Et je me souviens du concierge, qui était du Sud. Il me rappelait le numéro de Joyce : « Ségur quatre-vingt-quinze vingt » et il était toujours question d’aller se promener ou d’aller dîner quelque part. Je me rappelle une promenade mémorable avec Joyce sur l’Île des Cygnes. Et puis il avait commencé “la picole”. Et nous avions rendez-vous avec Nora au Fouquet’s. Et nous fréquentions aussi un autre établissement, à cette époque — pas le Fouquet’s mais Chez Léon, ou un autre du même genre. Non, ça c’était plus tard, à une autre époque. C’est là que je me souviens avoir rencontré [Ezra] Pound avec Joyce dans ce restaurant.
J’étais très flatté quand Joyce laissait tomber le “Monsieur”. Tout le monde, pour lui, était ‘Monsieur” ; il n’utilisait jamais de prénom. Ce qui s’approchait le plus d’une appellation amicale était de laisser tomber le “Monsieur”. Je n’étais jamais “Sam” mais toujours, au mieux, “Beckett”. Une fois, nous étions dans quelque vieux bar ou café, je ne me rappelle plus lequel, et il se montra très amical, alors qu’il me dictait des pages de Finnegans Wake — non, c’était bien après, quand il vivait dans cet appartement ; et, tandis qu’il me dictait, quelqu’un frappa à la porte et je dis quelque chose, étant obligé d’interrompre la dictée ; mais ça n’avait rien à voir avec le texte et, quand je le lui ai relu avec la phrase « Entrez ! », il me dit : « Laissez-la ! ».
Nous évoquions notre passé commun à Dublin : il fréquentait bien sûr la National University, alors que j’étais à Trinity College, mais nous passions tous les deux des licences en français et en italien. C’était cela notre point commun. C’est à son instigation et parce que je parlais italien que j’ai écrit Dante… Bruno. Vico… Joyce. Et je passais pas mal de temps à lire Giordano Bruno et Giambattista Vico dans la magnifique bibliothèque de l’École normale. Nous avons dû avoir plusieurs conversations sur l’Éternel retour et toutes ces sortes de choses. Il a aimé mon essai, mais son seul commentaire, ce fut que je n’avais pas assez écrit sur Bruno (il trouvait que Bruno était plutôt négligé. Bruno et Vico, que je n’avais pas lus, étaient pour moi des figures nouvelles, alors que j’avais travaillé sur Dante, bien sûr [au Trinity College]. Et nous parlions effectivement de Dante. Mais je connaissais très peu de choses des deux autres, à part une biographie de chacun d’eux, même si je savais plus ou moins de quoi ils traitaient.
Je me souviens de mes visites à Joyce alors qu’il était hospitalisé pour son œil. Allongé sur un lit, il mettait des gouttes dans l’œil. Cependant, je ne me souviens pas si je lui ai lu quoi que ce soit quand j’allais chez lui le soir quand il y dînait, à une autre époque, alors qu’il vivait dans une petite impasse à l’écart de la grand-rue. Nous ne bavardions pas beaucoup. J’étais jeune, alors ; je lui étais très dévoué et il m’aimait bien, m’appelant s’il avait besoin de quelque chose, par exemple de quelqu’un pour se promener avec lui avant le dîner.
Il exploitait beaucoup les gens, mais peut-être pas ses amis. Dans son livre [Shakespeare & Compagnie], Adrienne Monnier raconte comment s’est faite la traduction d’Anna Livia Plurabelle : Joyce aimait celle qu’Alfred Péron et moi en avions faite, mais, pour la réviser, il avait créé un comité des cinq qui se réunissait habituellement chez Paul Léon et qui comprenait Adrienne Monnier (laquelle n’était pas du tout qualifiée pour cela), de telle sorte qu’en y ajoutant Péron et moi-même il pouvait parler, comme pour la traduction de la BIble, de sa Septante. Pourquoi voulait-il parler d’une Septante qui lui était dévouée, je l’ignore. Je me souviens d’une lecture, chez Adrienne Monnier, de notre fragment d’Anna Livia Plurabelle, à Péron et à moi, tel que le clan Joyce l’avait, soi-disant, corrigé. Mais il y en eut une autre lecture, dans la librairie d’Adrienne, une lecture publique. je me souviens que j’étais là, que Joyce était là et que c’était Philippe Soupault, je pense, qui lisait.
