C'est à cette forme qu'on a donné, en France et peu après la publication de Ulysses, le nom de «monologue intérieur». On pouvait prévoir qu'une forme qui permettait d'atteindre si profondément dans le Moi le jaillissement de la pensée et de la saisir si près de sa conception séduirait les écrivains•les plus persuadés de la nécessité de « suivre la nature » — et c'est ce qu'on a pu voir chez les jeunes écrivains de langue anglaise, ou connaissant l'anglais, qui ont été les premiers à lire Ulysses.
En 1920 je lus ce qui avait paru de Ulysses dans The Little Review, et, peu de temps après, j'eus le privilège de causer longuement, et à plusieurs reprises, de cet ouvrage avec James Joyce lui-même, qui en achevait alors les derniers épisodes. Et c'est ainsi qu'un jour il me dit que cette forme avait déjà été employée, et d'une manière continue, dans un livre d'Édouard Dujardin, publié en pleine époque symboliste et antérieur de près de trente ans à la composition d'Ulysses : Les lauriers sont coupés, livre dont le titre seul m'était connu, livre négligé de la plupart des lettrés de ma génération, et beaucoup moins lu que L'initiation au péché et à l'amour, généralement considéré comme la principale contribution d'Édouard Dujardin au roman français. « Dans Les lauriers sont coupés, me dit Joyce, le lecteur se trouve installé, dès les premières lignes, dans la pensée du personnage principal, et c'est le déroulement ininterrompu de cette pensée qui, se substituant complètement à la forme usuelle du récit, nous apprend ce que fait ce personnage et ce qui lui arrive… Du reste, lisez Les lauriers sont coupés. »
Quelque temps s'écoula avant qu'il me fût possible de me procurer un exemplaire du livre d'Édouard Dujardin et de le lire. Quand je le lus enfin, je constatai qu'en effet Les lauriers sont coupés, bien que totalement différent, par l'esprit et par le style, de l'ouvrage de James Joyce, devait être considéré comme une des sources formelles d'Ulysses. Mais surtout je fus stupéfait de penser qu'un tel livre, d'une valeur littéraire si évidente, et qui contenait toute la technique d'une forme nouvelle, séduisante, riche en possibilités de toute sorte, capable de renouveler le genre « roman » ou de s'y substituer complètement, avait pu demeurer inaperçu pendant de si nombreuses années, ignoré des artistes sur lesquels il aurait pu avoir une influence féconde, inconnu des imitateurs habiles et des vulgarisateurs qui auraient pu s'emparer de la formule nouvelle, l'adapter aux goûts du grand public, la mettre à la mode — faire, enfin, ce qu'Édouard Dujardin, artiste trop sincère, trop difficile envers lui-même, trop respectueux de sa vocation pour exploiter sa trouvaille et commercialiser son art, n'avait pas daigné faire.
[…]
Nous avons dit que, même avant qu'Ulysses eût paru en volume, la forme « monologue intérieur » avait été imitée, ou mise en oeuvre, à la suite de James Joyce, par quelques jeunes écrivains de langue anglaise ou connaissant l'anglais. En 1923 paraissait à Paris (The Three Mountains Press, éditeur) un essai historique (littéraire) intitulé The Great American Novel, par William Carlos Williams, écrit sous la forme du monologue intérieur. Dans le corps de cet ouvrage l'auteur reconnaissait qu'il empruntait cette forme à James Joyce, et il ajoutait, avec une nuance ironique : « Quelle perte ce serait pour la littérature si les Français ne connaissaient Joyce que dans dix ans ! »
Dans un compte rendu de The Great American Novel, donné la même année à La Revue Européenne, je relevai cette exclamation de W. C. Williams, en disant qu'un certain nombre d'écrivains et de lettrés français connaissaient Joyce et que la forme du monologue intérieur, comme Joyce lui-même me l'avait fait remarquer, avait été employée pour la première fois dans le livre d'Édouard Dujardin Les lauriers sont coupés, publié en 1887. Ainsi, je rétablissais la vérité sur un point d'histoire littéraire et revendiquais justement en faveur d'un écrivain français l'honneur d'avoir été le premier à employer une forme qui jouissait d'une grande faveur auprès des jeunes écrivains des États-Unis.
Ensuite, et comme un post-scriptum ou une parenthèse dans le corps de cet article, je disais que cette forme, inventée par un romancier français, adoptée dans un ouvrage déjà célèbre par un écrivain irlandais, et qui était en train de connaître une grande faveur en Amérique, était probablement destinée à jouer un rôle important dans les prochaines productions de toutes les littératures européennes. Simple hypothèse basée sur l'analogie et sur la connaissance de la tradition et de ses tendances générales ; tentative pour prévoir l'histoire littéraire du lendemain ; sorte de pari que faisait le critique avec lui-même. Ainsi, je disais que, si cette hypothèse se vérifiait, les livres écrits sous d'autres formes que le monologue intérieur paraîtraient, pendant un certain temps, « démodés», (mais « paraîtraient » seulement, et « démodés » entre guillemets, démodés pour les lecteurs peu lettrés qui introduisent la notion absurde de mode et d'actualité dans les questions littéraires).
Cette partie de ce compte-rendu a été inexactement interprétée, et on m'a représenté comme un partisan du monologue intérieur, comme un homme persuadé de la supériorité de cette forme sur d'autres formes, ce qui est très loin de ma pensée. Je croyais et je crois encore que le monologue intérieur sera adopté par un grand nombre d'écrivains d'avant-garde en France et hors de France, comme il l'a été aux États-Unis après la publication d'Ulysses, et je crois aussi que cette forme, tombant aux mains d'écrivains médiocres, se verra tôt ou tard discréditée, mais qu'alors les bons ouvrages qui auront été écrits en monologue intérieur survivront à ce discrédit, à cet abandon d'une forme — exactement comme Racine survit à la tragédie classique.