D’abord prêter attention au mythe de Dédale et à l’usage qu’en fait Joyce. Dédale, l’homme qui sait par ruse tourner la nécessité ou les lois de la nature à son avantage, l’artificier fabuleux du labyrinthe, et qui saura se transformer en homme-oiseau pour fuir par les airs. C’est lui qui fera découvrir à Stephen sa vocation d’artiste et ce monde intemporel de la création artistique auquel on accède par une ascension soudaine de l’âme, qui se dépouille de sa matérialité et s’élève vers le soleil. C’est dans cet instant d’extase que Stephen peut évoquer Dédale et assumer son nom.
Cet art de la création artistique, Joyce, citant Ovide, l’avait défini comme « un art inconnu qui ouvre de nouvelles voies à la nature ».
Mais Joyce ne s’en tient pas là. Il se peut aussi qu’il ait vu dans les pièges et les ruses de Dédale la possibilité de tramer quelque chose d’analogue dans l’écriture. Jorge Luis Borges ne se trompait pas quand il qualifiait Joyce comme « l’Irlandais enchevêtré et presque infini qui trama Ulysse ».
Ensuite interroger le titre même de l’ouvrage. Un portrait pourrait n’être qu’un miroir narcissique. Mais, chez Joyce, rien de tel. Il ne s’agit pas du portrait de la personne de Stephen Dedalus. « Un portrait n’est pas un papier d’identité, mais bien plutôt la courbe d’une émotion. » Ce qui est en jeu, c’est le portrait de la fonction artistique, saisie en acte et isolée. À quoi il convient d’ajouter, pour que le titre soit complet, qu’il s’agit du portrait de l’artiste « en jeune homme ». Mais comment comprendre cette formule ? Est-on renvoyé à ce moment de la vie où l'on passe de la condition d’adolescent à la condition d’homme complet ? Faut-il entendre dans ce « jeune homme » un homme porté à l’enthousiasme de la jeunesse, et de ce fait tenté, comme Icare, de s’approcher trop vite et trop près du soleil ? Mais n’est-ce pas aussi entendre – dans l’expression « en jeune homme » – “quand il était jeune”… et qu’il succombait aux péchés de la jeunesse ? Dès lors, la jeunesse s’est évanouie, le roman de formation est achevé, il faut aller vers autre chose. Ne l’oublions pas, le Portrait s’achève sur l’exil.
On le voit, ces questions ne sont pas de simples préliminaires : elles engagent le lecteur dans un travail d’interprétation, où il n’a plus l’avantage d’avoir à sa disposition un auteur omniscient pour l’aider à répondre.
Ce refus d’intervenir directement, de la part de l’artiste, doit être examiné de près. Le Portrait, d’une certaine manière, participe d’un genre littéraire prisé au XIX° siècle, le roman de formation. Le lecteur assiste à la formation d’une conscience : Stephen s’ouvre progressivement au monde, un monde souvent violent, où il se découvre étranger, qu’il assume avec une distance intérieure. En même temps, cette distance est une distance critique que Joyce lui accorde sans restriction, et qui le prémunit contre la tentation de s’attacher à une place. L’artiste n’a pas vocation à devenir propriétaire... S’il existe un recours, c’est dans la marche qu’il faut le chercher. Comme Bloom, Stephen déambule, et il affirme sa vocation à la fin de l’ouvrage par un claironnant « En avant ! ». La création artistique est un « Work in Progress ». La formule dit tout.
Mais il arrive que Stephen commette des erreurs. Sa vision du monde (comme la nôtre !) n’est pas exempte de lacunes. Joyce n’intervient pas directement, il met plutôt en scène des situations ambiguës, flottantes… Face à ce monde que nous qualifierions aujourd’hui comme un monde de crise du sens, Stephen peut user du doute et de sa capacité d’autocritique, et le lecteur l’accompagner dans ses interrogations.
C’est précisément en usant d’une théâtralisation de ce genre que Joyce ouvre le Portrait : « Il était une fois et c’était une très bonne fois »… D’emblée, il se distingue d’une tradition romanesque et d’une forme de récit essentiellement chronologique : l’ouvrage s’inscrit dans une histoire qui commence comme un conte. Stephen, petit garçon, coupe le cordon ombilical, il s’ouvre à la conscience en observant une série d’évènements. Mais il est en même temps projeté dans un temps autre qui ne lui appartient pas, qui a quelque chose d’intemporel et d’impersonnel qui l’exclut.
Deux scènes contradictoires se succèdent. Joyce construit son texte comme si un petit enfant élaborait progressivement sa vision du monde grâce à sa perception d’une série de scènes, simplement juxtaposées, comme dans un montage cinématographique, des scènes données à l’état brut, qui s’imposent à l’enfant d’une autre manière qu’aux adultes : comme un défilé ininterrompu de sensations où tous les sens (comme dans la statue de Condillac) sont requis pour constituer le monde de l’enfant. Et, dans ces sensations qui se succèdent, l’enfant s’émerveille de cette puissance que possèdent les mots d’être des intermédiaires privilégiés entre le monde et lui. Des voix venues du monde s’imposent à lui, elles sont comme l’expression mystérieuse du monde perçu et en même temps comme une puissance dont les adultes semblent détenir le sens.