Et, une nuit, je lui ai apporté à boire chez lui, mais je ne veux pas en parler ! [Il buvait beaucoup] mais seulement le soir… Je me rappelle une fête. Il était très fort pour les anniversaires : chaque année, il voulait célébrer l’anniversaire de son père — « Père abandonne, pardonne ton fils ! » À cette occasion, il voulait me donner un billet en francs ; je ne sais pas combien de francs — un billet. Pour donner à quelque malheureux clochard, en mémoire de son père. Chaque année, vers la fin de l’année, en décembre, on célébrait l’anniversaire de la naissance de son père et, à plusieurs reprises, quand j’étais disponible, je reçus ce billet à donner à quelque clochard en mémoire de son père. [Et Beckett de réciter sa propre version d’Ecce puer, l’émouvant poème de Joyce sur la mort de son père et la naissance de son petit-fils, Stephen :] « Une jeune vie a embué / Le miroir de son souffle », etc. C’est un poème de Joyce qui fait partie d’un poème plus long dont je me rappelle le vers « Un enfant est né. Un vieil homme est parti. » (1)
J’ai joué une fois du piano chez Joyce, j’ai oublié quoi. Mais lui, quand il avait déjà pas mal bu lors de ces fêtes, de ces réceptions chez lui, avec des amis, il voulait s’asseoir au piano et, s’accompagnant lui-même, chanter avec ce qui lui restait de sa merveilleuse voix de ténor. Par exemple : « Dis adieu, adieu, adieu / Dis adieu aux jours / Tendres comme une jeune fille. »
Je me souviens que j’accompagnais Giorgio alors qu’il vivait avec Helen — mais sur quelle œuvre ? Ah oui ! [Beckett chante alors une partie de À la musique, un lieder de Schubert.] Oh ! à propos, j’ai retrouvé le nom de la rue où vivait Joyce lorsque je l’ai rencontré pour la première fois à Paris. Oui, c’est une petite rue, à côté de la rue de Grenelle, une petite rue qui va du Quartier latin à l’avenue Bosquet, près de l’École militaire, en passant par… — et, juste avant qu’elle n’arrive à la fin de la rue de Grenelle, près de l’avenue Bosquet, avant qu’elle ne débouche sur l’avenue Bosquet, il y a une petite rue à main droite. À l’époque, c’était une impasse ; elle existe toujours, mais elle est devenue un square, le square de Robiac. Je m’en souviens comme d’une impasse. Vous y entrez en quittant la rue de Grenelle par la droite. Elle était très courte et, du côté droit, il y avait une maison où Joyce avait son appartement.
J’admirais Portrait de l’artiste en jeune homme. À ce sujet, je me rappelle la fin — quand il est si imbu de lui-même, à la fin, et qu’il devient pompeux en évoquant sa vocation et sa fonction dans la vie. Mais c’était une épreuve, qu’il a retravaillée.
Maurice Nadeau disait que l’influence de Joyce était une influence a contrario. J’ai réalisé que Joyce était allé aussi loin qu’il était possible dans la connaissance et le contrôle de son propre matériau. Joyce y ajoutait toujours quelque chose — pour le constater, vous n’avez qu’à regarder ses épreuves. J’ai réalisé que ma propre voie était au contraire l’appauvrissement, par manque de connaissance, en supprimant, en soustrayant plutôt qu’en ajoutant. Quand j’ai rencontré Joyce pour la première fois, je n’avais pas l’intention d’être écrivain. C’est venu plus tard, quand j’ai réalisé que je n’étais pas du tout fait pour enseigner, que je ne pouvais tout bonnement pas enseigner. Mais je me souviens que je parlais alors de “l’exploit héroïque” de Joyce. J’avais une grande admiration pour lui. C’est ça qu’il avait atteint : l’épique, l’héroïque. J’ai réalisé que je ne pouvais pas emprunter la même voie.
Note : Plus tard, Beckett a dit de Lucia : « Joyce a si souvent essayé de lui demander son aide à elle. Ce fut lui qui l’amena à aller consulter Jung à la clinique de Tavistock. Il est possible, je pense, que Jung avait Lucia en tête, lors de la conférence à laquelle j’ai assisté à Londres, lorsqu’il a évoqué « celle qui n’est jamais née. »
1.– En fait, il s’agit de deux vers d’Ecce Puer, qui en compte seize (quatre quatrains) et que séparent onze autres vers.