Joyce, l’écrivain de Dublin
L'œuvre de Joyce, plus que toute autre peut-être dans la littérature universelle, est ancrée dans un unique territoire, avec son histoire et sa géographie, sa sociologie et ses légendes. Les deux grands livres de Joyce sont des équivalents de Dublin ; ce sont aussi, comme dit Umberto Eco, des « ersatz de l'univers ». De même, le Dublin d'Ulysse est un labyrinthe refermé sur ses habitants, et c'est aussi la Méditerranée homérique, le grand espace du voyage épique. Cette « ouverture » est l'effet combiné de jeux d'écriture complexes, dont l'enjeu épouse celui, collectif, des reterritorialisations ouvertes aux lointains telles que la technologie numérique nous permet d'en entrevoir la possibilité. Un premier effort de politique joycienne supposerait de rejouer collectivement ces dérives cosmogoniques du territoire, contre le repli acosmique.
Je ferai précéder mon propos d'un historique rapide de la référence à Joyce dans quelques champs théoriques ayant pu être sollicités ou inquiétés par le développement de l'informatique et des télécommunications (je convoquerai ainsi Derrida, McLuhan, Eco, les théories de l'hypertexte puis du jeu vidéo), ceci afin de replacer indirectement le projet joycien dans une histoire longue de la grammatisation (Auroux, Stiegler), de justifier du même coup mes quelques recours ou allusions au vocabulaire de Bernard Stiegler et d'Ars Industrialis, de montrer enfin et surtout que le projet joycien représente, pour la théorie du numérique pensé comme nouvelle écriture, non seulement un apport potentiel mais aussi comme un enjeu.
Les questions seraient désormais les suivantes :
— Que faire de Joyce, à l'heure non plus de l'informatique, mais des jeux-mondes en ligne, de la géolocalisation et de l'Internet des objets ?
— Si Joyce a indiscutablement thématisé une histoire de l'écriture comme technique, comment réévaluer les écritures joyciennes du lieu et de l'espace à l'aune des technologies numériques ?
— Quelle est la pensée joycienne du réseau ?
— Puisque mon exposé se veut aussi un travail préparatoire à la mise en place d'un « laboratoire de psychogéographie » à Saint-Gérand-le-Puy, petit village de l'Allier où Joyce passa avec sa famille l'année 1940, quelles « clefs des champs » forger pour rouvrir les livres du citadin Joyce ?
— Enfin, comment extrapoler à partir de la psychogéographie joycienne à l'heure où le numérique permet d'imaginer, de tramer, une « urbanité rurale » (Stiegler), concept-clé des nouvelles décentralisations ?
Je ne pourrai pas bien sûr dans le temps et sous la forme d'un exposé apporter à ces questions des réponses complètes. Il s'agira essentiellement, pour moi, d'argumenter la puissance et l'actualité des modèles constructifs soutenant les jeux cartographiques d'Ulysse. J'en dégagerai quatre, chacun portant moins sans doute l'outil qui remplirait la boîte à outils qu'un défi spéculatif. Quatre modèles donc, interdépendants dans l'architecture du roman, comme autant de réponses possibles à la question qui occupera le colloque : « Quels imaginaires ? ».
I.– Le trajet-tracé (drame ambulatoire et langage des flux)
Le jeu cartographique dans Ulysse est porté principalement par une forme ou une technique : le fameux « monologue intérieur », dont je noterai en passant qu'il fait signe vers le nouvel immersionisme cinématographique/vidéoludique. Je rapporterai alors la poétique du « stream of consciousness » à la définition par Bloom-Ulysse comme « language of flows », langage des flots ou des flux, tel qu'aujourd'hui le numérique le réoriente, l'amplifie ou le brouille.
Le succès des applications de géolocalisation, en annonçant l'appareillage numérique des pratiques de déambulation, commande une nouvelle écriture du drame ambulatoire (confer Théophile Gautier sur la féérie théâtrale). Je montrerai notamment en quoi Ulysse peut nous aider à penser la place du « machin » (Baudrillard) dans la grande machine de fiction et à étoffer ainsi une pharmacologie de l'inquiétante traçabilité numérique.
II.– La simultanéité (somewhereelseness et mémoire totale)
L'écriture du « temps réel » (orienté ou successif) compose dans Ulysse avec un « effort vers la simultanéité » (Hermann Broch), simultanéité dont je montrerai qu'elle est proprement le temps prophétique (le prophétisme n'étant pas essentiellement une futurologie).
Après avoir suggéré que le plaisir de la somewhereelseness ( ce « Quelque part au même moment » dans Ulysse) peut être mis au principe des jeux ambulatoires à venir, je rappellerai que le simultanéisme joycien s’inscrit dans une histoire de l'« éternalisme » romantique (Poulet), fondé sur l'idée de conservation intégrale du passé. Nous pouvons aujourd'hui en effet reprendre et déplacer ces spéculations théologico-psychophysiologiques des romantiques anglais sur la mémoire totale du côté des psychotechniques.
III.– Le palimpseste (bi-plans et milieu mixte)
L'auteur d'Ulysse a mis en œuvre une conception opératoire du palimpseste cartographique. Son concept de « bi-plan » peut qualifier le travail de « projection cartographique » (Michael Seidel) qui accompagne le parallèle homérique. Je rapprocherai ce travail des opérations de hasard surréalistes, qui marquent le début d'une tradition expérimentale dans laquelle s'inscriront les situationnistes avec la dérive.
Ulysse n'en porte pas moins une « exigence d'intégration » constructive (Eco), qui suppose elle-même une visée réaliste ou descriptive. L'art numérique peut, à mon sens, faire siennes cette exigence et cette visée, en imageant la mémoire stratifiée et les pratiques quotidiennes du territoire conçu comme « milieu mixte, technique et géographique à la fois » (Simondon). En dépend la mise en place du formidable « système de soin » que porterait un atlas contributif de « cartes mentales ».
IV Le corps prophétique (matrices et patrimoines)
Je discuterai enfin la grande hypothèse visionnaire d'Ulysse, la Ville-Corps étendue aux dimensions de l'univers, dont le corps-monde (et texte-toile) de l 'épisode « Pénélope » est l'avatar final. On y vérifiera que le corps commun (Deligny) ou corps utopique (Foucault), comme parousie possible – je veux le croire – des hétérotopies réticulaires, est bien pour Joyce celui du Livre, « expansion totale de la lettre » (Mallarmé).
Je marquerai enfin le rôle déterminant du motif de la « chaîne des générations » (André Neher) dans Ulysse, en rapportant le nœud narratif du livre, soit la tentative d'adoption de Dedalus-Télémaque par Bloom-Ulysse, au prophétisme pervers de James Joyce. L'effet de réseau est appelé par les économistes « externalité d'adoption » : adoption du territoire (par le nouveau système technique) et adoption par le territoire (du nouveau système technique) sont bien désormais les enjeux politiques de la psychogéographie.
Adrien Malcor