L’œuvre de James Joyce est traversée de part en part par ses lectures et appropriations de la Bible, depuis les premiers textes autobiographiques qui narrent la rébellion du jeune esthète contre l’Église catholique irlandaise jusqu’à la somme complexe que constitue Finnegans Wake (1939). Ce livre aux ambitions énormes se donne comme une Bible parodique truffée de pastiches du texte saint. Le critique James Atherton a estimé qu’il n’est pas une page de Finnegans Wake (FW) qui ne comporte au moins une allusion biblique. Si l’on a beaucoup écrit sur les rapports complexes de Joyce au catholicisme, un relevé exhaustif de ses emprunts à la Bible n’a pas été encore donné. Quelle que soit l’opinion qu’on peut se faire du catholicisme résiduel de Joyce qui, tout en ayant rejeté la religion de son enfance vers quatorze ans à la suite d’une crise sexuelle et spirituelle, continua toute sa vie à assister au service de Pâques, il est indéniable que l’ensemble de son œuvre s’inscrit dans un rapport fort au texte biblique.
Il faut noter un fait curieux : c’est presque toujours la Bible protestante, l’officielle King James version (KJV ; la « Bible du roi Jacques ») que Joyce cite, très rarement la Bible catholique dans la version anglaise dite de Douay. Faut-il en déduire un crypto-protestantisme greffé au thème central de l’hérésie chez Joyce, comme le fait Roy Gottfried ? Il semble plus raisonnable de penser que Joyce travaillait sur la langue avant tout, préférant une version plus poétique et idiomatique à la fois, afin de retrouver de l’intérieur l’une des ressources stylistiques majeures de la langue anglaise. Ainsi en 1899 voit-on Joyce, déjà libre penseur et inscrit à l’université catholique de Dublin, recopier à la main la totalité de l’Apocalypse de saint Jean selon la KJV. Est-ce pour préparer ses premiers essais, qui tournent autour des rapports entre la littérature et la vie et rendent hommage au théâtre novateur d’Ibsen, ou bien pour entamer son autobiographie en gestation, inspirée par une mystique radicale ? Il garde pourtant le titre catholique (Apocalypse de saint Jean et non le terme usuel Revelation) pour ces soixante-quatorze pages calligraphiées, sans doute plus exercice stylistique qu’exercice spirituel. Joyce se fait littéralement « la main » avec la Bible anglaise autant qu’avec les passages qu’il mémorise de Walter Pater, de Gabriele d’Annunzio, ou du cardinal Newman. Il est déjà question de réconcilier la Vie (objet des tentatives réalistes et naturalistes) et l’Imagination (après Dante*, ce seront trois protestants aux positions « contraires », Blake*, Shelley, et Yeats*, qui lui serviront de guides en la matière).
C’est pourquoi, dans une lettre de 1902, Joyce insiste sur sa « foi » paradoxale, alors même qu’on le décrit comme un incroyant : « Je vais me mesurer aux puissances du monde. Tout est instable sauf la foi de l’âme, qui transforme les choses et illumine leur inconstance. Et, bien que j’aie été chassé de mon pays comme un incroyant, je n’ai encore rencontré personne qui ait une foi égale à la mienne. »
La question de l’objet exact de cette foi se reposera dans Ulysses, 1922 (Ulysse) ; on y rencontre Stephen Dedalus, qui n’a certes pas perdu sa foi en lui-même et dont l’éducation consistera à apprendre à négocier avec l’«Autre » : « Je crois, Seigneur, aide mon incroyance. Est-ce à dire aide-moi à croire ; ou aide-moi à ne pas croire ? Qui vous aide à croire ? Egomen. Qui, à ne pas croire ? L’autre type. » En citant de manière ironique la formule tirée de Marc (9, 24), Stephen révèle qu’il a bien assimilé les évangiles, quitte à s’identifier comme Joyce à un « Jésus saignant » ou à tirer parti des ambiguïtés d’un texte qu’on peut toujours retourner contre lui-même.
Quant à cet Autre qui incite à l’incroyance, il en fera la rencontre avec Bloom, ce Père symbolique de l’épopée homérique. C’est aussi un « Juif » non essentialiste (il n’est pas circoncis et sa mère n’était pas juive), tiraillé entre la foi de son propre père venu de Hongrie et sa résistance courageuse à l’intolérance sectaire des Dublinois catholiques et nationalistes. Les derniers épisodes du roman montrent la rencontre passagère entre un faux « jésuite » perverti (Stephen) et un « Moïse » rationaliste et sceptique (Bloom). L’esprit pratique de ce dernier n’exclut pas les visions utopiques, voire eschatologiques, comme lors de l’« hallucination » de Circé, qui le voit fonder une « nouvelle Bloomusalem » à la place de Dublin.
