Dans sa biographie très fouillée de Joyce, Richard Ellmann (1918-1958) raconte qu’en octobre 1940 les habitants de Saint-Gérand-le-Puy furent interloqués en voyant débarquer dans le village un membre de l’Académie Française et son équipage, et leur stupéfaction s’accrut quand ils apprirent que cet important personnage, du nom de Louis Gillet, venait rendre visite à cet écrivain irlandais qu’on voyait vagabonder dans le village depuis près d’un an, sans que personne ne se fût avisé qu’il s’agissait d’un des plus grands écrivains du siècle.
Louis Gillet, qui était devenu un familier de Joyce, venait d’user de toute son influence pour que Joyce obtienne le visa qui lui permettrait de quitter la France et de rejoindre Zurich. La visite fit plaisir à Joyce, qui apprécia du même coup un article sur Finnegans Wake que Gillet envisageait de publier dans la Revue des deux Mondes.
Gillet a raconté lui-même cette visite à Saint-Gérand-le-Puy, et son récit mérite de figurer dans les archives de la bibliothèque Anna-Livia-Plurabelle et d’être connu des habitants du village. Citons le passage qui concerne précisément sa visite : « La dernière fois que je l’avais vu, c’était dans un village du Centre, mi-berrichon, mi-bourbonnais, appelé Saint-Gérand-le-Puy. Comment il avait échoué là, ce serait toute une histoire. Jamais le charmant auteur d’Ondine ni celui du Grand Meaulnes n’ont rêvé rien de plus étrange que la présence de cette créature aérienne au milieu d’un village de France : c’était Trilby, c’était Puck captif dans une étable, parmi des vachers et des porcherons. Ces bonnes gens, pleins de délicatesse, ne se doutaient guère de la qualité de l’hôte extraordinaire qu’ils avaient parmi eux : un prince de l’esprit, un artiste d’une gloire mondiale, un homme dont les livres étaient célèbres de Moscou à New York et de Berlin à Tokyo, et qui, le jour de ses cinquante ans, parmi des monceaux de télégrammes, en recevait un de Prague, adressé “au premier des poètes vivants” »
Dans la réception de l’œuvre de Joyce en France, on connaît le rôle souvent décisif qu’ont pu jouer Valery Larbaud, Sylvia Beach, Adrienne Monnier ou encore Jean Prévost. On sait moins qu’un autre critique, venu d’un horizon intellectuel différent, un critique très conservateur, très catholique, Louis Gillet, qui écrivait dans la non moins conservatrice Revue des Deux Mondes (dirigée d’une main de fer par son beau-père, René Doumic, dont les faveurs allaient plus à Paul Bourget qu’à Gide ou aux écrivains de la NRF), publia, entre les années 1925 et 1940, une série d’articles qui présentent encore pour nous, aujourd’hui, un intérêt majeur.
Résumé de la conférence de Jacques Le Brun
Reconstituer à travers les articles de Gillet, un critique dont rien ne laissait penser au premier abord qu’il était capable de surmonter et de transgresser les règles habituelles de lecture qu’il appliquait aux œuvres dont il rendait compte dans la Revue, et montrer comment, en procédant à une relecture exemplaire, on peut devenir un lecteur perspicace pour autant qu’on se montre capable de dépasser ses critères et ses normes ordinaires de lecture, ces « vieux culots de l’école », comme disait Cézanne, c’est à cette tâche instructive que s’est appliqué Jacques Le Brun, dans une conférence magistrale et qui fera date.
Les rapports de Gillet avec l’œuvre de Joyce peuvent se résumer, en gros, en trois moments qui s’incarnent dans trois écrits de Gillet : le premier se propose de rendre compte d’Ulysse et les deux suivants portent sur l’œuvre en général et plus particulièrement sur Finnegans Wake.
Le 1er août 1925, Gillet publie dans la Revue des Deux Mondes un article qu’il intitule, en parodiant Proust, Du côté de chez Joyce. Tout, dans ce premier article, souligne Jacques Le Brun, a quelque chose de paradoxal : l’auteur aussi bien que le sujet, et la revue où il paraît.
