aujourd’hui détruit, accueille les grands garçons et les professeurs de l’école, lesquels se rendent chaque jour à vélo au château de la Chapelle où sont dispensés les cours. Les Joyce posent leurs valises à l’Hôtel de la Paix, où deux chambres leur sont réservées.
Le dîner de Noël se déroule au château de la Chapelle. Saisi de crampes d'estomac (son ulcère s'aggrave), Joyce, ayant à peine touché son repas, doit se coucher jusqu’à ce que les douleurs s’apaisent. Échauffé par le vin blanc, il se met au piano à la fin de la soirée et chante de vieux airs irlandais ; il s’approche de Maria Jolas et l’invite à une valse sur le perron : « Allons ! dit-il, vous savez bien que c’est le dernier Noël… »
Nora persuade Joyce de laisser Giorgio repartir seul à Paris, et ils s’installent à l’Hôtel de la Paix — provisoirement, comme on va le voir. Maria Jolas dîne une fois par semaine avec eux, tandis que les Joyce viennent prendre le thé et écouter la radio chez elle le dimanche. Joyce lit les Conversations de Goethe avec Eckerman, mais sa vue est très déficiente, et la lumière de la chambre, faible.
Pour les Joyce, l'exode se poursuit au sein même de Saint-Gérand-le-Puy : ils déménageront cinq fois en un an !
1) Hôtel de la Paix (jusqu’à Pâques 40) – Joyce se rend quelques fois à l’église.
2) Château de la Chapelle durant les vacances scolaires de Pâques.
3) Au retour des élèves, à la fin des vacances de Pâques, ils emménagent l’Hôtel du Beaujolais, à Vichy, qu’ils préfèrent. De là, ils rendent visite à Valery Larbaud, paralysé et aphasique depuis 1935.
4) En juin 40, ils sont délogés par l’arrivée du gouvernement de Pétain, qui réquisitionne tous les hôtels de Vichy : de retour à Saint-Gérand-le-Puy, ils font un bref séjour dans l’appartement d’une femme hospitalisée, et qui mourra peu après, puis reviennent à l’Hôtel du Commerce jusqu’en octobre
5) Ils déménagent au premier étage de la maison d’une dame Ponthenier (une plaque commémorative a été apposée sur ladite maison).
Joyce est très affecté par le médiocre accueil réservé à Finnegans Wake.
FÉVRIER 40.– Le 2 février, Joyce fête son 58e anniversaire et les 8 ans de Stephen en compagnie de Giorgio et de Beckett, venus pour la circonstance.
Les journées passent, moroses. Joyce déambule dans Saint-Gérand-le-Puy, long pardessus noir (quelquefois cape), petites lunettes cerclées sur le nez, canne à la main et cailloux dans les poches pour se protéger des chiens, dont il a la phobie (« Ils n’ont pas d’âme » !). Simone Maupertuis, alors femme de chambre à l’Hôtel de la Paix, témoigne : « Marche lentement, en faisant de grands pas, buste bien droit .»
Le plus souvent, Joyce se réfugie dans le mutisme fréquent, échangeant parfois quelques mots avec le coiffeur Chassagnette, dit Bouboule, « quand il n’y a personne »… « Jouasse », comme on l'appelle, passe pour un drôle de bonhomme. On sait vaguement que c’est un grand écrivain, sans plus, mais, c'est sûr, il boit sec !
Ses promenades le conduisent jusqu’au lavoir. Mais qu’en a-t-il pensé ? Le lecteur de Finnegans Wake songe aux discussions entre les lavandières, d’une rive à l’autre de la Liffey, et il est possible que les camaïeux de vert du Bourbonnais lui aient rappelé l’Irlande – c’est tout ce que peut conjecturer la rêverie du lecteur. A contrario, la vie à la campagne a sûrement pesé au citadin qu’il était, et il a dit au moins sa lassitude de vivre à « Saint-Tampion-le-Machin ». N’idéalisons donc pas ce séjour, qu’il a certainement vécu sur un mode peu réjouissant (comme l’attestent les quelques témoignages écrits qu’il a laissés). Si la notoriété du village doit aujourd’hui quelque chose à Joyce, il est probable que ce soit à son corps défendant. Jacques Aubert a eu raison de noter, sur la plaque commémorative mentionnée plus haut, que l’année 40, la dernière de sa vie, a été une année noire : noire pour tous, et singulièrement pour lui.
