Chère Annie,
Comment parler de Jacques ?
C’était, tout d’abord, un homme d’humeur égale qui s’imposait d’emblée à ses auditeurs, mais sans ostentation. Il était doté d’un humour qui lui permettait de garder une distance et de formuler, avec une clarté et une concision toute pédagogique les questions les plus complexes, clarté et concision qui s’observaient aussi bien dans ses ouvrages que dans ses interventions orales. Sa compétence et une érudition sans faille lui ont ainsi permis d’opérer ce qu’on pourrait nommer un « déplacement » radical dans l’ordre des questions.
Mais il ne s’agit pas simplement d’une érudition ou d’une compétence sans faille — qui, à tout prendre, ne sont que des moyens indispensables. La lecture des ouvrages qu'il a publiés révèle une ambition d’une tout autre nature dans ses projets.
Pour ne prendre qu’un exemple : vers le milieu du XVIIe siècle, dans une Europe déchirée par les guerres de religion, Johannes Sheffler, un jeune protestant, grand lecteur des textes philosophiques, poétiques ou mystiques, publie, sous le nom d’Angelus Silesius, un recueil (en vers distiques et quatrains) Le pèlerin chérubinique ; le texte est d’une intense spiritualité et il devient rapidement une source d’inspiration et de discussion dans le monde des lettrés savants. C’est ce texte que, dans son dernier livre, paru en 2019, Dieu, un pur rien, sous-titré Angelus Silesius, poésie, métaphysique et mystique, Jacques Le Brun choisit d’explorer, et il le fait en décalant la perspective ordinaire. Comprendre ce texte et le méditer implique que l’on se tourne du côté d’un horizon de pensée et de réflexion qui ne saurait se borner à un cadre bien délimité : la méditation conduit à privilégier et à examiner d’une manière en quelque sorte « transversale » tout un champ d’expérience qui va de la philosophie aux mystiques médiévales et qui touche aux limites de la foi religieuse et de la pensée… On mesurera l’ampleur de ce « déplacement » de toutes les conceptions traditionnelles, qui renouvelle complètement l’entreprise. Le projet conduit désormais les lecteurs « à sonder les mystères de la religion et de la philosophie ».
Le choix que, de son propre aveu, Jacques Le Brun opère dans ce livre prend au sérieux le poème du jeune protestant. Il le présente ainsi : « Une méditation assidue des textes et la fréquentation de contemporains d’une intense spiritualité le portent à sonder les mystères de la religion et de la philosophie, l’être, l’essence, la Déité, le néant, l’abandon. Son écriture caractéristique de l’âge baroque lui permet d’atteindre grâce à la poésie les limites de l’orthodoxie et même de la pensée.»
On pourrait se demander en quoi cette œuvre, rédigée en distiques et quatrains, peut encore nous concerner, nous, hommes du XXe siècle. Sans doute, Silesius a médité et fréquenté les grands textes mystiques, philosophiques ou religieux dans une sorte de défi à leur mystère et à leur spiritualité profonde.
Mais l'œuvre de Jacques Le Brun ne se réduit pas à une pièce d’une histoire littéraire. Nombreux sont les poètes, les philosophes qui ont lu Le pèlerin chérubinique et qui — de Heidegger à Roger Munier, de Maurice Blanchot à Lacan et Derrida — ont souligné cet héritage et ont pu y voir l'une des sources vives de notre modernité.
La méthode suivie par Jacques Le Brun a largement fait ses preuves. En opérant ces « déplacements » et ces décalages, Jacques Le Brun a ouvert une perspective qui déborde largement les analyses habituelles et trace des chemins poétiques et métaphysiques qui donnent à ses ouvrages un regard neuf sur notre modernité.
Voilà résumé dans ses grandes lignes ce qui m’apparaît le plus important dans les ouvrages et recherches de Jacques. Mais je ne saurais oublier l’homme bon et généreux qu’il était.
Gérard Colonna d'Istria