Il n’est donc pas étonnant que l’exemple fourni par Stephen de ses capacités de littérateur, mis à part un quatrain improvisé, se limite à une parabole qui évoque autant l’évangile que le Nietzsche* de Zarathoustra. Sa Parabole des Prunes, ou Vue la Palestine prise du mont Pisgah, narre l’ascension de la colonne Nelson par deux vieilles filles qui, une fois au sommet, crachent leurs noyaux à travers les barreaux. Quel que soit le sens exact de cette allégorie désenchantée, elle renoue avec la parcimonie critique des nouvelles de Dubliners, 1914 (Dublinois ou Gens de Dublin), qui toutes hésitent entre naturalisme et symbolisme pour dénoncer catégoriquement la stérilité de Dublin.
Le trajet du lecteur de Dublinois se concluait le schéma initial avec La Grâce, franche parodie du catholicisme irlandais, et commençait avec Les Sœurs, histoire dans laquelle le héros, jeune enfant, est troublé lorsqu’il découvre la mort de son guide spirituel, un vieux prêtre paralytique, démissionnaire et sans doute pervers. Avec cette histoire, véritable initiation à l’herméneutique joycienne, le lecteur apprend à naviguer dans des réseaux de signes obscurs qui sont tous des symptômes d’une paralysie généralisée. La simonie explique à la fois la chute de Charles Parnell (l’homme politique irlandais adoré de Joyce et de sa famille), la perte des idéaux du premier christianisme et la veulerie d’une culture rabaissée face aux avantages matériels offerts par l’envahisseur britannique. C’est ce que Joyce appelle « simonie », cette perversion du sacré que l’on doit lire dans un « gnomon », selon un jeu d’ombres ou de hachures dans un carré sémiotique. Comme l’a rappelé Gottfried, le terme de « gnomon » n’est pas sans évoquer l’étymologie de « gnostique », ce qui suggère un « savoir » qui rejette toute orthodoxie et se définit volontiers comme hérétique ou schismatique.
La Grâce se conclut de manière ironique avec le sermon du Père Purdon (son nom évoque moins le « pardon » qu’une rue mal famée, donc la prostitution). Ce sermon clôt la retraite à laquelle ses amis ont réussi à entraîner le « pécheur » repenti Tom Kernan. Sa chute initiale était due à l’ivresse, après quoi le groupe des Dublinois respectables tente de le ramener dans le droit chemin. Dans cette charge contre la complicité entre l’Église catholique irlandaise et les valeurs suspectes d’une bourgeoisie bien pensante, Joyce attaque la « simonie » dublinoise, c’est-à-dire la commercialisation du sacré. On atteint à l’apothéose simoniaque lorsque Purdon cite saint Luc : « Car les enfants de ce monde-ci sont plus avisés avec leurs semblables que les enfants de lumière. En vérité, je vous le dis : faites-vous des amis avec l’argent malhonnête afin qu’au jour où vous viendrez à mourir ceux-ci vous reçoivent dans les demeures éternelles. » (16, 8-9).
Le texte commente : « Le Père Purdon développa ce texte avec une sonore assurance. C’était, disait-il, l’un des textes les plus difficiles de toutes les Écritures à interpréter correctement. C’était un texte qui, aux yeux d’un observateur superficiel, pouvait sembler en contradiction avec la haute moralité prêchée par le Christ en d’autres endroits. […] C’était un texte adressé aux hommes d’affaires et aux professions libérales. » Le texte cité s’écarte quelque peu de la version habituelle (il faudrait lire « viendra à manquer » au lieu de « viendrez à mourir »), et surtout il est tronqué de manière révélatrice : en effet, Purdon omet de mentionner la conclusion sans appel : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. »
Pourtant, on aurait tort de réduire ce passage à une pure et simple caricature. Dans le contexte irlandais, l’étonnante louange d’un voleur est crucial : Jésus attaque les Pharisiens, gardiens intransigeants de la vieille Loi, ceux qui abhorrent l’idée d’être en dette car ils sont riches. Ils manquent de générosité, qualité essentielle selon Joyce. Leur rectitude exagérée est critiquée en termes économiques : les capitalistes de la foi nient toute dette, car ils croient la catastrophe finale impossible. L’intendant se montre généreux en réduisant les dettes des autres, car il attend en retour leur charité. Il mise sur la réciprocité humaine, ce qui entraînera le pardon de son maître, et rejette l’espoir d’une rectitude face à la loi. Sa grammatologie prudentielle réduit d’un trait de plume les dettes sans les abolir. Pour vivre avec la dette, il faut parier sur un rachat à venir. Ce serait un avenir noué à un événement passé, la venue du Christ, mais rejoué dans l’eschatologie de la fin des temps.