Qui est Louis Gillet, au juste ? C’est, pourrait-on dire, un amateur éclairé, curieux de nouveautés mais qui reste “classique” dans ses goûts, d’un classicisme très orthodoxe, trop peut-être pour ne pas apparaître marqué par une idéologie conservatrice. Esprit curieux, d’un « éclectisme bien tempéré » (fait remarquer Jacques Le Brun), sans dogmatisme mais sans véritable compétence non plus. Il a rédigé de nombreux articles, souvent sévères, sur des auteurs contemporains – Conrad, Dostoïevski, Butler, Péguy, etc. –, tous publiés dans la très conservatrice Revue des Deux Mondes. Bref ! on ne s‘attend guère à découvrir une lecture novatrice d’Ulysse dans le compte rendu qu’il publie en 1925 dans la revue. Et, de fait, les amis de Joyce s’irritent à l’avance, dans un tel contexte, de la lecture que Gillet va faire d’Ulysse, promis, semble-t-il, à un éreintement en règle, de la part de celui que Larbaud nommait par dérision « le rasoir Gillet ».
Les amis de Joyce avaient tort ! L’article comporte certes une dimension polémique que Gillet assume avec une certaine désinvolture. Ainsi, Ulysse lui apparaît comme « une montagne de papier […] un livre démesuré » qui laisse le lecteur « ébahi », un livre où « il ne se passe rien » et dont le héros, Bloom, n’est qu’un « lamentable personnage ». On en parle beaucoup, mais c’est parce que l’écriture est « singulière », « obscure », écrite dans une langue intraduisible. On est, avec un tel ouvrage, aux antipodes de ce que les lecteurs de la revue attendent d’un roman, et Gillet se livre avec une certaine jubilation à un jeu de massacre qui met en évidence toutes les lacunes, les inconséquences, les défauts de composition de l’ouvrage, si on le juge à l’aide des critères “classiques” du roman.
Mais on ne peut s’en tenir là, explique Jacques Le Brun. Il y a un envers de cette critique, qu’une lecture attentive de l’article révèle. Jacques Le Brun montre que Gillet n’est pas resté insensible à ce qu’il condamne, et qu’il a décelé et même découvert qu’Ulysse obéissait à d’autres règles que les sacro-saintes règles classiques. En contestant le nom de roman pour caractériser Ulysse, en insistant sur sa « composition singulière », il met en évidence que l’ouvrage est une pièce capitale dans le débat sur la crise du roman qui agite le monde littéraire de l’époque. Jacques Le Brun souligne, à juste titre, l’ambivalence et le caractère paradoxal de la critique de Louis Gillet quand il parle, par exemple, de « démesure » pour qualifier l’ouvrage. Sans doute, du point de vue du lecteur traditionnel de la revue, c’est une critique, mais c’est aussi la reconnaissance de l’importance, de la nouveauté, de la modernité d’une œuvre exceptionnelle. Mieux encore : Gillet va jusqu’à parler d’une « description colossale » pour qualifier le portrait de Leopold Bloom, et la critique ici laisse place à une sorte d’enthousiasme que Gillet peine à contenir. Gillet, ou « le critique lucide malgré lui », plaisante Jacques Le Brun.
Le paradoxe peut être poussé plus loin encore. Car cette œuvre, qu’il jugeait inclassable, hors normes, finit par lui apparaître comme un point de destruction. « Un genre littéraire, dit joliment Jacques Le Brun, s’est dissous pour ainsi dire dans le rien de la pensée d’un homme. Mais aussi, paradoxalement, c’est ce rien de l’insignifiance de la pensée d’un homme qui se meut en une œuvre totale. » Quand Gillet écrit que « l’intelligibilité ou la pensée claire » s’est dissoute « dans le peuple confus du sentiment et de l’instinct », « dans l’inarticulé, le trouble, le crépusculaire », ou encore que « la pensée se faisant » a pris la place de « la pensée faite », il touche juste et montre qu’il a saisi l’importance d’Ulysse. Tout se passe comme si, devant un tel monument, l’étonnement, la curiosité, et au bout du compte l’admiration, finissaient par briser les cadres étroits et confortables d’une critique “classique” ou traditionnelle. Le réquisitoire tourne à l’apologie.