Cela, bien évidemment, n’interdit pas l’hommage que Saint-Gérand-le-Puy a tenu à lui rendre — au contraire ! La part d’ombre n’a pas terni l’œuvre, elle l’a rendu plus forte. Car une chose au moins est certaine : jusqu’au bout, à Saint-Gérand-le-Puy, il a « ajouté des virgules » et corrigé Finnegans Wake.
AVRIL 40.– Le dimanche, à l’Hôtel de la Paix, les Joyce accueillent Stephen, leur petit-fils. Cigarette au bec, assis en robe de chambre sur son propre lit, « Nonno » — grand-père, en italien — raconte à l'enfant les aventures d’Ulysse jusqu’à l’heure du déjeuner.
Le printemps est aigre, en cette année 40, il neige encore en avril. Quelques amis lui rendent visite : Beckett, et Georges Pelorson, qui passe le 14 avril, avant de rejoindre son régiment ; ils parlent des Gracques, auxquels Joyce s’intéresse et sur lesquels Pelorson vient d’écrire un long poème.
Les jours se traînent au village . Joyce se lève tard (« Se lever, ici, pour quoi faire ? »). Il est souvent muet comme une tombe. Un jour, il va prendre le thé avec Nora chez une réfugiée, Mrs Muriel Elliott, dont l’enfant est à l’école de Maria Jolas. Dialogue, rapporté par Ellmann (t. 2, p. 394) :
— Nora : Vous voyez là un homme qui n’a pas dit un mot de la journée.
— Joyce : Qu’est-ce qu’on peut bien dire après trente ans de mariage ?
— Mrs Elliott : Vous pourriez au moins dire bonjour…
Et Joyce de répondre par un grognement !
Il parle quelquefois avec Maria Jolas de l’éducation des enfants (Maria Jolas souligne qu’il avait « beaucoup réfléchi » sur les méthodes d’éducation (cf. p. 52). Un jour qu'il attaque avec véhémence les méthodes catholiques, Maria Jolas lui rétorque : « Vous m’attristez, moi qui donne à mes enfants une éducation catholique… » — Joyce : « Oh ! C’est différent, en France. En Irlande, le catholicisme, c’est de la magie noire ! » (Il reprendra ce thème avec Pelorson au moment des fêtes de Pâques, en faisant l’éloge de la liturgie et en plaisantant les dominicains, comme le faisaient ses maîtres au Belvédère.)
Une des toutes dernières soirées à l’Hôtel de la Paix réunit les Joyce, Maria Jolas et Pelorson, dont la femme est « un de nos meilleurs professeurs […] depuis plusieurs années attachée à l’école » (Jolas, p. 52). Pelorson deviendra « un collaborateur notoire » (Jolas après l’armistice). Dialogue au cours du dîner (Ellmann, p. 394) :
— Pelorson : Qu’allez-vous faire ? Écrire ?
— Joyce : Non, je relis et révise Finnegans Wake
— Pelorson : Pourquoi ?
— Joyce : Eh bien, j’ajoute des virgules.
— Pelorson : Projetez-vous un nouveau livre ?
— Joyce : Oh non [Un temps.] Et puis si ! Je crois que j’écrirai quelque chose de très simple et de très court.
PÂQUES 1940.– En avril, Maria Jolas invite les Joyce à venir chez elle au château de la Chapelle, en l’absence des enfants partis en vacances de Pâques : « Aucun enfant, pas même les miens, ne les dérangerait pendant une quinzaine de jours » (Maria Jolas, p. 52). À son grand étonnement (« comme beaucoup d’artistes, Joyce avait peu de goût pour la vie en commun »), l'auteur accepte. Beckett débarque de Paris, et « les journées filèrent dans le calme du beau parc […] et dans le plaisir de faire un peu de musique ensemble » (idem, p. 52).
