aussi d’une immense poésie.
Et musical.
Laurent Laffargue.– Nous envisageons effectivement de mettre en musique certaine parties et Céline de les chanter. Kate Bush l’avait déjà fait d’ailleurs.
Céline Sallette.– Son disque est très beau.