Six ans plus tard, en 1931, Gillet consacre un nouvel article à Joyce, toujours dans la Revue des Deux Mondes. Cette fois, l’éloge est sans réserve, et Gillet dégage avec perspicacité les thèmes fondamentaux et les axes directeurs de ce qui n’est encore connu que sous le nom de Work in Progress et qui deviendra Finnegans Wake. Il commence par qualifier le texte de Joyce de « nouveau roman », les fragments publiés sont déclarés « classiques », et il met de façon pertinente l’accent sur le temps chez Joyce : non pas la durée bergsonienne comme chez Proust, mais « le temps absolu, intemporel, monumental de l’illustre Giambattista Vico ».
Son rapport au temps de l’histoire – ce cauchemar dont Stephen Dedalus voulait se débarrasser dans Ulysse – prend la forme d’une « chronologie réversible ». Les siècles peuvent devenir contemporains, Dublin peut alors devenir le cadre où on peut faire tenir « toute la mémoire de l’humanité, toutes les histoires, toute la terre, une représentation de l’histoire universelle : All space in a nutshell. » (p. 74) – Dès lors, le génie de Joyce peut se révéler dans sa capacité à fabriquer des cosmos, et cette nouvelle entreprise n’a rien de commun avec ce qu’on appelle un roman ; les thèmes s’engendrent en constituant une légende, une sorte d’histoire extra-temporelle. Jacques Le Brun souligne la pertinence de cette remarque et l’importance du terme de légende pour qualifier l’entreprise de Joyce : « Une légende, c’est ce qu’on doit lire, c’est ce qui se lit, c’est ce qui se raconte et ce qui doit se lire […] Une légende n’est pas une histoire inscrite dans le temps, mais ce qui construit, à partir de toutes les histoires du monde, une histoire qui récapitule toutes les histoire racontées et lues par les hommes. C’est la Genèse, c’est Homère… »
Du même coup, le retour se fait vers des œuvres cosmiques ; mais, dans ces cosmos que fabrique Joyce, il n’y a plus de héros, et ces personnages qui vivaient encore dans Ulysse, dotés d’une certaine identité, et qui dans le roman traditionnel constituaient des pièces essentielles, ici se décomposent, ils revêtent « l’être de monsieur Tout-le-monde ». Et, comme le souligne Jacques Le Brun, il faut peser avec soin cette mutation : « Une littérature de cosmos succède à la littérature du roman. » Lire va impliquer une autre démarche, que Gillet repère avec une très grande perspicacité. Désormais, avec Finnegans Wake, on a un livre qui se construit « dans l’acte même de sa lecture ». La décomposition des personnages du roman classique, l’altération, et même ce que Louis Gillet nomme « l’émiettement du moi », ne conduisent pas à un effondrement de la littérature, mais à de nouvelles possibilités d’invention et de construction « dans l’acte même de la lecture ».