Les Joyce ont quitté définitivement l’Hôtel de la Paix. À la veille de la rentrée des classes, ils repartent, pour Vichy, cette fois, à l’Hôtel du Beaujolais. Là Joyce trouve ce qui lui manquait à Saint-Gérand-le-Puy : « les ressources de plusieurs librairies, ainsi que quelques cinémas et cafés agréables », et « il semble s’ennuyer beaucoup moins » (idem, p. 53) –
Joyce rend visite à Larbaud, paralysé et aphasique depuis 1935 (par sympathie et gratitude, il tiendra à ce qu’une photo de lui figure dans l’autobiographie que Gorman rédige).
Joyce parle peu de la guerre. Il a pressenti tout de suite ce qu’on allait appeler ensuite la « drôle de guerre ». Il est perplexe : « Qu’est-ce qu’un peuple aussi intelligent que les Français pouvaient bien penser d’une guerre pareille ? » (idem, p. 52). Mais, soudain, la guerre devient moins drôle : occupation du Danemark, invasion de la Norvège par les Allemands. Dès lors, Joyce ne nourrit plus d’illusion sur l’évolution de la guerre.
MAI-JUIN 40.– Dans une lettre à son mari, Maria Jolas évoque la situation des Joyce : « désespérée sur bien des points » (Ellmann, t. 2, p. 395). Les Joyce s’accrochent à elle et n’ont personne d’autre, la rupture avec Paul Léon les ayant privés d’une aide précieuse pour leurs affaires, et leurs problèmes financiers sont aigu. Quant à Giorgio, il « s’enveloppe de mystère » (idem)…
Et, surtout, Joyce ne cesse de se tourmenter pour Lucia, à Pornichet ; cherchant à la rapprocher de Saint-Gérand-le-Puy, il visite à l’hospice de Moulins (Jolas p. 53 et Ellmann, p. 395). Mais aux complications du transfert s’ajoutent les événements : après l’invasion du Danemark et de la Norvège en avril, la Belgique, la France et les Pays-Bas sont envahis en mai ; la Belgique se rend le 28 mai ; l’Italie entre en guerre le 10 juin ; Paris tombe le 14 juin ; et l’Hôtel du Beaujolais est réquisitionné.
(À la même époque, Joyce réclame un livre à Maria Jolas (Ellmann, 395) et Larbaud endosse un chèque pour tirer d’affaire Beckett, sans un sou.)
Le dimanche 16 juin (le Bloomsday !), les Joyce arrivent à la Chapelle, en quête d’un gîte. Ils sont rejoints par l'épouse de Paul Léon, Lucie, et par son père et sa belle-sœur (qui ont fait l’exode depuis Beaugency). On s’efforce de caser tout ce petit monde (quitte à installer quelques lits de fortune au château). Les Joyce, quant à eux, occupent finalement un petit appartement à Saint-Gérand-le-Puy, où une jeune anglaise, mère d’un des élèves de Maria Jolas, avait vécu et qui, gravement malade, a été hospitalisée dans une clinique de Vichy. Giorgio réapparaît, ayant pu quitter Paris à temps (sa femme a été emmenée par son frère, R. Kastor, aux USA, où elle se rétablit ; mais elle ne reviendra jamais et décédera en janvier 1963). Paul Léon suit, dans une voiture tirée par un âne (en s’excusant : « Notre Seigneur est entré à Jérusalem sur un âne »). Joyce se réconcilie avec lui. Léon ironise : « Expliquons-nous entre soldats ! » et Joyce de même : « Et dans l’honneur. » Bien se représenter le contexte : à Saint-Gérand-le-Puy, en ces jours d’exode, le flot des réfugiés grossit sur la route, et chaque jour de nouveaux arrivants se pressent.
Le 18 juin, Maria Jolas reçoit une lettre de Joyce, datée ainsi : « le 18 juin, Waterloo, 1940 », avec cette mention : « À déchirer aussitôt lue ». Joyce demande à Maria Jolas de dire aux Allemands, qu’on attend d’un moment à l’autre, que son fils est attaché à l’école comme prof d’italien ou de chant… Giorgio sortira sans être inquiété par les Allemands – qui le laissent tranquille (il a d'ailleurs pris soin de ne pas signaler sa présence à la mairie).
JUILLET 40.– Les Allemands occupent Saint-Gérand-le-Puy durant six jours puis se retirent derrière la ligne de démarcation.
