Nous sommes ici au lavoir d’hiver circulaire à douze pans de toiture construit au XIXe siècle à l’extérieur du bourg de Saint-Gérand-le-Puy, avec vue sur la Montagne bourbonnaise et la chaîne des Puys — lavoir où Joyce, en se promenant durant l’année 1940, aimait à retrouver le chant des lavandières d’Irlande qu’il met en scène avec leurs tabliers immaculés sur les rives de la Liffey au chapitre 8 (Anna Livia Plurabelle) de Finnegans Wake.
Joyce a mis dix-sept années pour composer ce véritable roman-fleuve, son œuvre ultime publiée en 1939 par Faber & Faber après la parution de divers fragments (le fameux Work in progress), et il aurait affirmé — sans doute est-ce apocryphe — qu’il faudrait dix-sept années au lecteur pour lire ce que Vladimir Nabokov considérait comme « une masse informe et fastidieuse de sonorités folkloriques ».
Fastidieuse, peut-être, pour qui reste à la surface de ce flot de mots (où la ponctuation est rare) et n’ose y plonger les mains en orpailleur du langage ; mais sûrement pas informe, même si plusieurs langues s’y bousculent au sein d’une même phrase ou d’un même mot.
L’installation que nous vous proposons en ce Jour d’Ulysse s’appuie sur la plaque apposée sur l’un des murs de ce lavoir.
Sur cette plaque ont été gravées les huit dernières lignes de Finnegans Wake avec leur traduction en français par Philippe Lavergne (Gallimard, 1982, prix Langlois 1983 de l’Académie française, probable pseudonyme réduit plus loin à ses initiales, P. L.). L’ouvrage semble inachevé puisqu’il se termine par l’article défini the (le, la, l’ ou ce, cet, cette), mais cet article sert, en fait, d’introduction au premier mot du texte, riverrun, enclenchant ainsi un cercle, une re-circulation, tout comme le fleuve retourne à sa source après qu’il a rejoint la mer, s’est évaporé puis est retombé en pluie sur les montagnes qui l’ont vu naître.
Finnegans Wake a fait l’objet de plusieurs autres
« tentatives d’effraction » fragmentaires. Citons, chronologiquement, parmi les “malfrats” : tout d’abord André Perron et Samuel Beckett, qui fut le secrétaire de Joyce ; puis James Joyce, lui-même, entouré du poète Philippe Soupault, de P. L. Léon et d’Eugène Jolas (dont l’épouse dirigeait l’école où le petit-fils de Joyce fut un temps scolarisé à Saint-Gérand) et Adrienne Monnier, la célèbre libraire et éditrice de l’édition française d’Ulysse ; ensuite André du Bouchet ; également Kathleen Bernard ; Stephen Heath et Philippe Sollers ; Philippe Blanchon ; ou encore Michel Chassaing, auteur par ailleurs d’une étude remarquable sur l’ouvrage. En 2008, une autre traduction complète du texte original a été proposée (en ligne) par Hervé Michel.
Finnegans Wake intraduisible ? Voici ce qu’en pensait Jacques Derrida (1930-2004) : « Dans Exode 20, 4, le deuxième commandement (« Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. ») vient juste après l’instant où YĦWĦ se nomme lui-même [Moi, YĦWĦ, ton Elohim] (Exode 20, 2). L’interdit jeté sur l’image est rapproché de la parole performative qui énonce la loi. C’est une double injonction (double bind), une injonction paradoxale : ce que j’ai dit et qui aura été, tu ne le dis pas autrement — mais tu ne peux pas faire autrement que le dire autrement. Joyce met le lecteur dans une situation comparable : tu ne me touches pas, tu ne me lis pas, mais tu dois essayer de me comprendre ; ce que j’écris en langues inaudibles se veut intraduisible dans ta langue unique, illisible ; tu ne me traduiras pas ; mais je m’offre à ta lecture, je t’enjoins de me lire — tu me traduiras. » Et ailleurs encore : « Présentée dans plus d’une langue, incompréhensible, babélienne, elle [l’œuvre de Joyce] se veut intraduisible, mais elle invite à un effort de traduction infini. »