On n’entrera pas ici dans l’analyse détaillée des deux scènes contradictoires qui ponctuent cette ouverture… Disons simplement que, dans la première, Stephen vit ses premières expériences dans le cercle protecteur de la famille, un monde musical, festif, agréable et joyeux. Puis, brutalement, ce monde et ce bel ordre sont détruits. Le conflit s’introduit à propos d’une petite fille et du désir amoureux de Stephen, brutalement frappé d’interdit par la tante Dante. Dans la tête de Stephen, désormais, le désir, la beauté, le sacré, les interdits, la peur du châtiment entrent en conflit. C’est le choc premier et inaugural. Tous ces éléments, en apparence disparates, vont se retrouver et s’organiser dans les expériences qui vont suivre, et constituer une structure qui s’appliquera tout au long de l’ouvrage. Stephen découvrira sa différence dans un univers hostile, et contre lequel il lui faudra s’armer « des seules armes que je m’autorise à employer : le silence, l’exil et la ruse ». [1]
Dès ses premières rencontres avec Budgen, Joyce avait qualifié Ulysse, qu’il était en train d’écrire, d’ « Odyssée des temps modernes » et affirmait qu’on pouvait l’entendre comme « l’épopée du corps humain », tout en précisant que cette épopée du corps n’a rien à faire avec une planche anatomique. Ces formules frappantes ne sont pas que des effets de style. C’est ainsi que, dans le schéma d’Ulysse, que Joyce propose à Linati, il établit des correspondances entre chaque épisode et un organe du corps ; mais, chose étonnante, il fait exception pour les trois premiers chapitres (la Télémachie) en déclarant que (traduisons le plus littéralement possible) : « Stephen ne pâtit pas, ne souffre pas encore du corps » – formule que certains analystes ont interprété radicalement comme signifiant « Stephen n’a pas de corps »…
C’est à cette formule qu’Annie Tardits, dans des articles ou des communications antérieures, avait, à l’encontre de ces thèses, tenté d’assigner un sens, en s’appliquant à voir comment Joyce prenait en compte ce qu’elle propose d’appeler « le corps pulsionnel ». Non pas le corps des organes, le corps anatomique, mais le corps construit par la parole, celui qui va permettre la jouissance. Se tourner vers ce « pâtir » du corps, et poursuivre l’examen de cette question dans le Portrait de l’artiste. Retrouve-t-on, dans ce texte, des circonstances dans lesquelles Joyce nous montre un Stephen « pâtissant » ou « souffrant » du corps ?
Prenant comme thème central un passage du livre II (le chapitre 5, celui où Stephen reçoit une raclée), elle souligne d’abord la présence insistante d’un monde de « bagarres », dans les deux premiers livres où abondent les cris, la violence physique et verbale des élèves, mais aussi des maîtres, orfèvres dans l’art du châtiment, sans parler des crises familiales, comme le repas de Noël qui dégénère quand on aborde le cas de Parnell. Autant de situations qui montrent à l’évidence que Stephen pâtit bien dans son corps… Tout l’art d’écrire de Joyce se déploie ici, cet art dédalien de l’architecte qui construit des scènes en établissant des correspondances subtiles entre elles, qui incitent le lecteur à se reprendre et à s’interroger sans cesse.
Mais il y a plus. Dans une analyse serrée du passage où Stephen se voit accusé d’hérésie par son professeur et ses camarades – qui n’hésitent pas, sous le prétexte qu’il a défendu Byron, à le contraindre par la force à avouer son hérésie –, Annie Tardits souligne que, dans cette extorsion de l’aveu, Joyce retrouve la question de la vérité. L’inquisition revendique la vérité, et elle est constamment prête à l’obtenir par la torture… Stephen avait été châtié parce que, selon le père Dolan, il était fainéant, mais surtout menteur, un chef d’accusation qui, comme devait le rappeler Jacques Aubert, implique toujours un accusateur qui se prétend détenteur d’un savoir absolu. Joyce nous fait ainsi comprendre que, derrière le refus de l’hérésie et la revendication d’un savoir absolu, il y a un savoir dont on ne parle pas. Les véritables enjeux sont du côté de ce savoir et de la jouissance, ils sont dans les « blancs du langage » (Jacques Aubert)
Restait un dernier point. Comment comprendre, dans le passage cité, se demande Annie Tardits, qu’au bout d’un moment la colère de Stephen s’apaise ? Entre plusieurs hypothèses, elle suggère une interprétation « spinoziste » séduisante. La puissance négative des affects de la colère, qui participe et procède toujours de la tristesse, se montrerait capable de modifier cette passion triste et d’accéder au statut d’une puissance positive qui participe de la joie : Stephen « avait senti qu’une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre ». [2]
1.– J’ai laissé de côté un passage énigmatique, mais que l’intervention de Mustapha Safouan vient éclairer d’un jour nouveau. Joyce a placé dans ce chapitre d’ouverture deux quatrains en italiques :
Ses yeux ils crèveront,
Demander pardon,
Demander pardon,
Ses Yeux ils crèveront
Demander Pardon,
Ses yeux ils crèveront,
Ses yeux ils crèveront,
Demander pardon.
Dans ces quatrains, l’interdit s’énonce et semble suivi d’effets. Mais qui parle ? La voix est anonyme. Faut-il dire qu’elle affecte la forme de ces voix du monde, ces voix qui semblent venir du réel ?… On retrouverait ici tout l’art de l’écriture de Joyce : un art de s’effacer comme écrivain pour laisser parler les choses, « l’idéal d’une magie qui vise à transformer la chose dont on parle en chose qui parle », comme le dit Moustapha Safouan (confer infra).
2.– L’hypothèse d’Annie Tardits se trouve corroborée par un texte de Koestler, emprunté au Testament espagnol, qui a été lu dans la discussion, par Elisabeth Leypold.