Le 1er juillet, Maria Jolas décide de se retirer à l’hôtel Sarrassat (Hôtel du Commerce) avec ce qui lui reste de professeurs et d’élèves (la moitié sont partis). Les Joyce se joignent à eux, car l'Anglaise malade est rentrée de Vichy dans son appartement dans un état désespéré : elle mourra dix jours après, veillée avec grand dévouement par sa belle-mère française et, le jour de sa mort, c’est Joyce qui, à son chevet auprès de ces deux femmes qu’il connaissait à peine, remplace Maria Jolas, appelée à faire des courses à Vichy.
Lucie et Paul Léon ont également rejoint l’Hôtel du Commerce. Tandis que tout le monde écoute la radio, pour savoir quand pouvoir regagner Paris, Joyce consacre chaque jour quelques heures à corriger les fautes d’impression de Finnegans Wake avec l’aide de Paul Léon – rencontre ponctuelle à 15 heures – et, avant le dîner, Joyce va siffler en douce deux ou trois verres d’eau de vie de sorbe (c’est la gnole du coin, une gnole rude, bue par les paysans, et qu’on donne aussi aux bêtes, quand elles « gonflent », pour permettre aux gaz de s’échapper)… À son retour, quelque peu éméché, Nora, qui ne se doute de rien, remarque : « Voyez-moi ça : il ne peut même plus supporter un verre de vin ! » Pendant toute cette période, la santé de Joyce décline et il commence à se sentir très mal.
Alors qu’il loge chez Sarrassat, l'un des chefs les plus réputés, célèbre pour ses écrevisses aux champagne, son râble de lièvre ou ses mille-feuilles, il ne fait aucun cas de sa cuisine…
À partir de là, « commence la chasse aux nouvelles, aux papiers, au ravitaillement quotidien » (Maria Jolas, p. 55). Tous cherchent la réponse à deux questions : « Que faire ? Où aller ? », car il n’est plus possible de rester à Saint-Gérand-le-Puy indéfiniment.
DÉPARTS.– La première à partir est Lucie Léon : elle a conservé son emploi au New York Herald Tribune et veut retrouver son appartement. La situation de Léon est beaucoup plus critique ; Joyce l’exhorte à ne pas aller, en tant que juif, se jeter dans les pattes des nazis, mais Léon prend le risque et il part en septembre. À Paris, il sauve quelques livres et papiers de l’appartement de la rue des Vignes et il en rachète quelques uns dans une vente illégale faite par le propriétaire de l’appartement. Puis il dépose les papiers entre les mains de l’ambassadeur d’Irlande en France occupée, O’Kelly, avec mission de les confier à la Bibliothèque Nationale d’Irlande (où ils demeurèrent 50 ans sous scellés). Il vit clandestinement jusqu’en 1941. Beckett, l’ayant rencontré, lui recommande de partir immédiatement, mais Léon : « J’attends jusqu’à demain, mon fils passe son bac. ». Le lendemain, il est arrêté et interné près de Paris, puis il est exécuté en 1942 par les nazis.
Entre-temps, Maria Jolas a reçu un câble de son mari, qui la presse de quitter la France. Début août, elle se rend à Marseille pour faire mettre en ordre son passeport et celui de ses deux filles. À son retour, elle conseille à Joyce (c’était encore possible) de faire partir toute la famille en avion – Lucia comprise – pour les USA, mais les avions et l’Amérique ne convenaient pas à Joyce, qui médite alors (comme il l’avait fait pour la Première Guerre mondiale) de gagner la Suisse. Ses amis Giedion insistent pour qu’il rejoigne Zurich.
Maria Jolas part le 28 août. Joyce lui confie ses corrections pour qu'elles soient reportées sur le texte de Finnegans Wake. Il lui envoie un télégramme à Lisbonne, où il lui dit qu’il en a « soupé, de Saint-Tempion-le-Machin » (Jolas, p. 58, Ellmann, p. 398) –
Le 7 septembre, il lui adresse une lettre (reproduite intégralement dans Ellmann, p. 398-99) où il écrit : « À la gare, je n’ai littéralement pas eu la force de vous dire ce que je voulais après les efforts que j’avais faits avec ces caisses et ces valises. Vous aviez l’air abattue. Si vous n’avez jamais rien fait d’autre, du moins vous avez fait le bonheur d’une kyrielle d’enfants pendant des années. Quand ils seront devenus des jacobins, des comtesses, des saints ou des explorateurs, ils s’en souviendront toujours – dans leurs instants de sobriété. Mais le Seigneur sait que vous avez fait davantage. […] Cordialement vôtre. »
SEPTEMBRE 40.– Les Joyce se retrouvent seuls et vont multiplier les démarches pour rejoindre la Suisse, rencontrant des difficultés multiples pour obtenir passeports et visas (il est en rupture de ban avec l’Irlande officielle, pays neutre séparé de l’Angleterre et devenu indépendant en 1921 ; il ira jusqu’à refuser un passeport irlandais qu’un ministre lui propose, alors que cela l’aurait aidé à quitter la France occupée). Les tractations un visa dureront jusqu’à la fin de l’année 40 (voir Ellmann).