Cette critique à plusieurs niveaux (Jésus contre l’ancienne loi, Joyce contre les simoniaques de Dublin) informe plusieurs passages clefs de Finnegans Wake. L’un des mini-récits contenus dans le livre transcrit à sa manière la fable de Le Renard et les Raisins. L’histoire du Mookse et du Gripes met en scène la donation de l’Irlande par le pape Adrien IV, un Anglais, au roi d’Angleterre Henri II.
Le Pape, comme le fondateur de l’Église, est figuré par une pierre, tandis que les raisins secs de Dublin pendent d’un arbre. Ce passage du livre cite tous les papes à travers les prophéties de Malachie, et un dense paragraphe explore les termes des hérésies, surtout les concepts porteurs du schisme oriental, tous les termes russes et grecs qui ont séparé la théologie de Rome et celle de Constantinople. Joyce y reprend ainsi la question du Filioque, de l’hérésie monophysite, et revisite les multiples variations historiques au sujet de la consubstantialité et de la transsubstantialité. Dans Ulysse, Stephen se disait déjà proche de Photius, qui donna naissance au schisme oriental, ou encore de Sabellius, bref de ceux qui modalisaient les rapports trinitaires.
Joyce évoque ainsi la mort d’Arius l’hérésiarque : « Malchanceux hérésiarque. Dans un water-closet grec, il a rendu son dernier souffle : euthanasie. Ave la mitre aux cabochons et la crosse, installé sur son trône, veuf de sa chaire veuve, son omophorion roide retroussé, et le postérieur breneux. » Arius, on le sait, fut condamné pour hérésie par le concile de Nicée en 325. La légende, créée de toutes pièces par ses adversaires, lui attribue une mort peu glorieuse dans un cabinet d’aisance. Quel était son péché ? D’avoir nié la consubstantialité du Père et du Fils, faisant du Christ une simple créature du Père. Ce que l’histoire officielle ne dit pas, c’est que les thèses d’Arius eurent un écho considérable, et donnèrent le modèle de plupart des hérésies postérieures. Il semblait inconcevable, pour Arius, que le Fils puisse être de même substance que le Père divin ; tout au plus pouvait-il ressembler au Père par un effet d’homologie (homoiousios, signifiant « de substance semblable »).
Saint Augustin*, qui devait naître peu de temps après, avait bien compris la leçon lorsqu’il proféra « Inter urinas et faeces nascimur » : nous tous, humains, naissons entre l’urine et les fèces de notre mère. Voici pourquoi Augustin se devait de condamner l’hérésie d’Arius. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’évêque d’Hippone mourut alors que la ville était assiégée par des troupes de Vandales convertis à l’arianisme. Le débat théologique entre la consubstantialité et la transsubstantialité, entre la ressemblance et l’identité des substances, se trouve dévoyé si l’on y introduit la matérialité des corps. Il faudra le dogme de l’Immaculée Conception de la Vierge pour y mettre fin. Selon Joyce, le principe d’un engendrement maternel montrait que l’Église abandonnait sa « paternité mystique ». Cette problématique passe d’Ulysse aux arguties de Finnegans Wake, dont le passage cité précédemment renoue avec le savoir hérité des Jésuites puisqu’il réinscrit la maxime que Stephen appose sur ses devoirs et ses premiers poèmes, « Ad majorem l. s. d. ! Divi gloriam » (FW, 418.04) avant de le détourner pour explorer l’auto-engendrement par l’écriture. Dans une autre fable, la cigale imprévoyante s’affronte à la fourmi industrieuse (The Ondt and the Gracehopper, FW, 418.09-419.08). Joyce marque sa préférence tant pour le « gripes » que pour la sauterelle qui « espère avoir la grâce » (gracehoper se cache dans grasshopper, la mante religieuse) mais attend aussi la charité des autres.
