Analysant Ulysse et portraiturant son auteur, Svevo se défend de faire œuvre de critique : « En tant que lecteur naïf, j'ai seulement tenté de vous communiquer mon admiration. » Il estime que « Joyce, comme il le dirait lui-même, a tiré Dedalus de sa poche, tandis qu'il a dû aller chercher Bloom dans le vaste monde. La froideur impersonnelle avec laquelle est décrit Dedalus se transforme en froideur cruelle. Ce qui a fait soupçonner qu'il y avait chez Joyce un ferment antisémite dont je ne crois pas, s'il existait vraiment, qu'il ait réussi à prospérer ». Dans sa préface, Dino Nessuno précise ce point sensible : « C'est surtout en l'initiant au judaïsme que Svevo allait faire germer chez l'écrivain irlandais les prémisses d'Ulysse, comme en attestent les trois lettres qu'il écrivit à son frère Stanislaus, fin 1906, peu après sa rencontre avec l'auteur triestin. Joyce ne cessait en effet de questionner Svevo sur le judaïsme et les juifs en vue de la composition du personnage de Leopold Bloom. Richard Ellman, dans sa monumentale biographie de l'écrivain irlandais, faisait remarquer que la différence d'âge entre Bloom et Dedalus était la même que celle entre Svevo et Joyce. […] Harry Levin, qui publiera la correspondance entre les deux hommes, soulignera les affinités entre “ces deux citoyens paradoxaux de Cosmopolis, ces deux sans-patrie dont l'univers s'encadrait dans les limites d'une ville”. Apatrides, Svevo et Joyce l'étaient en effet, puisque Trieste était sous le joug austro-hongrois de la même manière que Dublin était sous celui de l'Angleterre. »
Svevo évoque ainsi le style de Joyce : « Son oreille est celle du poète et du musicien. Je sais que, quand Joyce a écrit une page, il pense avoir tracé une parallèle à une page musicale qu'il aime. Cette idée […] atteste de son désir de lier musique et littérature. Il est d'ailleurs éclectique dans ses goûts musicaux. Il écoute les classiques allemands, la musique italienne ancienne, la musique populaire, Richard Wagner ainsi que nos compositeurs d'opéras depuis Spontini, et les Français jusqu'à Debussy. […] Dans la culture de Joyce, il y a une inclination vraiment italienne, peut-être plus accentuée par le désir, vif à certaines périodes de sa vie, de se sentir moins anglais. Dans Ulysse, quand ça lui semble nécessaire, il use librement de notre langue en laissant le soin au lecteur de se procurer un dictionnaire d'italien. »
Au sujet de l'influence de la psychanalyse sur l'œuvre joycienne, Svevo est formel : « La pensée de Sigmund Freud n'est pas parvenue à temps à Joyce pour le guider dans la conception de son œuvre. […] Cette pensée des protagonistes qui nous est communiquée à l'instant même où elle se forme, incohérente, dans un esprit soustrait à tout contrôle, n'est-elle pas emprunté à la psychanalyse ? La participation d ela psychanalyse est exclue parce que Joyce lui-même a précisé chez qui il avait appris pareille technique. Ses propos suffirent même à conférer quelque célébrité au vieil Édouard Dujardin qui l'avait appliquée trente ans plus tôt [dans son roman Les lauriers sont coupés]. […] Je l'avais quitté ignorant de la psychanalyse ; je l'ai retrouvé en 1919 en pleine rébellion contre elle, une de ses fières révoltes avec lesquelles il se débarrasse de ce qui gêne sa pensée. »
Il souligne par ailleurs « l'absence d'analogie avec l'œuvre de Proust » : « Chez Proust, la réalité devient science. Chacun de ses personnages est étudié dans ses origines et dans ses organes. Il n'y a, en revanche, pas la moindre trace d'une telle étude chez Joyce. L'autre, le lecteur, peut s'en charger dans la mesure où la créature lui a été confiée tout entière. »
Enfin, par petites touches, le Triestin dresse un portrait contrasté de son ami irlandais : « [Sa] vie eut pour loi une solitude aristocratique. Tant d'indépendance et, pour parler plus franchement, tant d'arrogance l'ont toujours mené sur des chemins qu'il a empruntés seul, sans être jugé ni retenu par quiconque. […] Joyce est le rebelle par destin. […] Joyce aime imposer à son inspiration des liens et des chaînes. Lui, le fantasque et le rebelle, il est un véritable adepte de la discipline, d'une discipline cependant fantasque et rebelle. »
Alain Daudier