Difficultés financières, également : avec la guerre, l’argent va bientôt manquer, car Joyce n’est plus alimenté par ses éditeurs anglais et américains, ni par le grand-père de Steven, Adolf Kastor (très généreux !), ni par Harriet Weaver, sa bienfaitrice de toujours. Il est obligé de vivre avec la pension que le gouvernement anglais verse à ses sujets coincés en France (Joyce dispose en effet, d'un passeport anglais et non irlandais !)
Se souvenir de ce qu’il avait confié à Stanislas : « L’art n’a pas de but, mais il a une cause. » Cette cause c’est « la pressante nécessité intérieure qui pousse l’imagination à faire une nouvelle synthèse de la vie ».
LOUIS GILLET, Stèle pour James Joyce (Éditions du Sagittaire, 1946). Extraits :
« Cher Joyce !... Il m'écrivait encore il y a quelques jours. De Suisse où il avait cherché refuge, au milieu de la grande bagarre, il me faisait un salut de la main, me souhaitait gentiment “la meilleure des Noëls possibles”. Cela voulait dire : “Je suis tranquille. Me voici au port”. Le port ! Il y était, sans doute, mais c'était pour s'y embarquer pour un bien autre voyage.
La dernière fois que je l'avais vu, c'était dans un village du centre, mi-berrichon, mi-bourbonnais, appelé Saint-Gérand-le-Puy. Comment il avait échoué là, ce serait toute une histoire. Jamais le charmant auteur d'Ondine ni celui du Grand Meaulnes n'ont rêvé rien de plus étrange que la présence de cette créature aérienne au milieu d'un village de France : c'était Trilby, c'était Puck captif dans une étable, parmi des vachers et des porchers. Ces bonnes gens, pleins de délicatesse, ne se doutaient guère de la qualité de l'hôte extraordinaire qu'ils avaient parmi eux : un prince de l'esprit, un artiste d'une gloire mondiale, un homme dont les livres étaient célèbres de Moscou à New York et de Berlin à Tokyo, et qui, le jour de ses cinquante ans, parmi les monceaux de télégrammes, en recevait un de Prague, adressé au premier des poètes vivants. […] Je le trouvai agité, ce jour-là, d'une angoisse mortelle. Il brûlait de s'envoler ailleurs, il ne pouvait tenir en place. Pendant le repas, il ne put s'asseoir, ne fit que tourner autour de la table et ne s'arrêta qu'à la longue, épuisé de tourment, pour prendre une gorgée de vin. Il rêvait de partir en Suisse, où il avait, pendant l'autre guerre, passé quelques années heureuses. Il croyait y retrouver sa jeunesse, s'irritait des lenteurs des formalités. Il était Irlandais, mais sujet britannique. La Suisse exigeait, pour le recevoir, une caution de cent mille francs (cent mille francs-or, il va sans dire). Il se débattait comme un sylphe, une abeille furieuse engluée par le crêpe de ses ailes. On eût dit qu'il avait reçu un ordre, une sommation de sa destinée qui lui commandait de partir ; il lui tardait de voler au rendez-vous de ses belles années, dans le pays où jadis s'était épanoui son génie. Une fois là, se disait-il, c'était le repos, la délivrance. Ce qu'il prenait pour un appel du bonheur, c'était le coup d'aile de l'au-delà, le frisson, l'inquiétude de la mort. Elle lui faisait là-bas un signe énigmatique, l'invitait au dernier voyage, le seul que l'on puisse faire aujourd'hui sans passeport. »
Gérard Colonna d'Istria