Dans Finnegans Wake, le travestissement de l’évangile apparaît plus nettement au livre III. Il est porté par Shaun, faux Christ farcesque dont les sermons regorgent de lapsus comiques. La comédie se greffe toujours sur le rituel, chez Joyce, depuis le coup d’envoi donné à Ulysse par Mulligan qui psalmodie un parodique « Introibo ad altare Dei » dès la première page du roman. Tandis qu’Ulysse était conçu comme l’épopée de deux races, juive et grecque (en admettant, ce que Joyce croyait, que les racines des premiers Irlandais étaient sémitiques) — épopée effectuée par la superposition de l’Odyssée, bible païenne et poétique des Grecs, et du récit d’une journée de Leopold Bloom et de Stephen Dedalus à Dublin en 1904 —, Finnegans Wake explore le monde de la nuit et du rêve, ce qui oblige à entrer encore plus profondément dans le « cauchemar de l’histoire » entrevu par Stephen. Il fallait pour cela refondre l’anglais dans le chaudron indo-européen et inventer de toutes pièces un idiome syncrétique comme Dante avait su le faire pour sa Divine Comédie.
Joyce avait trouvé le moyen de réconcilier la Nouvelle Science de Vico au XVIIIe siècle avec les enseignements apportés par le père Marcel Jousse dans les années 1930. On sait que Joyce allait voir les récitations mises en scène par Jousse. Des jeunes filles psalmodiaient des passages de la Bible en se balançant rythmiquement. Pour Jousse, les prédications en araméen de celui qu’il appelait Rabbi Yéshoua proposaient un enseignement mnémotechnique dont le sens original était déterminé par la bilatéralité motrice du corps : il fallait mémoriser la parabole en une véritable « manducation de la parole ». Un des cours publics donnés Jousse à l’École des Hautes Études en 1937-1938, alors que Joyce terminait Finnegans Wake, était consacré aux « rythmes de l’Apocalypse johannique » qu’il interprétait dans le contexte du « style oral palestinien ». Jousse confirmait ainsi les premières intuitions de Joyce sur le rythme et le geste : la Bible, portée par un souffle vivant, recréait un drame mimétique qu’on pouvait ressaisir de l’intérieur. Il s’agissait de la repenser comme une liturgie au contexte historique précis mais à portée universelle, et non seulement comme un texte travaillé au plus près du signifiant par l’indécidable d’herméneutiques infinies.
À son frère Stanislaus, Joyce avait confié que le thème principal de Finnegans Wake était le péché originel. Dans Ulysse, le péché originel est nommé « agenbite of inwit », soit la « morsure de l’en-soi », ou encore le « remords de l’inconscient ». Dieu serait l’inconscient, un inconscient collectif traversant langues et cultures. Or, selon Atherton, Finnegans Wake donne un tour hérétique à cette problématique : en effet, à plusieurs reprises, et de manière très claire, la création du monde est dite identique au péché originel. Cela supposerait que Joyce n’aurait pas quitté les arcanes de la gnose, faisant retour vers des thèses manichéennes.
Pourtant, en dépit de son hérésie, ou bien à cause d’elle, la canonisation guettait son œuvre. Pendant le triste hiver de 1940, alors que Joyce et sa famille fuyaient la France [depuis Saint-Gérand-le-Puy (1)] pour se réfugier en Suisse, une des dernières sources de joie qui lui furent accordées vint d’un compte rendu flatteur de Finnegans Wake publié dans l’Osservatore Romano. Ce compte rendu catholique insistait sur la dimension spirituelle de son épopée. Joyce, qui avait suivi de près l’élection de Pie XII, pouvait penser qu’on l’avait sanctifié — il se nommait déjà lui-même « saint James Joyce » dans un poème de 1931 — ou bien intronisé « pape de la littérature moderne », ce qu’il devint en effet assez vite par la suite.
Jean-Michel Rabaté
* Atherton J., The Books at the Wake, London, Faber, 1959. • Balsamo G., Joyce’s Messianism, Columbia, U. of South Carolina P., 2004. • Gottfried R., Joyce’s Misbelief, Gainesville, U. of Florida P., 2008, 1959. • Mosley V., Joyce and the Bible, De Kalb, Northern Illinois U. P., 1967. • Schlossman B., Joyce’s Catholic Comedy of Language, Madison, U. of Wisconsin P., 1985.