À nouvelle lecture, nouveau lecteur. Légende : ce qu’il faut lire – un livre, dit très justement Jacques Le Brun, « qui ne cesse de se construire – de se construire par l’acte même de sa lecture ». Les exemples de lecture que donne Gillet sont révélateurs : il montre comment, dans Finnegans Wake, on trouve dans chaque expression un empilement de significations superposées (le sens littéral, le sens allégorique, le sens traditionnel, le sens de l’écriture…) qu’il faut peler « comme autant qu’il y a de tuniques à un oignon » pour les découvrir. [1] Le livre de Joyce, dit Jacques Le Brun, peut alors être mis sur le même plan que ces livres qu’on ne cesse de “peler” – Homère, la Bible –, où peuvent s’appliquer des méthodes d’interprétation comparables aux méthodes de l’exégèse biblique… [2]
La troisième étape est moins novatrice. Gillet est devenu un familier de l’auteur. Son article de 1940 reprend et récapitule les grands thèmes qu’avait dégagés l’article de 1931. Une originalité cependant tient, remarque Jacques Le Brun, à la place qu’il accorde à la réflexion sur le temps et la destinée humaine dans l’œuvre de Joyce : toutes les étapes parcourues par l’humanité, de la mentalité primitive, « cet amas d’appétits refoulés par l’éducation », que Gillet rapproche du péché originel se retrouvent en chacun de nous, dans le parcours de notre vie. Et, alors que la psychologie traditionnelle se montrait obsolète pour saisir cet infra-humain, Gillet se tourne du côté de la psychanalyse et de la « thérapeutique freudienne ». La poésie moderne recueille ces mouvements de l’inconscient, et la psychanalyse délie les âmes. « Beaucoup de choses, dans la psychologie et l’esthétique modernes, écrit-il, s’expliquent par cette technique de l’infra-rationnel. Nous avons retrouvé la clef des songes. » (p. 83)
Étonnant parcours que celui de ce critique, parcours que Jacques Le Brun a su reconstruire avec la clarté pédagogique qui le caractérise, cette capacité de démêler les passages les plus ardus et d’en permettre l’accès à l’auditeur ou au lecteur. Et belle leçon à méditer pour tout lecteur de Joyce ! Qu’il accepte de prendre ses distances avec les critères “classiques” de la lecture, et l’œuvre s’ouvre, dans le même temps qu’elle le rend inventif en élargissant et en enrichissant sa vision du monde.
1.– « On voit comment les thèmes s’engendrent dans cette étrange symphonie ; les hommes sont, aujourd’hui comme aux origines du monde, les jouets des forces de la nature ; ils traduisent leurs impressions dans des mythes où s’incorporent des fragments de souvenirs, des lambeaux de la réalité en suspension dans la mémoire. Et ainsi se constitue une légende, une sorte d’histoire extra-temporelle, formée du résidu de toutes les histoires, ce qu’on pourrait appeler (en se servant d’un titre de Jean Sébastien Bach) une Cantate pour tous les Temps. » (Stèle pour James Joyce, p. 61)
2.– Autre exemple : « M. Joyce s’est donc construit un instrument à son usage, à un nombre inouï de cordes, que ses doigts agiles manient avec autant de rapidité qu’on voit agiter leurs bobines aux dentellières du Puy, faisant apparaître dans les mots une miraculeuse variété de significations. Il suffit quelque fois d’une lettre changée, d’une simple “coquille” : « When all is zed and done » (au bout du compte, quand tout est dit), avec le jeu piquant sur le mot said et la lettre Z, la dernière de l’alphabet. Ailleurs, le calembour pur et simple : muddy terranean (Méditerranée) fait sourire en faisant brusquement ressortir l’épithète muddy (boueuse, limoneuse) du nom classique de la mer d’azur. […] Mais il y a des cas encore plus compliqués. L’auteur, dans une phrase d’ailleurs délicieuse sur la naissance d’une source, veut peindre un arbre qui tombe en travers du courant et y provoque une cascade. Il dit que cet arbre forstfellfost. Le mot est inventé de toutes pièces. Il est créé autour de fell, prétérit de to fall, (tomber) avec redoublement d’une allitération en F pour encadrer ce radical. La charpente est évidemment cette suite de consonnes, f, f, f, par lesquelles on indique en musique un fortissimo. Maintenant forst est un terme forgé, qui n’existe dans aucun lexique, mais qui suggère le son first et celui de forest, c'est-à-dire l’idée de chose végétale, primitive. La finale foss est scandinave, et désigne une chute d’eau. Cette syllabe termine ce vocable composite par un bouillonnement et une écume barbare. En soi, le mot et prodigieux : c’est une création naturaliste, un petit poème complet comme un hai-kai japonais, un de ces vivants hybrides comme la Grèce en créait dans les Sirènes et les Centaures. Mais on va m’accuser de découvrir dans ce forstfellfoss autant de beautés que Philaminte dans le fameux “quoi qu’on die”. »